« Bernard Charbonneau : génie méconnu ou faux prophète ? »

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Bernard Charbonneau :
génie méconnu ou faux prophète ? 

Entretien avec Patrick Chastenet

 Bernard a coutume de dire : “J’ai attaqué la société au point le plus sensible ; et une société, quand on l’attaque, elle se défend. Et sa défense a été le silence”. Je crois qu’il a raison.  (1)

Nous avons suivi deux routes parallèles, la sienne au grand soleil de la notoriété, la mienne dans l’ombre. L’on sait que les parallèles, tout en suivant la même direction, restent distinctes. Dans notre cas, aussi bien sur le plan religieux que sur celui de la critique sociale. Mon ami Ellul mettant sur la technique un accent que je mettrais sur une science qui ne s’en distingue plus.  (Lettre de Bernard Charbonneau à Patrick Troude-Chastenet du 7 novembre 1992)

Si Jacques Ellul n’a pas eu en France la reconnaissance qu’il était en droit d’attendre, son ami Bernard Charbonneau, en dépit de la publication d’une quinzaine de livres (2), est resté quant à lui presque totalement ignoré. Né le 28 novembre 1910 à Bordeaux, cet agrégé d’histoire et de géographie n’a pas cessé au cours de sa carrière d’enseignant de s’éloigner des grands centres urbains. Arrivé à l’âge de la retraite, l’auteur du Jardin de Babylone a fini par se retirer dans un coin perdu au pied des Pyrénées où il s’est éteint le 28 avril 1996, laissant derrière lui une œuvre en partie inédite (3).

Préférant la fréquentation du gave d’Oloron à celle des plateaux de télévision, Bernard Charbonneau a toujours voulu vivre en conformité avec ses idées, assumant pleinement le risque de l’isolement intellectuel. Si sa notoriété a rarement franchi le cercle des lecteurs de La Gueule ouverte, de Réforme et de Combat Nature, son rôle de précurseur de l’écologie politique commence enfin aujourd’hui à lui être reconnu. (4)

Président du Comité de défense de la côte aquitaine de 1973 à 1977 et fondateur avec Denis de Rougemont de l’association écologique européenne Ecoropa, sa critique du caractère totalitaire de l’organisation scientifique et technique remonte en réalité au début des années trente.

Avec Jacques Ellul, Bernard Charbonneau est en effet à l’origine de la fraction la plus individualiste, régionaliste, libertaire et fédéraliste mais aussi la plus « écologiste » du mouvement personnaliste. Loin de constituer des clones provinciaux des leaders non conformistes de la capitale, les deux jeunes Gascons ont marqué leur spécificité, notamment en voulant faire du « sentiment de la nature », au sein du personnalisme, ce qu’avait été la conscience de classe pour le socialisme. Soucieux de construire une « cité ascétique », leur projet anticipait le fameux rapport Meadows et préfigurait les thèses de l’écologie politique fondées sur le principe de « l’austérité volontaire ».

Jacques Ellul, qui le tenait pour un des plus grands génies méconnus de son temps, disait de son ami qu’il lui avait appris à penser et donné le goût de la liberté. Ils ont tous deux en effet nourri cette passion commune et consacré leur vie à l’étude du changement radical de la condition humaine provoqué par l’emprise croissante de la science et de la technique.

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« Les pieds sur terre »

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Bernard Charbonneau

Les pieds sur terre

(Chapitre 10 de Sauver nos régions, Sang de la terre, 1991)

Pas de cultures locales sans agriculture

Il n’y a pas de mariage de l’homme et de la nature, de société différente parce qu’enracinée en son lieu, sans campagne où des paysans pratiquent l’agriculture. Celle-ci nourrit son homme, au plein sens du terme. Par le biais du pain et du vin (toujours du cru, s’il n’est pas fabriqué en usine), l’habitant de la terre en puise les sucs savoureusement nutritifs qui le font croître en force et en originalité. La nourriture est la première racine. C’est d’abord par le corps, dont les portes sont la bouche et les yeux, qu’il communie avec la nature, qui n’est pas une superstar invisible et divine mais toujours celle, bien charnelle, d’ici. Tout repas est une cène dont les espèces sauvent de la mort en donnant sang et volupté. N’allons donc pas trop vite, prenons notre temps pour rompre, mâcher ce pain, méditer le bouquet de ce vin : la vie ne s’avale pas comme une pilule. Alors pénètrent en nous ce sol, ce climat, cette saison ; c’est effectivement du soleil en bouteille ou en fruit dont l’ardeur nous gagne. À table, la nature donne corps à la culture : elle l’in-carne. Tout ce qui concerne l’alimentation est fondamental, comme l’ont pressenti les grandes religions ; elle concerne l’homme en sa totalité, et toute atteinte aux vivres est atteinte aux vivants. La nourriture (si elle est vraie, produite par l’agriculture) donne leur identité à la personne et à la société. C’est pourquoi la cuisine par laquelle le cru est cuit – ou le cuit maintenu cru par un raffinement suprême – est le dernier rempart des cultures locales. Qu’il s’écroule, faute de nourritures, et c’en est fait d’elles.

Une société a aussi besoin de sa campagne parce qu’il lui faut un espace où elle puisse se déployer en le marquant de son empreinte. L’habitant se nourrit aussi par la vue, dégustant cet autre pain quotidien qu’est son paysage. Ce à quoi une vie ne suffit pas, avec ses instants, ses saisons, ses années ; et moins encore le coup d’œil du voyeur touristique. Il est vrai que le paysan semble aveugle au paysage. Il en vit sans le savoir, et il ouvrira trop tard les yeux s’il part en ville. Car le paysage n’est pas un spectacle, mais un signe. Signe de vie, d’une certaine façon de cultiver, de sentir et de penser ici sur terre. Pas plus que s’il n’avait ses nourritures, le pays n’aurait de corps s’il n’avait son paysage, son œuvre du paysan, maître et serviteur de la nature, qui fait de la jungle hostile un jardin où subsistent d’ailleurs maintes réserves naturelles sans pancarte. Il est effectivement le conservateur du paysage – mais il ne faudrait pas qualifier ainsi l’agrochimiste qui en est le pire ennemi, parce qu’il étend la lèpre de l’industrie à la totalité de l’espace. Tandis que l’agriculteur est producteur, non seulement de lait ou de viande, mais de splendeurs dont les plus précieuses sont gratuitement offertes à tous et d’abord aux citadins. Lire la suite