Version imprimable de Charbonneau sans Giono ?
Édouard Schaelchli
Charbonneau sans Giono ?
Un beau jour, nous tombâmes d’accord pour convenir qu’on pouvait aller aux choses par quantité de chemins. Nous avons pris celui de la science expérimentale, nous construisons nos lois d’après l’expérience ; on peut également construire des lois sur l’inexpérience, elles ne seront pas le contraire des premières. Tout ce qu’on peut dire, c’est que certains cheminements de l’esprit sont plus rapides que d’autres, mais ils ne sont pas plus vrais.
Il ne s’agit pas, bien entendu, de prétendre qu’on peut créer une usine de raffinage de pétrole à partir des Chants de Maldoror, des comédies d’Aristophane ou du sixième concerto de Haendel. Non, la raffinerie de pétrole, telle que nous la connaissons, ne peut être créée qu’à partir du cheminement de l’esprit qui l’a créée telle qu’elle est maintenant sous nos sens. Il s’agit d’imaginer qu’on est en dehors des chemins parcourus par le pétrole et toutes ses raffineries, et qu’on va par d’autres voies vers des créations qui n’ont, forcément, aucun nom dans la direction prise par notre esprit.
Giono (dans Le Dauphiné libéré, vers 1965)
Le caractère, un peu provocateur, il faut l’avouer, de la question dont nous faisons le titre de cette contribution, ne fait que trahir un certain agacement. Depuis plusieurs années, l’auteur des réflexions qui vont suivre s’efforce de mettre en lumière (1) l’influence décisive que Giono a pu exercer sur Bernard Charbonneau entre 1934 et 1945 et l’énormité du déni de réalité qui a conduit Charbonneau à considérer Giono et le gionisme comme des obstacles majeurs à l’émergence d’une véritable prise de conscience écologique. Son obstination n’a eu pour l’instant d’égale que la surdité de ceux qui, en commentateurs soucieux de faire de Charbonneau une figure pure et irréprochable de fondateur de l’écologie politique, tiennent apparemment à ce qu’il soit bien entendu qu’il n’a eu d’autres précurseurs que des penseurs politiquement corrects (pour eux) et d’autres sources profondes d’inspiration que son expérience personnelle du monde et son génie. Au moment où parut cet admirable volume consacré aux textes de jeunesse d’Ellul et de Charbonneau, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, nous fîmes part à Sébastien Morillon et à Daniel Cérézuelle de notre étonnement que, dans l’appareil critique de cette édition pas plus que dans l’importante introduction qui précède ces textes, il ne fût dit un seul mot des rapports entretenus par Charbonneau avec l’œuvre et la pensée de l’auteur de Que ma Joie demeure. Nous avons ensuite eu l’occasion, lors d’une réunion de l’AACE, d’exposer avec une certaine précision les raisons et les arguments qui militent en faveur d’une reconnaissance du rôle déterminant de l’influence gionienne sur la pensée de Charbonneau, sans que nous sachions qu’on nous ait opposé la moindre objection fondée sur une lecture des textes ou sur une étude du contexte dans lequel ont été écrits ces textes que Quentin Hardy n’hésite pas à ranger dans « cette classe de poissons des grands fonds, de livres “froids’’ qui plongent dès leur expression matérielle puis remontent des abîmes pour se présenter dans la force de l’âge […] avec la fraîcheur d’idées neuves, pourtant énoncées soixante-dix ans plus tôt (2) ». Nous admirons la beauté de cette image, mais nous aimerions qu’elle fût aussi vraie pour celui au sujet duquel elle est ici employée qu’elle le serait pour qualifier les essais de Giono, précisément écrits « entre 1934 et 1945 », qui ont selon nous si puissamment influencé le personnalisme gascon, et pour souligner l’étrange destin qui, après les avoir fait oublier si longtemps les fait revenir, aujourd’hui, pleins d’une actualité presque sidérante. Qu’est-ce donc qui fait de Giono, pour les promoteurs actuels de l’écologie politique, un précurseur politiquement si gênant, si ce n’est incorrect ? Lire la suite