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Bordeaux avant et après
l’invasion automobile
(Extrait de l’ouvrage Le Changement, 1990)
Il s’agit de Bordeaux, une des grandes villes françaises, moins développée ces dernières années que Toulouse ou Grenoble. Avant la guerre, en plein centre, chats et chiens continuaient de circuler et de vivre dans la rue devant la Grande Poste. Les vivants imposaient leur rythme aux machines, non le contraire. Pas question de réagir au rouge et au vert, l’on empruntait à son gré les premiers passages cloutés ; la ville n’était pas encore un labyrinthe de signes livré à d’innombrables Minotaures. Sauf à la sortie de midi et du soir, le ronflement de la circulation n’empêchait pas d’écouter les paroles du voisin. Et le dimanche, au lieu d’être un désert abandonné aux clochards, le centre était animé par une foule de piétons endimanchés. Si vous vouliez sortir de ville, à une demi-heure à pied, un quart d’heure de vélo, vous atteigniez le premier pré ou bois non clôturé. La ville elle-même en bien de ses quartiers restait campagne, seulement plus peuplée, et dans le vieux Bordeaux sordide. Dans le quartier des bordels, sur une place entourée d’arbres et d’échoppes, chiffonniers et gitans écoulaient à bas prix des vieilleries qui n’étaient pas encore des antiquités. Le prolétaire ou l’étudiant désargenté pouvait satisfaire son appétit sa gourmandise à même le bois de « Chez Marthe » en attaquant un civet de lapin ou une tranche d’alose grillée. Le menu et les prix étaient inscrits à la craie sur une ardoise, et chemineaux, souteneurs et jeunes bourgeois fraternisaient le nez dans leur assiette. Dehors les moineaux piaillaient dans les platanes, dominant le brouhaha des conversations. Passons sur le vin qui n’était pas « de table » mais de quelque coin du Médoc ; faute d’appellation, son contrôle, le peuple bordelais l’exerçait dans sa bouche. À la nuit, dans le silence des rues juste interrompu par le passage d’une auto, l’on descendait en discutant sous la lune avec un ami vers les quais du grand fleuve. La lumière électrique éclairait pavés et trottoirs vides. Nulle grille n’isolait Bordeaux de son port et de cargo en paquebot on allait enjambant les amarres et passant sous les grues. Au large, les morutiers étaient encore ancrés. On s’arrêtait pour regarder un pêcheur lever un carrelet où brillait une gate. Majestueuse, la ville épousait l’ample courbe que remontaient mer et mouettes.
Aujourd’hui, le port de la Lune est englouti. Il n’a pas sombré lentement dans le temps comme le fait toute cité, il n’a pas insensiblement changé plus lentement qu’une vie d’homme. Tel Ys, il a coulé à pic, laissant les survivants se débattre en un déluge de bagnoles. Il n’y a plus de Grande Poste, le courrier s’est développé, à défaut d’être plus sûr et rapide. Les sens uniques – et non les rues – ne sont que des stands de tir balayés par des projectiles. Pas question de se risquer sur la chaussée, au feu l’ordinateur dicte l’instant de passer. Plus d’êtres vivants, de la tôle, des moteurs, des pneus. La nuit n’est qu’un désert où sifflent les météores. Même sur les trottoirs, les autos occupent la ville, perdue dans la brume de leurs fumées corrosives et puantes. Elle n’est plus qu’un hall d’usine qu’on traverse muet ou captif d’une cellule vibrante. Le dimanche on la fuit vers Arcachon ou Gourette où la ville, implacable, vous attend. Et à Bordeaux soudain le vide succède au plein. Mais sans arrêt le changement change, la municipalité a créé trois rues où les piétons piétonnent. Elle entreprend de rénover la vieille ville où le blanc succède au noir des murs, en attendant que la bagnole les patine.
Où suis-je, quel bombardement a rasé Mériadeck, remplacé par ces containers tombés de la lune ? Ce qui s’étalait sur le pavé est « mis en valeur » à la vitrine des antiquaires, et à midi le fast-food du snack remplace les sardines grillées de l’ardoise de « Chez Marthe » : plus de bois, du plastique. Plus de misère, de gitans crasseux, de cavernes roses où s’exposaient les putains, plus de platanes ni de fontaine. De l’asphalte et du parking, du béton tiré à la règle, ou moulé ou colorié pour faire gai. Des tours, des autos, des feux ; encore des feux, des autos, des tours. Rien d’autre. Il est trop tard, personne sur le trottoir à qui demander où je suis. À midi autant fuir la terrasse du Régent où l’on ne s’entend plus. Qui songerait à flâner dans ces voies béantes où plongent des engins ? Plus question de retrouver le fleuve et ses navires sur les quais, le Port autonome l’a enfermé dans des grilles, devant lesquelles ronfle un autodrome à quatre voies.
Comment sortir, sinon en se bloquant dans sa machine ? Chaque année l’agglomération, semble-t-il illimitée, s’étend plus loin, poussant ceux qui la fuient à l’étendre encore plus loin. Là où la ligne des pins soulignait l’horizon, le mur de béton barre la vue. Et l’autoroute interdit la traversée. Qu’est devenu le pré entre les chênes, la jalle blonde où se plonger ? Dans la lande éventrée un torrent gris gronde entre des rectangles inondés frangés de dépotoirs. L’on redémarre et l’on fonce le long du grillage du C.A.R. ou de quelque autre sigle : tiens, il n’y était pas l’an dernier ! On n’en sort plus. Mais ce monstre s’appelle toujours Bordeaux ; le langage est toujours le dernier à changer.
Le Changement fut achevé en 1990 et publié à titre posthume en 2013 par
les éditions Le Pas de côté.
Les Amis de Bartleby, octobre 2015
lesamisdebartleby.wordpress.com