Florence Louis, « Sauver la nature, sauver la liberté »

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Florence Louis

Sauver la nature, sauver la liberté

Présentation de l’ouvrage collectif Résister au totalitarisme industriel,
R&N, mai 2022
(Actes du  colloque tenu à Bordeaux en novembre 2019)

« Si l’homme ne sait pas retrouver librement l’unité de sa vie, le monde la fabriquera demain contre lui. »

 « Nous nous acheminons vers un état de choses où les spécialistes seront les seuls à parler sérieusement, tandis que le plus grand nombre bavardera, en attendant de se taire. »

Bernard Charbonneau

 « C’est un mouvement qui est en train d’émerger et j’ai envie d’y participer, j’ai envie d’être avec des gens qui sont comme moi, qui ont une autre façon de regarder l’être humain, qui ont une autre façon de regarder la terre, qui ont une autre façon de regarder la nature et la spiritualité, voilà, de tout simplement retrouver une liberté par un esprit critique aussi, de cultiver la différence. »

Une sage-femme, citée par Cécile Gazo

Deux années séparent la tenue du deuxième colloque universitaire organisé autour de la figure de Bernard Charbonneau, les 21 et 22 novembre 2019 à l’Institut d’études politiques de Bordeaux et la publication des actes, en ce début d’année 2022. Deux années au cours desquelles les intuitions du penseur n’ont cessé d’apparaître prémonitoires et clairvoyantes.

Convaincu que la course aveugle au développement industriel et technoscientifique engendre une désorganisation environnementale et sociale qui confronte l’humanité à des crises structurelles d’une gravité croissante, Charbonneau considère en effet que le seul moyen d’éviter le chaos qui s’annonce sera alors de procéder à une réorganisation en profondeur de la vie économique et sociale, et pour cela, compte tenu de la puissance croissante des techniques auxquelles individus et organisations de toutes sortes peuvent accéder, il faudra exercer un contrôle rigoureux des activités humaines et des territoires qui ne laisse rien de côté.

Aux familiers de cette œuvre sans concession, il apparaît de plus en plus évident qu’un saut plus avant dans « la société de vigilance », le « capitalisme de surveillance » (Vitalis) ou le « capitalisme technologique, c’est-à-dire une phase du capitalisme où la logique abstraite d’accumulation de l’argent a fusionné avec la rationalité technologique, au mépris des subjectivités vivantes » (Garcia) se déroule sous nos yeux.

Du point de vue de la théorie politique, l’originalité de Charbonneau consiste à avoir été un des tout premiers à analyser le lien entre la technicisation, la croissance économique et l’étatisation. Le « brusque accomplissement des virtualités sociales de la technique » qui définit selon lui l’État totalitaire, Charbonneau le conditionnait à « la démission de l’esprit humain devant la force ». Avec la politique sanitaire en œuvre à l’échelle planétaire, l’État, dans sa tendance totalitaire, semble avoir achevé de faire de la sécurité le principe de légitimation essentiel de son action, précisément appuyée sur « notre refus de la mort » dont il n’est en effet « qu’un sous-produit ». Or, « la question du potentiel liberticide des techniques d’organisation[1] » n’est ni débattue de manière démocratique, ni sérieusement interrogée par les penseurs de notre temps. Ce « point aveugle » que Daniel Cérézuelle nous invitait justement fin 2019 à éclairer représente selon nous le point d’achoppement actuel de la cohésion des groupes humains, le nœud où se croisent les multiples lignes de démarcation qui divisent désormais les communautés, comme des fissures dans un ciment abîmé, des lacérations dans un tissu ancien.

C’est dire si le lecteur trouvera ici matière à « interroger l’actualité afin de ne pas (s)’y engloutir[2] ». Les auteurs témoignent du dialogue que l’œuvre entretient avec les contemporains de Charbonneau, en premier lieu avec son ami Jacques Ellul, mais aussi Castoriadis, Girard, Lefebvre, Teilhard de Chardin, Clastres, Jouvenel, Bernanos, Giono, Ramuz, Rougemont, Dandieu, Aron, Choay, Sartre, Camus, Arendt, Wiener, Mumford… avec les morts illustres, Montaigne, Pascal, Rousseau, Tocqueville, Kierkegaard, Nietzsche, Mill, Dostoïevski… et avec les vivants, Latouche, Crawford, Sadin, Senett, les collapsologues…

Nous avons distribué les contributions en trois parties. La première entend montrer l’originalité de l’auteur dans son analyse critique du totalitarisme industriel.

Daniel Cérézuelle étudie la question du développement des techniques d’organisation, soulignant « le risque, plus difficile à penser, d’une future organisation totale – et non politique – de la société industrielle et technicienne sous couvert de rationalité scientifique et d’efficacité technique ».

Thierry Paquot rappelle comment Bernard Charbonneau s’est insurgé contre le saccage territorial, en mettant en évidence que l’industrialisation de l’agriculture conjuguée à l’urbanisation des territoires menait indéfectiblement à « la banlieue totale ou l’urbain généralisé ». Or, « si l’on veut sauver notre civilisation urbaine du naufrage dans l’océan des banlieues, il faut lui rendre sa campagne[3] ».

André Vitalis reprend la critique radicale que propose Charbonneau en s’intéressant aux techniques informatiques et numériques qui décuplent les capacités de surveillance et de répression de l’État sécuritaire : « Jamais dans l’histoire, un pouvoir n’a disposé d’une telle infrastructure de contrôle que même les tyrans les plus fous n’auraient pu imaginer. » États et Gafam s’affirment comme puissances, les unes publiques, les autres privées, menaçant les libertés individuelles, chacune à leur manière.

Sarah Nechtschein illustre, à travers le cas particulier de la parfumerie à laquelle elle vient de consacrer sa thèse, l’intérêt de l’œuvre de Bernard Charbonneau pour penser les enjeux contemporains du développement industriel et techno-scientifique. « Si notre action devient trop grande sans être tempérée par la sagesse, nous courons le risque de nous détruire physiquement, et en tout cas de détruire notre liberté[4] », une liberté conçue sous l’angle de la créativité qu’elle autorise et favorise.

Jean-Sébastien Ingrand explique que Bernard Charbonneau a largement anticipé la naissance de la collapsologie : « Un second big bang s’annonce, dont l’Homo sapiens est l’explosif. Il dépend de nous qu’il soit celui d’un anéantissement si nous laissons le développement humain aller son cours, ou celui d’une seconde Création, si nous en choisissons la libre maîtrise.[5] » La Grande Mue se caractérise par un refus de considérer la mort : celle des individus, comme celle des sociétés rurales, nous privant de ce qui fait le cœur de la conscience personnelle, « le roc, la vérité qui s’inscrit dans la chair », ce qui permet à chacun de naître une seconde fois, d’un point de vue spirituel, vers une action politique.

Renaud Garcia souligne enfin le risque inhérent à la collapsologie : l’effacement des fondements de l’écologie politique, telle que Bernard Charbonneau l’incarne. « Contre la gestion scientifique du désastre », la pensée charbonnienne, par sa richesse d’expression et la tradition philosophique dans laquelle elle s’insère, nous préserve de toute réduction à la théorie des systèmes. Loin d’ouvrir sur une réconciliation fusionnelle avec la nature, Charbonneau en appelle, selon Renaud Garcia, à « l’amour vivant qui ne tire sa puissance révoltée que de la liberté de l’homme ».

Si on a souvent reproché à Charbonneau de se comporter en nouveau Cassandre, prédisant des horreurs mais ne proposant rien de concret pour les éviter, en réalité il ne s’est jamais contenté d’une posture théorique. Convaincu qu’une pensée qui n’est pas mise en pratique est dérisoire, il a toujours cherché à s’associer à d’autres pour éviter les désastres prévisibles et proposer des alternatives. Plusieurs intervenants ont choisi d’examiner d’une part sa critique des modalités habituelles de l’action politique et, d’autre part, les modes d’action dans lesquels il s’est personnellement engagé. S’y ajoute aussi la manière dont il a analysé les limites de ces actions et les causes des échecs subis. Nous présentons leurs communications dans une deuxième partie, intitulée « Agir pour incarner des valeurs dans la post-chrétienté ».

Sébastien Morillon revient sur la biographie de Bernard Charbonneau et montre que si son « œuvre-vie » invite à l’action, celle-ci doit se fonder sur une prise de distance envers la société, seule capable d’opérer une révolution d’un style de vie personnel, au risque de la rupture. Alors seulement l’homme libre pourra espérer « susciter des actions collectives » : camps de réflexion dans la nature, universités libres, journaux, fédération…

Christian Roy interroge le rapport qu’entretient Bernard Charbonneau avec la guerre, cette « guerre totale » initiée en 1914, qu’il comprend comme la « convulsion finale » de l’humanité. « Pour vaincre le fascisme, il faut faire la guerre technique, mais la société organisée pour la guerre technique, c’est la société fasciste », écrit C. Roy. Pris en étau par la guerre atomique, « moyen total », auquel ne répond qu’un État scientifique mondial, l’humanité canalise sa violence dans le sport ou la recherche incessante d’un bouc émissaire.

Frédéric Rognon met en évidence comment, pétri de références bibliques, « en grande partie débiteur du long compagnonnage qu’il entretint avec Jacques Ellul », Bernard Charbonneau énonce à la fois une critique radicale du christianisme en tant que religion et son éloge, à travers les principes de vie évangéliques et l’invention de la liberté. L’auteur revient sur la thèse d’une ambivalence du christianisme dans son rapport à la nature, « à la fois responsable de la dévastation de la nature à l’Ouest et à l’Est, et porteur de la seule force qui puisse y mettre fin, à la fois poison et contrepoison[6]. »

Patrick Chastenet interroge la posture agnostique de Bernard Charbonneau, « témoin indésirable/inflexible de la confrontation douloureuse entre un passé où le Dieu des chrétiens s’est fait homme et un présent où l’homme se fait dieu », à travers sa collaboration à la revue de culture protestante Foi & Vie, débutée en 1951 et achevée en décembre 1994, à la mort de son ami Jacques Ellul.

Édouard Schaelchli entend éclairer un héritage méconnu, celui que Charbonneau reçoit de Jean Giono : « Qu’est-ce donc qui fait de Giono, pour les promoteurs actuels de l’écologie politique, un précurseur politiquement si gênant, si ce n’est incorrect ? » Si Charbonneau « lit de travers » Giono, le renvoyant à une figure d’homme de gauche idéalisant une campagne qui est déjà en train de se dissoudre sous ses yeux, n’est-ce pas parce que « la politique du vivant » que le poète impulse invite à un retour à la terre libéré « de toute idée d’un ordre social entièrement déterminé par un État toujours imbu d’esprit technicien » ?

Nous avons souhaité au cours de ces deux journées de rencontre questionner la méthode de Charbonneau : son approche existentielle du changement social et des nouvelles formes de domination, son refus de la spécialisation, la prise en compte de la dimension sensible et quotidienne de l’expérience commune et sa manière d’« agir sa pensée ». Cela a mené plusieurs intervenants à formuler différentes recherches d’alternatives, pratiques et théoriques.

Frédéric Boutet nous livre son expérience de paysan corrézien, engagé dans une aventure communautaire. Lecteur de différents penseurs et en particulier de Bernard Charbonneau, dont il savoure « le message sur la liberté en général qui repose explicitement sur la sienne en particulier, et donc laisse de la place pour la nôtre », il aborde « l’ancrage à la terre comme une relation charnelle indispensable ».

Daniel Cocula expose comment, entre effondrement, et écofascisme, Bernard Charbonneau envisage le retour à un état d’équilibre, notion qui surmonte les apories des termes décroissance, transition ou état stationnaire. Appelée à diriger le progrès, l’économie, la technique et la science, l’humanité ne doit rien de moins qu’effectuer « l’un de ces « miracles » que les humains ont réussi à accomplir au cours de leur histoire » : fonder une nouvelle civilisation.

Léandre Mandard choisit d’interroger le rapport personnel, intime, de Bernard Charbonneau, né à Bordeaux, avec les cultures locales du Béarn où il s’enracine. C’est là qu’il ancre son analyse de la liquidation des mondes paysans lors de la Grande Mue, « ethnocide » conforté par l’impasse des mouvements régionalistes et nationalitaires. Au contraire, patrie, fédéralisme et localisme culturel sont les trois mots d’ordre de l’utopie charbonnienne.

Cécile Gazo nous invite à penser la question du retour à la terre dans les imaginaires sociaux comme possible source d’émancipation. À partir d’une enquête sociologique, elle interroge la voie paysanne, forme d’autonomie concrète théorisée par Charbonneau et chantée par Giono et Ramuz, confrontés à la disparition entérinée du monde paysan traditionnel.

Jacques Prades conçoit la critique sociale de Charbonneau comme un appel à la résistance, pouvant déboucher sur un « socialisme coopératif », nouvelle « économie sociale » basée sur la « matrice coopérative ». Pouvant rivaliser avec l’économie sociale et solidaire, elle est une « utopie réaliste » qui vise à mettre un terme à la démesure de l’économie de marché.

Nous donnons le dernier mot à Simon Charbonneau, l’un des quatre enfants de Bernard et Henriette : la réflexion qu’il nous livre est « d’abord le fruit d’une expérience familiale hors norme tournant autour de la question de ce que l’on peut appeler une pensée incarnée ». Qu’elle aide chacun d’entre nous, comme l’ensemble de cet ouvrage, à poursuivre « l’appropriation d’une pensée critique à contre-courant de son temps ».

Notes

[1] Daniel Cérézuelle, « Les techniques immatérielles d’organisation, facteur de totalisation sociale ».

[2] Bernard Charbonneau, « Chronique de l’An deux mille », Foi & Vie,  70e année, n° 6, déc. 1971, pp. 40-59, cité par P. Chastenet.

[3] Bernard Charbonneau, Notre table rase, p. 181, cité par T. Paquot.

[4] Bernard Charbonneau, Le Jardin de Babylone, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, Paris, 2002 [1969], p. 28, cité par S. Nechtschein.

[5] Bernard Charbonneau, Le Totalitarisme industriel, Paris, L’Échappée (Le pas de côté), 2019, p. 31, cité par J.-S. Ingrand.

[6] Bernard Charbonneau, « Quel avenir pour quelle écologie ? », in Foi & Vie, vol. XXXVII, n° 3-4, juillet 1988, p. 133, cité par F. Rognon.

Couv Colloque charbonneau

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