« La lèpre du paysage »

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Bernard Charbonneau

La lèpre du paysage
(1972)

La France qu’on voit reste celle des paysages. Avions, turbotrains et bagnoles foncent vers ce mirage qui flotte au-dessus d’un Tanezrouft d’asphalte et de ciment : des Périgords ou des Boischauts dont les clochers et les toits émergeant des feuilles se reflètent dans des miroirs d’eau. Et, pavoisant le site, le monument – tour ou clocher. Allons ! grâce à l’an 2000, l’an 1000 aura toujours bon pied bon œil. Visitez la France… Celle dont on rêve et qui se vend dans toutes les mégalopoles du monde est celle des pays, des bocages et des campagnes. Elle est éternelle, c’est bien connu : la Bretagne a toujours existé et existera toujours ; d’autant qu’on multiplie les aérodromes et les autostrades permettant d’y accéder. La campagne c’est la nature, la succursale auvergnate de l’inépuisable cosmos, le compte en banque d’espace, d’air et d’eau et de liberté, dont grâce au progrès, l’humanité de vingt milliards d’hommes disposera demain pour ses loisirs.

Erreur. La campagne n’est pas exactement la nature, elle est le fruit d’un pacte, progressivement élaboré depuis des siècles, entre la nature et l’homme. Elle est une œuvre, si une œuvre est faite de l’accord patient de l’artiste et de son matériau. En France, comme dans la plus grande partie de l’Europe et de l’Asie et certains secteurs de l’Afrique et des Amériques, dans les pays dont le paysage est la face et le paysan l’auteur, la main humaine est partout passée pour ordonner l’explosion confuse des rocs et des arbres. Il fallait être Breton pour inventer la Bretagne. Ces brumes, ces vents auraient en vain tourbillonné sur le granit, s’ils n’avaient pas erré dans les esprits qui, faits eux aussi de granit poli par les pluies, n’avaient tenu dans la bourrasque autant qu’ils l’avaient subie. Il fallait cent générations de bergers et de faucheurs pour faire la lande rase, cent millénaires de noroît n’y auraient pas suffi. Et si le roc parfois y émerge, il ne se dresse pas, comme l’écueil des mégalithes et des maisons, eux aussi usés par les rafales. Non loin de là, le bocain a fait le bocage, cloisonnant de haies le vert des prés dans le roux des landes. Plus savant que Le Nôtre il y a édifié à coups de serpes un labyrinthe végétal autrement vaste que celui des parcs de l’âge classique. Un filet de hais solidement accroché aux troncs des chênes têtards, de chemins creux entaillés pas à pas, noué aux calvaires et aux écarts, structure et tient l’espace, autrement flou, d’un relief effacé par le temps. Lire la suite