André Vitalis, préface à « La Société médiatisée »

Version imprimable de la préface à La Société médiatisée

Ce livre est l’œuvre d’un homme épris de liberté et d’égalité, qui voit ces valeurs qui lui tiennent le plus à cœur compromises par l’envahissement du quotidien des individus par les médias. La critique de ces derniers a déjà fait l’objet d’études parmi lesquelles sont signalées celles des Américains Lewis Mumford et Charles Wright Mills ou des Français Jacques Ellul et Jacques Piveteau[1]. La Société médiatisée se distingue de ces études au moins à deux titres. Tout d’abord, c’est un livre d’analyse à forte portée militante qui entend combler un déficit de réflexion du mouvement écologiste. Considéré comme la seule véritable opposition à la société actuelle, ce mouvement, surtout préoccupé de protection de la nature et de problèmes d’énergie, utilise les médias tels qu’ils sont, sans jamais envisager de les réformer. Or, si l’on veut changer la société, la priorité est de revoir complètement les dispositifs d’information et de communication existants pour en mettre en place de nouveaux. Cette réforme des médias doit être faite avant la réforme de l’État et de l’économie car elle seule peut permettre d’informer véritablement l’opinion sur le piètre état du monde et de la préparer aux nécessaires actions à entreprendre pour le réparer et le préserver. Les médias ne sont pas de simples intermédiaires neutres mais un gouvernail aux mains des intérêts dominants. Ils désinforment plus qu’ils n’informent, laissent une place toujours plus grande aux divertissements et aux messages publicitaires. Une mince pellicule de signes, de sons et d’images entoure désormais notre monde et porte atteinte à notre libre arbitre dans le choix des informations. Encombrés de représentations, nous n’accédons plus directement à la réalité. Pour prendre la mesure de cette situation, il s’agit donc d’examiner de plus près la nature des médias, leur fonction, leur évolution et leurs effets sur la société. Il s’agira aussi, après toutes ces investigations, de proposer des solutions, auxquelles plus de vingt pages sont consacrées.

Le second trait distinctif concerne la méthode d’analyse. Les nombreuses études scientifiques sur les médias, notamment aux États-Unis, sont d’emblée écartées car, sous prétexte d’objectivité, elles se contentent de décrire les phénomènes et se refusent à porter un jugement. C’est à partir de son expérience personnelle la plus quotidienne et d’une conscience soucieuse de liberté et d’égalité que Bernard Charbonneau mène sa recherche. C’est à l’aune de ces valeurs que sera examinée la signification des faits. Les exemples personnels seront pris souvent comme point de départ pour alimenter une réflexion qui peut emprunter aux études historiques et à la sociologie mais qui est surtout de nature philosophique, comme le montrent les questions posées : à quoi les médias servent-ils dans ma vie d’homme mortel ? Favorisent-ils le progrès humain ? Comment juger de l’objectivité des informations et faire la part entre le certain et le probable ?

Malgré l’importance de l’économie et des techniques dans notre société, en donnant comme titre à son livre La Société médiatisée, Charbonneau choisit de la caractériser à partir de la nature de son information et de sa communication. À cet égard cette société voisine avec « la société du spectacle » et « la société de surveillance », sociétés où l’information joue également un rôle essentiel. Ce qui définit la société médiatisée est la place démesurée qu’a prise en son sein l’information indirecte. À travers les médias, une élite au pouvoir composée de scientifiques, de financiers, de politiques et de journalistes, s’adresse à la population pour l’informer et la divertir dans le sens de ses intérêts. Cette information indirecte divise la société en deux groupes mais est en même temps un liant qui comme les mythes ou la religion autrefois, assure un minimum de cohésion à une société qui sans elle, exploserait.

La société médiatisée se met en place au milieu du XIXe siècle avec l’industrialisation de la presse. Elle n’a pas cessé d’évoluer et de se perfectionner avec la radio puis la télévision. Charbonneau a parfaitement conscience que son développement va se poursuivre et que les médias vont occuper la totalité de l’espace-temps humain. Il constate que l’on est passé de la radio à la télé et que l’on va passer de la télé à X. X est bien évidemment Internet, média des médias qu’il n’a pas connu et qui nous introduit dans un nouveau monde de l’information où le récepteur se voit reconnaître un statut d’émetteur. Malgré de nouvelles pratiques qui favorisent l’expression personnelle, notamment sur les réseaux sociaux, ce nouveau monde reste cependant un monde médiatisé où l’information indirecte reste prédominante. Internet n’a pas détruit les anciens médias et a donné naissance à des centrales d’informations mondiales qui, à l’aide des techniques de profilage, nous inondent de publicités et sont appelées, suite aux nombreux dérapages sur le réseau, à assurer le contrôle de tous les contenus qui y circulent.

 Ce livre écrit au milieu des années 1980, qui dénonce cette médiatisation de l’information, n’a pas été édité. Il faudra attendre dix ans et la crise sociale de 1995 pour voir remettre en cause le fonctionnement médiatique, avec la création d’associations de critique des médias et la publication de livres comme celui de Pierre Bourdieu sur la télévision[2]. C’est également dans ces années-là que Paul Virilio propose au mouvement écologiste d’ajouter, au souci d’une écologie verte préoccupée par l’équilibre du milieu naturel, celui d’une « écologie grise » qui s’intéresserait aux pollutions des représentations, des perceptions et des distances consécutives à l’usage de plus en plus intensif de techniques de communication et de télécommunication  et à la généralisation de l’information en temps réel[3].

L’appropriation d’Internet par le grand public dans les années 1990 change la donne. La réflexion critique a du mal à évaluer les bouleversements qu’elle provoque et intervient souvent après que des scandales ou des événements imprévus se sont produits, comme dans le cas de l’affaire Cambridge Analytica ou, plus près de nous, des usages de Facebook par les Gilets jaunes. Les analyses proposées dans cet ouvrage, qui ne s’intéresse pas à un média particulier mais à tous les médias, peuvent aider à cette réflexion grâce notamment aux notions phares qu’elles mettent en avant : celle d’information désinformante, celle de gratification compensatoire ou encore, celle de média « bio ».

À l’heure d’Internet, des faits alternatifs, des bulles de filtrage et des complots de toutes sortes, l’information désinformante a pris une telle ampleur qu’il n’est plus besoin d’en être averti. C’est devenu une évidence. Il en est de même dans les régimes autoritaires où la liberté d’information et de communication n’existe pas et où seule la propagande et ses mensonges ont droit de cité. Cette notion conserve tout son intérêt dans les pays démocratiques où l’information des médias classiques est présentée comme un bien commun objectif, indispensable à un fonctionnement démocratique qui suppose une bonne connaissance des réalités du monde par les citoyens. C’est grâce à ces informations que ces derniers pourront se faire une opinion et agir en conséquence. Cette présentation est trompeuse. Elle ne dit rien sur la production de ces informations et sur les intérêts des divers acteurs qui y participent, en premier lieu les journalistes. Une enquête très serrée est menée, détaillant tous les éléments qui compromettent l’objectivité annoncée. Parfois, paradoxalement, c’est le manque d’informations qui fait apparaître des partis pris et des points de vue contestables, comme le silence des médias sur les dégâts du « progrès » pendant les Trente Glorieuses. Le cas de la transformation de l’agriculture en industrie agro-alimentaire, étudié en détail, est particulièrement significatif.

Par le biais d’informations superficielles et spectaculaires et surtout de divertissements et de jeux, les médias offrent à leur public des gratifications compensatoires. Ce public compense dans l’imaginaire les contraintes et les frustrations qu’il subit dans la réalité. Il s’évade un instant de sa condition. Le temps passé devant les écrans augmente sans cesse et les produits offerts se multiplient avec les séries, les chaînes d’information continue, les forums de discussion, les jeux vidéo… Est produite une anti-réalité dont sont étudiés les dangers ainsi que les processus de désocialisation/resocialisation qui sont à l’œuvre.

La notion de média « bio » fait référence à une information et une communication directes et vivantes qu’il s’agit de préserver voire de reconquérir. Cette notion est centrale et sous-tend de nombreux développements. Alors que l’on a l’habitude d’entendre louer les prodiges de la technique, pour une fois, on entend louer les prodiges d’une faculté proprement humaine, à savoir la parole. Dans son éloge de cet incomparable média humain, Charbonneau rejoint son ami Ellul auteur de La Parole humiliée[4] et un essayiste comme George Steiner qui dans son livre Présences réelles[5]l’évoque avec la même puissance poétique.

Ce premier média qui rend la communication vivante est menacé dans la société médiatisée. Il faut le privilégier et se montrer toujours méfiant à l’égard des informations indirectes. Les autres médias ne présentent pas le même intérêt que la parole mais on peut cependant y avoir recours par rapport à des finalités précises. La parole vivante perd de sa qualité lorsqu’elle est consignée dans un écrit mais ce dernier offre par ailleurs d’autres possibilités. Chaque média présente des avantages et des inconvénients. À cet égard, une récente approche médiologique centrée sur la logique des médias a fait progresser les connaissances, comme Jack Goody pour l’écrit, Elisabeth Eisenstein pour l’imprimé ou Neil Postman pour la télévision[6].

L’engagement personnel et les questions posées donnent toute sa force à ce livre. Même si les études sociologiques attribuent davantage de pouvoir au récepteur des médias qui peut aujourd’hui devenir en ligne un émetteur, la plupart des analyses sur les dangers des informations indirectes restent toujours valables à l’heure d’Internet.

Sur le plan militant, l’idée qu’un changement social demande au préalable un changement de médias est une idée essentielle qui, pour le moment, n’a pas obtenu dans le mouvement écologiste l’attention qu’elle mérite. Si on partage cette idée, les nombreuses réformes proposées pour « démédiatiser la société » et laisser toutes leurs chances à une information et une communication directes sont toujours d’actualité.

Notes

[1]  L. Mumford, Le Mythe de la machine, 1966,  trad. Fayard, 1974, rééd. Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2020 ; C.W. Mills, L’Élite au pouvoir, 1956, trad. Agone, 2012 ; J. Ellul, Propagandes, A. Colin, 1962 ; J. Piveteau, L’Extase de la télévision, Insep éd., 1984. 

[2]  P. Bourdieu, Sur la télévision,  Raisons d’agir, 1997. 

[3]  P. Virilio, La Vitesse de libération, Ed. Galilée, 1995.

[4]  J. Ellul, La Parole humiliée, Le Seuil, 1981.

[5] G. Steiner, Présences réelles, Gallimard, 1991.

[6] J. Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, 1977, trad. éd. de Minuit, 1979 ; E. Eisenstein, La Révolution de l’imprimé : à l’aube de l’Europe moderne, 1983, trad. La Découverte, 1991 ; N. Postman, Se distraire à en mourir, 1985, trad. Fayard, 2010.

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