Chronique du terrain vague, 14

Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 14
(La Gueule ouverte, 41, 19 février 1975)

Une gueule apoplectique
(Celle de l’espace français
qu’on bourre jusqu’à ce qu’il éclate)

1. La limite

La matière vraiment première de toute l’industrie, ce n’est pas le fer ou le pétrole mais le mètre et la seconde ; en ce domaine, tout effort pour inventer des ersatz ne fait que précipiter l’épuisement du stock. Nous sommes captifs de notre peau et du cercle de la terre, bien qu’on nous dise dans la presse que certains vont prendre l’air sur la Lune. L’Espace avec un grand E n’est pas l’espace des hommes, tout au plus celui de leurs machines téléguidées, autant le savoir si l’on veut tirer le meilleur parti du nôtre. Pas de problème économique, politique ou écologique qui ne se ramène à celui de l’espace. Pas de liberté qui ne passe dans la réalité sans un territoire à elle, qu’il s’agisse de l’individu ou de la société. Pas de citadin sans place ou rue qu’il arpente, pas de paysan sans pays. Pas de Prophète sans désert, ni d’homme libre sans quelque immensité où la vue puisse se déployer. Privé d’espace il crève.

Or s’il est vrai que le développement a augmenté la durée moyenne de la vie, il n’a pu le faire qu’en restreignant de plus en plus l’espace ; au temps des fusées et de la bombe H la terre n’a plus que quelques secondes de tour. Un homme de soixante ans l’a vue rétrécir à vue d’œil. Elle avait trois mois de circonférence en paquebot à sa naissance, elle n’a plus qu’une dizaine d’heures d’avion. Et cet espace se rétrécit d’autant plus qu’il devient espace pur, partout le même : pure étendue d’asphalte et de béton délimitée par des volumes géométriques. Car dans la mesure où se restreint l’espace, s’accroissent le contrôle et la pression sociale. Dans le cadre de frontières étatiques de plus en plus rigoureusement tracées, le cadastre des propriétés particulières devient de plus en plus minutieux. À l’origine l’espace marin et même terrestre était une « res nullius » donnée à tout venant, et en franchissant le vide des mers il était toujours possible à un peuple, à un individu pauvre ou persécuté de se tailler un royaume. Les exilés grecs pouvaient fonder des colonies quelque part dans une Grande Grèce, le puritain vaincu allait chercher la liberté en Nouvelle-Angleterre. Puis, quand cette Nouvelle-Angleterre une fois peuplée et civilisée devenait comme l’ancienne, le pionnier n’avait plus qu’à partir se bâtir une maison en rondins sur la nouvelle « frontière » qui n’était pas celle que tracent les bureaucrates du roi. Mais ce temps est fini depuis que Magellan a bouclé la boucle, et que les derniers explorateurs ont effacé les derniers blancs de la carte. Il n’y a plus un seul arpent sans maître, qui ne soit inscrit et dont l’usage ne soit défini par les lois. La force qui se déployait dans l’espace illimité reflue dans l’espace clos. Le trust et l’État se heurtent partout au trust et à l’État, leur impérialisme se tourne vers l’intérieur de leurs frontières. Après avoir annexé des continents, ils en sont réduits à contrôler l’hectare, le mètre puis le millimètre carré. Et quand le dernier micron sera exploité, on exploitera l’année, l’heure puis la seconde : ce n’est pas une vue de l’esprit, on vient de nous annoncer le PAT (plan d’aménagement du temps). Allons-nous nous laisser piéger ? Car un piège c’est un mécanisme – une organisation – dans lequel on est coincé.

2. La consommation ou destruction exponentielle d’espace  Lire la suite

« L’homme en son temps et son lieu »

version-imprimable-de-lhomme-en-son-temps

Bernard Charbonneau

L’homme en son temps et son lieu
(Article paru en septembre 1960
dans Foi et Vie)

Où se situerait donc l’homme, sinon au point où se rencontrent l’espace et le temps ? Qu’il ouvre les yeux de la chair sur son corps, et il se découvre au centre d’une étendue, qui le sépare et l’unit à la fois aux choses et à autrui. Et si ce regard, autour de lui jeté, est celui de la conscience, il se voit au départ d’une autre immensité qui fuit aussi de tous côtés : d’un temps illimité dont le passé et l’avenir sont les seuls orients. L’éclair qui distingua l’espace et le temps du chaos créa l’homme, et quand un homme les redécouvre, il se conforme au modèle divin. Et chaque fois qu’il les perd, chaque fois que l’espace et le temps lui manquent, l’homme englouti dans l’inconscience, la matière ou la masse, retourne à la confusion originelle.

Quand une personne s’éveille, quand Dieu illumine les ténèbres, alors se découvrent les dimensions élémentaires de la création, qui sont aussi celles de notre esprit. Avant l’acte divin, avant la pensée, il n’y a ni temps, ni espace : comme ils disparaîtront quand l’homme aura disparu dans le néant, ou en Dieu. Mais, en attendant, il nous faut vivre, prenant conscience, en même temps que d’eux, de notre condition humaine. Le moment est sans doute venu de nous interroger sur ces deux données, les plus élémentaires et les plus vastes, qui englobent tout le reste. Aujourd’hui, l’histoire nous traque ; tandis que l’espace humain se condense en un globe fini et surpeuplé, qui n’a plus que quelques heures – quelques minutes – de tour, il éclate aux dimensions de l’Univers interstellaire. Et, par ailleurs, si nous savons faire silence en nous, nous pouvons sentir le sol qui nous a jusqu’ici portés vibrer sous le galop accéléré d’un temps qui se précipite.

Allons-nous fuir l’angoisse d’un tel avènement en nous abandonnant les yeux fermés à ce vertige ? Ou bien, faisant front, choisirons-nous comme conscience et conquête cet espace et ce temps qui furent donnés à nos pères comme nature et raison ? S’il en est ainsi, nous choisirons d’avoir été créés hommes. Sinon, l’homme disparaîtra enterré vif dans un univers concentrationnaire, surpeuplé et surorganisé, où le temps et l’espace lui manqueront, tandis qu’il se dispersera dans un vide illimité, dépourvu de bornes matérielles, autant que spirituelles. Lire la suite