D’ailleurs je ne pense pas qu’au train où vont les choses – le ravage de la terre et l’éveil de l’opinion – l’ambiguïté des rapports du mouvement écologique et de la société néo-industrielle puisse durer longtemps. En même temps qu’il se développe, le mouvement venu des USA mue : il étend son horizon et se radicalise. Il sort de son ghetto naturiste ou bucolique, et même en France, des groupes de plus en plus conscients de l’originalité de leur cause et de leur conflit radical avec le monde actuel se développent : Charlie Hebdo, Gueule ouverte, Survivre notamment. Le stade de la protection des sites est en voie d’être dépassé, c’est bon signe, même si certains se réfèrent à Trotsky qui se foutait bien de ces problèmes. Il reste à la plupart de ces groupes à mûrir, c’est-à-dire à vieillir sans cesser d’être jeune ; à joindre aux vertus de la jeunesse : la vigueur, la passion, celles de l’âge et de l’expérience : la lucidité, la prudence du vieux guerrier qui est celle du serpent.
Car je ne pense pas qu’on évitera l’affrontement avec la société actuelle, ce serait bien la première qui disparaîtrait sans lutte. La révolution verte (ou écologique si vous préférez, je me fous du mot c’est la chose qui m’importe) met en effet en cause, bien plus que le socialisme, les principes et les intérêts de la société bourgeoise où nous vivons. Il va falloir s’attaquer à rien moins qu’à Dieu et au portefeuille : à l’Église et à l’épicerie. Évitera-t-on la violence, la guerre ? Qui aime la campagne a d’autres chats à fouetter qu’à jouer au petit soldat, mais je crains que les rapports du mouvement écologique et de notre société ne restent polis que dans la mesure où celui-ci ne sort pas de l’enclos où on le parque. Je ne vois pas comment il évitera des actes de « sabotage » symboliques punis par la loi ; car elle s’appliquera dans ce cas avec autrement de rigueur que lorsqu’il s’agit de la pollution des rivières. C’est probablement en voyant couler son sang que nous saurons que la révolution de l’an 2000 est née.
Notre table rase, Denoël, 1971