version-imprimable-de-chronique-de-lan-deux-mille-7
Bernard Charbonneau
Chronique de l’an deux mille (7)
(Article paru en juin 1978
dans Foi et Vie)
L’an mil ou l’an deux mil c’est le creux de la vague, le retour à zéro où l’on repart du bon pied, ou pas : le nihil, plutôt que le nihilisme qui n’est que bavardage sur le rien. Le monde où nous vivons se caractérise à la fois par le plein et le vide. D’une part il est de plus en plus (n’oublions jamais que sauf catastrophe il est condamné à devenir de plus en plus vite ce qu’il est) contraignant parce qu’encombré, toujours plus chargé d’hommes, d’événements et de lois, le mètre carré ou la seconde se faisant de plus en plus rares, et par conséquent la liberté de l’homme : la possibilité pour l’individu de penser, de se mouvoir, d’agir. Et si la liberté manque, les déterminations prolifèrent, en menaçant de s’organiser en Structure absolue, en théorie et en pratique. Mais d’autre part ce plein est vide. Il y a d’abord celui laissé par l’absence, infinie, de Dieu, l’absence de sens, de réalité, de vérité, de morale, de raison, finalement d’homme. Au moins à l’Ouest, mais il n’est pas dit qu’avec la retombée de la révolution, le nihilisme soit moins profond à l’Est sous le mince et dur vernis de l’orthodoxie officielle. Et de toute façon rien de tel qu’un blindage hermétique pour enfermer du néant. Ou s’en défendre : quelle panique devant la pensée dissimulent les divers fanatismes qui fleurissent sur le fumier du nihilisme ? Et quel nihilisme engendre l’échec des fanatismes ?
Aujourd’hui, comme la société, son refus est partout, ouvert ou couvert. L’individu y est d’autant plus isolé, déboussolé, semble-t-il d’autant plus libre intérieurement, que par ailleurs il est en tout physiquement contraint. Car ce monde en mouvement qui édifie partout ses nouveaux cadres, ne les dresse qu’en détruisant les anciens. C’est pourquoi nous sommes pris à la gorge – angoissés – autant par le vide que par le plein. Nous manquons d’air, serrés un peu plus près chaque jour par les exigences de plus en plus strictes de la grande ville, de l’argent, de la technique et de l’État. Mais dans la mesure où elle est privée de sens, cette discipline sociale toujours plus exigeante nous devient toujours plus odieuse. Et nous sommes tentés de vomir en bloc l’armée, le travail, l’école, et même l’hôpital qui devait mettre un terme aux maladies et à la mort, parce que – symbole de la société – pour nous sauver il nous arrache à notre foyer. Nous critiquons et parfois refusons l’ordre ancien, et depuis quelques années, le nouveau, prétendant à une liberté parfaite qui ne peut être que celle du rêve, notamment celui, préfabriqué, de l’art et de la culture. C’est pourquoi dans les sociétés industrielles les plus développées, ce n’est pas la révolution – à tout jamais fixée dans les prototypes de 1917 et surtout de 1789 – ni même la révolte proclamée, mais la névrose où se manifeste le plus communément le refus instinctif du consensus social. L’individu, qui ne peut pas plus se supporter au dehors qu’au-dedans de la société, s’absente du monde, c’est-à-dire d’un cosmos qui devient un pur produit social, en se réfugiant dans la maladie avec l’accord devenu plus bienveillant de la collectivité qui élimine ainsi ses toxines. C’est sans doute la raison de la valorisation de la folie par les spécialistes de la petite folie rentable, c’est-à-dire ceux de la culture ou de l’art.