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Chronique de l’an deux mille (9)
(Article paru en janvier 1979
dans Foi et Vie)
L’an deux mil, auquel appartient déjà le siècle vingt, est le temps des extrêmes, qui souvent se touchent. Celui des masses civiles et militaires qui déferlent comme la houle, et celui de l’individu qui s’y perd comme la goutte d’eau dans la mer : malheur à lui si c’est une goutte de vie pensante ! C’est le temps d’équinoxe dont les ouragans annoncent quelque grand gel, celui des doutes et des incertitudes qui appellent d’autres vérités et d’autres œuvres millénaires. C’est l’ultima Thulé du libéralisme et de l’individualisme dont le vide aspire au plein totalitaire. Les extrêmes se touchent, et le cercle est bouclé. À celui qui est allé jusqu’au bout de son isolement dans la société et l’univers, mais pas de sa liberté, il ne reste plus comme aux héros de Tchekhov qu’à se tirer une balle dans la tête. Ou si son instinct de vivre est le plus fort, à faire demi-tour vers les certitudes et les œuvres édifiantes qui font les lendemains et les croisés qui chantent.
Nihilisme et totalitarisme dans le théâtre de Tchekhov.
Pour pressentir les grands séismes, il faut un séismographe particulièrement sensible. Là où la raison critique n’embrasse pas toute l’ampleur du phénomène, la sensibilité et l’intuition d’un artiste l’enregistrent. Ainsi l’œuvre de Tchekhov sans y toucher nous en dit bien plus long que les idéologues ou les économistes sur les causes proprement humaines de la Révolution totalitaire qu’elle précède de deux décennies.
À première vue, comme le roman du XIXe siècle, le théâtre de Tchekhov est centré sur les individus, leurs différences et leurs problèmes personnels ; et c’est ce qui fait sa force dramatique. Il nous dit l’angoisse et l’ennui de l’homme qui s’éveille tant soit peu dans un monde où Dieu – et c’est le Dieu orthodoxe et russe – est mort, sauf dans la foi des humbles vieilles. Et la morale, la raison même, ont suivi. Comme ce fou de Platonov l’individu ne sait plus quel est pour lui le bien et le mal, l’attrait ou la répulsion. Il flotte dans une brume qu’entretiennent la paresse et l’alcool, où s’estompe la silhouette du prochain. Il ne sait qu’une chose, c’est qu’il a perdu la force, l’espérance et la foi de sa jeunesse, et qu’en attendant la mort il s’englue de plus en plus profond dans le temps qui passe et détruit, et que les efforts même qu’il fait pour s’en dégager l’enfonceront d’autant plus. Pas de main qui puisse tirer l’individu de ce marais mortel où il s’engloutit. Pas le bonheur dans la nature, et surtout pas l’amour de la femme, ultime recours. Il ne reste plus qu’à se laisser tuer ou à se tuer. Ou à se répéter comme Tcheboutykine à la fin des Trois Sœurs : « Tout m’est égal ! Tout m’est égal ! » Mais Olga lui réplique : « Si l’on savait ! Si l’on savait ! »
Les marxistes n’ont pas tort de dire que dans cette peinture de la crise des individus se reflète celle de la société. Mais cette bourgeoisie ou cette noblesse de la province russe ne donne guère l’image d’une classe dirigeante prête à exploiter ses privilèges et à se battre pour les défendre. Au contraire elle apparaît comme rongée de l’intérieur par la Révolution montante. Comme l’aristocratie de 89, elle se réclame des principes d’égalité et de liberté qui la condamnent, sans avoir d’ailleurs la force de les suivre jusqu’au bout. Elle vit des beaux restes des anciens maîtres des paysans, mais faute d’énergie elle se laisse ruiner par des moujiks enrichis. Elle a perdu les vertus et les vices qui font qu’on gouverne les sociétés et soi-même. Seule parce qu’humaine, prise entre ses privilèges et sa pratique, elle est condamnée à se détruire elle-même. Lire la suite