Version imprimable de la Préface de 1987
Préface à l’édition de L’État
(1987)
La réédition de ce livre trente-six ans après sa publication ronéotypée par l’auteur mérite quelques mots d’explication. Certaines analyses des faits, inconcevables à l’époque, paraîtront aujourd’hui des banalités, tellement la suite les a vérifiées. Que la négation des libertés, loin d’être la condition de la justice sociale, aboutisse à renforcer les privilèges d’une caste monopolisant le pouvoir, ce constat irrecevable pour une intelligentsia fascinée par la Russie de Staline, devient un truisme pour celle qui, après Khrouchtchev découvre le goulag, et sous Brejnev l’existence de la nomenklatura.
De même, la réalité de L’État étant plus forte que celle de l’internationalisme révolutionnaire, il est maintenant admis qu’il peut y avoir conflit entre deux États socialistes. Et sauf pour les derniers orthodoxes du PC, il n’est plus scandaleux de parler d’un totalitarisme, brun ou rouge. Mais il en était tout autrement quand L’État fut écrit ; alors, le plus bourgeois des éditeurs était tenu à la prudence. Qu’un écrivain puisse laisser imprimer aujourd’hui sans honte ce qu’il a pu écrire sur un tel sujet en 1947-48 n’est pas si courant. Et le motif qui l’a poussé à prendre ses distances : une liberté qui ne soit pas une duperie politique, reste, croit-il, toujours actuel.
Évidemment, les temps ont changé. Au terme de sa vie l’auteur se retrouve dans la situation de sa prime jeunesse, quand il discutait avec Jacques Ellul dans des rues que n’avait pas encore occupées l’auto. Entre-temps leurs vues sur la montée d’un Meilleur des Mondes organisé en fonction d’impératifs scientifiques et techniques ont été compliquées par le déchaînement de la Crise, des totalitarismes et de la guerre. Mais celle-ci n’étant qu’un prolongement de la paix par d’autres moyens, l’éclair d’Hiroshima ramène à la question première[1].