Chronique du terrain vague, 18

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 18

(La Gueule ouverte n° 54, mai 1975)

Une gueule crasseuse et fermée à double tour
(celle de la réserve naturelle de la Camargue
juste à côté de la zone industrielle de Fos) 

De temps à autre il faut bien tirer sur ses troupes : critiquer la critique écologique, quand son discours ronronne. Et comme il n’est de bon couteau que taillant dans la viande, je le ferai à partir d’un exemple concret : celui de la réserve naturelle de la Camargue que nous décrit en termes clairs et documentés le numéro de janvier-février 75 du Courrier de la Nature. La réserve naturelle est-elle la solution du problème écologique (qui est aussi spirituel, politique et social) ? Ou bien n’est-elle qu’un gadget dernier cri destiné à justifier le nouveau Fos ? Nous allons le voir.

Mais je dois m’attendre à être mal compris. Une réserve naturelle, comme un parc national, c’est tabou ; et de Giscard à Marchais tout le monde est d’accord, comme pour créer le combinat de Fos. La critique risque de déclencher ces cris qui empêchent d’entendre. Donc, qu’il soit bien entendu que je ne prône pas ici la suppression de la réserve. Au contraire, comme pour le parc, son intérêt essentiel est qu’elle constitue une réserve, un ultime espace qu’il n’est pas question de toucher, et où le non donné au déluge économique est enfin non. Mais, comme pour le parc national, ses avantages sont payés d’un tel prix qu’il convient d’y réfléchir.

Quel prix ? C’est d’abord l’abandon implicite de tout le reste sacrifié au béton, à l’asphalte et aux poissons. Quand on crée une zone protégée, l’on sous-entend par ailleurs que le reste ne le sera pas, et au besoin l’on augmente d’autant plus les crédits d’équipements des zones voisines (par exemple pour la zone périphérique du parc national des Pyrénées). On comprend qu’en Aquitaine l’industrie soit prête à financer la réserve de la mare de Cousseau, si cela lui donne le feu vert pour exploiter tous les grands lacs landais. Tout le monde est satisfait, l’écologiste de service et le président de Pechiney. L’on défend la réserve de la Camargue mais on ne met pas en question le développement de l’agrochimie, ni surtout la création de Fos qui déversera des tonnes d’acide sulfurique et de poisons divers sur les rièges, les sausouires et les flamants roses ; c’est un autre secteur. Pourtant l’on peut fermer la réserve aux visiteurs, il y en aura deux, autrement redoutables : inondation empoisonnée par les pesticides de la riziculture, et le « vent grec » chargé des divers poisons du monstre industriel installé juste en face, sur l’autre rive du Rhône.

Et puis la réserve, c’est la réserve : l’exception qui justifie la règle. D’autant plus naturelle que partout ailleurs tout est artificialisé. Donc finalement artificielle, car sur terre tout se tient : on ne préservera pas la Camargue à l’ombre des hauts-fourneaux. Pure dans un milieu totalement pollué, la réserve naturelle ne pourra être sauvée que par l’artifice, et il faudra élever la clôture d’autant plus que la pression de l’extérieur s’exercera. Elle ne subsistera quelque temps que par une réglementation détaillée et systématique qu’une police se chargera de faire appliquer. Déjà celui de la Réserve naturelle de la Camargue est draconien. Et qu’il doive l’être ne lui ôte en rien sa rigueur. Bien entendu pas de chasse ni de pêche (elle doit constituer une fameuse réserve de chasse pour les grands propriétaires voisins). Et si les sandres prolifèrent trop, on invitera les amis aux pêches de contrôle. Pas d’activités humaines en dehors des études scientifiques : pas de cultures ni d’élevage, on laisse s’éteindre peu à peu les derniers droits acquis. Pas de campings bien entendu mais est également prohibée « la pénétration et la circulation des personnes et des animaux domestiques » (1) : la réserve, comme les zones industrielles et les terrains militaires, est un terrain clos de plus fermé aux hommes. Ces deux dernières années elle a reçu environ 1 200 visiteurs « accompagnés ou dirigés sur un circuit balisé par les gardes » (1), à peu près tous scientifiques. Les autres disposent de quatre postes d’observation situés à l’extérieur de la réserve munis de binoculaires puissants, ou bien de diaporamas.

La société où nous vivons ne se caractérise pas par la simple négation de la nature par l’industrie mais par leur stricte dichotomie ; ce n’est pas l’un ou l’autre mais l’un et l’autre, parfaitement séparés. En un sens, c’est la société industrielle qui a inventé la nature, qui lui réserve son territoire où elle subsiste chimiquement pure sous la protection d’une bureaucratie et d’une police. Ceci à raison d’une alouette pour un cheval : de huit cents kilomètres carrés pour les cent mille de la France du Sud-Ouest. Cette dichotomie (et schizophrénie) de la nature et de la vie humaine poussée jusqu’au bout signifiera la fin de l’une et de l’autre. La réserve, dont « la valeur écologique croît régulièrement en proportion de la détérioration progressive minant de plus en plus gravement l’état primitif des terres camarguaises dont elle est entourée » (2), est peut-être condamnée à mort par le monstre industriel qu’on laisse s’installer juste à côté ; à la limite il faudra l’entourer d’une bulle de plastique. Or jusqu’ici la Camargue et ses oiseaux migrateurs ont vécu au rythme de la terre et non en vase clos ; l’enfermer sera la tuer. Et sur cette réserve – ce capital minimum de survie mis en cocon plastique ou réglementaire –, l’homme ne pourra jeter un coup d’œil que par un hublot renforcé. Et alors, si triomphe ce système où la réserve naturelle (?) n’est que l’alibi de la banlieue industrielle et urbaine totale, l’homme, comme le flamant rose séparé de son milieu, crèvera. Pour Tantale, binoculaires et diaporamas ne seront jamais que des instruments de supplice.

De cette critique me semblent se dégager deux conclusions qui sont très claires. La première c’est que la réserve comme l’homme a besoin de respirer à l’extérieur.

Elle est inconcevable isolée dans un environnement parfaitement étranger à elle. Elle ne peut subsister qu’entourée d’une zone tampon où la nature est plus respectée qu’ailleurs : installer la pétrochimie et la sidérurgie juste à côté des flamants roses est une absurdité que les naturalistes auraient dû proclamer bien haut au moment où a été projeté le combinat de Fos, c’était leur affaire. Et bien entendu la réserve de la Camargue n’est que la pire des hypocrisies si elle devient l’alibi de la destruction de la terre, car alors son tour viendra. La préservation des réserves naturelles n’a d’intérêt quelconque qu’au titre de mesure d’urgence, forcément exceptionnelle, qui permet d’attendre la reconquête par l’homme allié à la nature du territoire occupé par le système industriel. Pas de réserve naturelle assurée sans une critique et une action contre le monde qui l’a inventée parce qu’il détruit la nature, c’est-à-dire aussi l’homme. Le premier devoir et la seule excuse du naturaliste qui défend la réserve c’est de condamner bien haut la « croissance » exponentielle.

La réserve elle-même ne sera vraiment sauvée – et ce jour-là deviendra sans doute inutile – que si la plus grande partie de l’espace est consacrée à la nature habitée par l’homme : où il œuvre, cultive et cueille les fruits de la terre. Donc en respectant ses lois. Cet espace existait en Europe, et existe encore bien qu’il diminue chaque jour : c’est la campagne agricole qui l’a sauvée de la famine en augmentant la production, la qualité et la diversité des aliments, et en enrichissant les paysages et les créations des ethnies. Cette réserve d’eau et d’air pur suffisamment vaste pour qu’un peuple puisse y vivre, et pas seulement une oligarchie de spécialistes, sans être purement naturelle, serait mieux préservée qu’ailleurs des pollutions industrielles ou réglementaires. La liberté sans être absolue y serait plus grande, et l’on pourrait y pratiquer la chasse et la pêche selon la règle ; car maintes réserves, cette fois vraiment naturelles, sans label, frontières, police ou directeur, y subsisteraient sous le nom de haies, berges, marais ou forêts (non « cultures de bois »). 

La réserve ne sauvera rien, ni la nature, ni l’homme. Ce sera la campagne, essentiel de l’espace et non exception qui justifie la règle, à laquelle pourrait être étendu un statut s’inspirant de celui des parcs régionaux, où en principe, l’activité humaine est associée à la protection de la nature.

Mais, à la différence du parc régional de la Camargue, ce petit Fos touristique, qui n’est qu’un Luna Park agrochimique, cette campagne ne devrait pas être orientée vers le tourisme mais vers l’agriculture et les agriculteurs, jardiniers de la nature. Et si quelques vicieux veulent se dépayser, ils pourront aller jeter un coup d’œil sur la réserve – l’exception nécessaire – industrielle automatisée, fonctionnant sous cloche. Par un hublot ils y verront la flore et la faune de cet écosystème : le détritus, le rat, l’usine et le bureaucrate. Mais on n’y pénétrera qu’avec un masque à gaz, pour des raisons techniques et scientifiques.

Notes

1. Extrait du règlement de la Réserve de Camargue.

2. Le Courrier de la Nature, janvier-février 1975.

La Gueule ouverte n° 54, 21 mai 1975

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