Invocation
Introduction au livre V de L’Etat
(1943 et 1945)
Tristement seul est l’homme dans ce désert… Non. Car maintenant voici Léviathan, tellement énorme que bien des années avant son règne l’ombre s’en est progressivement étendue sur la fête des hommes – mais pour des regards aveugles il n’y a pas d’ombre. Nous avons vu grandir sa nuit en silence avant de sentir le poids de son corps et grincer les rouages de sa minutieuse mécanique. Nous avons essayé de fuir très vite ; mais nous vivons en un rêve où une menace lente rattrape, inexorablement, la fuite la plus rapide. Et maintenant nous sommes dans l’estomac du Léviathan qui ne peut vivre qu’en digérant toute la chair vivante de l’univers.
Même pas libres comme Jonas, et sans espoir d’être jamais vomis aux rives d’une terre promise. Car nous sommes coincés dans son affreux rouage, obligés de nous courber à son jeu pour ne pas être déchirés. En prenant une position compliquée, je peux encore bouger l’index de la main droite – ce que certains appellent Liberté.
Mais bientôt nous serons pris dans sa glace, lucides et paralysés. Car Léviathan nous conservera jalousement la vie – ce que certains appellent Bonheur ; nous engraissant pour des fins aveugles.
Horreur de penser encore dans les ténèbres de l’estomac d’un monstre.
Vois-tu peu à peu se former ces ténèbres ? Sur l’homme se fermer d’abord ce champ clos ; le cercle de la terre ; et de plus près le cercle des frontières. Lire la suite