Version imprimable de Chronique du terrain vague 7
Bernard Charbonneau
Chronique du terrain vague, 7
(La Gueule ouverte, n° 9, juillet 1973)
La gueule noire et la gueule peinte
Je veux parler de celle de Gand et de Bruges : deux cas exemplaires du destin actuel des villes. Toutes deux furent des cités puissantes et illustres, et elles restent encore riches grâce à leur industrie. Mais ce n’est pas la même. Car si l’industrie de Gand c’est le textile et la chimie, celle de Bruges c’est le tourisme. L’une est noircie de fumées, l’autre soigneusement conservée. Mais l’une et l’autre meurent de l’industrie dont elles vivent.
Gand. La gueule noire
Une ville, avec sa place du marché, ses rues que dominent des clochers et des cheminées d’usine ; sa vie à elle sur laquelle le touriste glisse sans le savoir. Un certain air local qui saisit l’étranger venu de France : une lenteur, un espacement entre les passants et les voitures qui surprend ce pays riche. Mais cette ville toujours active depuis le Moyen Âge est aussi une ville d’art, comme on dit depuis le romantisme, hérissée de beffrois, de tours à mâchicoulis et de pignons flamands austères ou fignolés au quart de poil. L’ère moderne s’est installée dans la cité gothique ou baroque comme elle a pu ; ici, elle a mis le temps depuis les débuts de la machine à vapeur, elle n’a pas explosé dans le tissu urbain comme à Toulouse ou d’autres villes françaises. Simplement, peu à peu l’air et l’eau se sont obscurcis, et ce qui fut Gand s’estompe dans une brume noire.
Mais l’ère moderne, qui est celle de la pollution-conservation, est celle du travail-loisir : ne vous hypnotisez pas sur l’opposition, l’important c’est le trait d’union. Gand remplit sa fonction dans cette structure – ou système – électronique qui canalise le flot humain du carrefour nordique. Je ne travaille pas à Gand, je le visite, et ma tribu à la queue leu leu fend le flot de l’autre tribu qui s’en va au bureau ou à l’usine : je ne vais pas à Saint-Bavon pour prier Dieu mais van Eyck. Gand trois étoiles, trois minutes d’arrêt, pas quatre, sauf devant le retable de L’Agneau mystique, cinq minutes d’arrêt. Le temps de prendre les billets en jetant un coup d’œil sur la vieille qui marmonne en flamand dans le vide de la nef. On rentre, c’est notre tour, un employé manœuvre les pistolets du retable : voici l’endroit, l’envers, je recommence. Aujourd’hui vous pouvez rester un moment, ce n’est pas le week-end, en août c’est autre chose. Monsieur le Conservateur se réserve de suspendre les visites, car à force d’être manipulé et vu, le chef-d’œuvre risque de souffrir : on a soigneusement étudié les réactions chimiques qui se produisent quand l’entassement des visiteurs dans la chapelle dépasse un certain point. Lire la suite