Version imprimable de la Chronique du terrain vague, 17
Bernard Charbonneau
Chronique du terrain vague, 17
(La Gueule ouverte n° 51, avril 1975)
Une gueule de salopiot.
(Celle de l’écogauchiste ou réac quand le monsieur sérieux
lui oppose l’argument final : l’Emploi)
Chaque fois que les petits rigolos qui défendent la nature s’opposent à quelque belle opération de développement, telle qu’autostrade, champ de tir, centrale ou marina nucléaire, c’est finalement à cet argument répliqué qu’ils se heurtent, et il ne leur reste plus qu’à fuir sous les huées du public. La rentabilité, la Production, l’Indépendance nationale c’est déjà du solide mais l’Emploi ! Car il ne s’agit plus seulement de l’Économie ou de la Politique mais des hommes, et sans emploi on n’en est plus un. C’est la vérité que nul ne discute, pas plus le public que le monsieur compétent et compétitif qui travaille à son bonheur. Si la société fonce probablement à plein gaz contre un mur, c’est pour assurer des jobs, sans quoi elle manquerait de main-d’œuvre, et les travailleurs de raison de vivre. Car le souci de l’emploi (sans lequel il n’y a pas de profits) qui obsède gouvernants, pédégés et monsieur le maire, est aussi l’idée fixe qui travaille l’inconscient collectif. Si le travail, cette valeur commune aux sociétés industrielles fascistes, capitalistes ou socialistes, est quelque peu en baisse depuis Mai 68, par contre son rejeton dégénéré : l’Emploi, se porte encore fort bien. Si le Loisir est l’idéal du travailleur, le chômage n’en reste pas moins l’ultime malédiction. N’était-ce quelques hippies, d’ailleurs obsolètes, le chômage c’est la damnation : la proportion considérable de chômeurs qui négligent de toucher l’indemnité de chômage s’explique moins par les chinoiseries administratives que parce qu’il est un titre de déshonneur : pensez-vous, être payé à ne rien faire ! C’est pourtant le cas de pas mal de gens dont le métier consiste à ne rien foutre. Car l’essentiel n’est pas de travailler mais d’être employé. Être sans emploi c’est se balader dans la rue sans culotte, c’est pire que de manquer de pain, être exclu de la société, chassé du seul paradis que connaisse une société sans au-delà.
L’homme, c’est l’employé. Mais il y a encore mieux : l’employeur, et au sommet Dieu. Peut-être que cette obsession a aussi une autre raison due au fait que la société, en crise, cherche à renforcer son contrôle social. L’individu employé, c’est l’individu contrôlé, tandis qu’on ne sait pas ce que peut faire ou penser celui qui a du temps à perdre. Quel trouble ou révolution ne va-t-il pas sortir de l’armée des chômeurs ?
Assurer l’Emploi… Et pourtant, pour démolir cette vérité sacrée, il suffit de supprimer la majuscule et de poser la petite question : quel emploi ? Si vraiment c’est l’alpha et l’oméga, après tout l’esclave ou le bagnard est lui aussi employé. Et Hitler en créant des casernes a rétabli un plein-emploi que le capitalisme libéral était impuissant à garantir. L’emploi ? – Lequel ? Après tout il y a des emplois créateurs et d’autres destructeurs. Si le plein-emploi c’est le Bien par excellence, il n’y a qu’à créer des emplois d’incendiaires, d’autant plus qu’en brûlant les maisons ils procureront du travail aux maçons et aux charpentiers. Il est vrai que, ne cessant de détruire sous prétexte de produire c’est exactement ce que fait notre société, surtout en temps de guerre où il n’y a pas à craindre la surproduction et le chômage puisqu’on produit pour détruire et pour tuer. Créer des emplois, très bien, mais pour ce faire, combien en supprime-t-on d’existants ? Et chaque fois que le monsieur sérieux invoquera la nécessité de créer des emplois, l’écogauchiste (ou droitier) lui demandera s’il n’en bousille pas dix pour en faire un.
Prenons l’exemple de l’aménagement de la côte aquitaine. Renonçant à la protection de la nature qu’il est parfois difficile d’invoquer, l’aménageur vous avouera qu’il faut bien se résigner à sacrifier ici ou là la forêt à l’industrie touristique afin de créer des emplois. Il oublie seulement que pour en créer de temporaires il détruit ceux qui, permanents, ont toujours fait la vie de la côte. Un supermarché, cela signifie vingt épiceries de village en faillite, un zoo avec réserves d’animaux comme au sud du courant d’Huchet, tant de forêt en moins pour le forestier. Un Hilton, cent hôtels modestes fermés. Si l’on aggrave la pollution du bassin d’Arcachon en développant le motonautisme, elle mettra fin à l’ostréiculture qui représente ici l’essentiel de l’emploi permanent. Et si, sacrifiant le tourisme à la chimie, la Datar crée un second Fos au Verdon nanti du pétrole, du chlore et du nucléaire, dans un vaste secteur non seulement l’ostréiculture et la pêche, mais le vignoble, l’élevage et cette fois le tourisme seront ruinés ; et ce sera pour créer des emplois. Seuls en auront trouvé les travailleurs étrangers venus bâtir le monstre dont les grandes sociétés d’engineering auront encaissé les profits. Puis elles iront ailleurs déraciner les arbres et les hommes.
Pourquoi cette obsession de l’emploi ? Ne serait-elle pas le signe d’une incapacité à en fournir ? Car souvent le mot et le mythe prospèrent là où la réalité se dérobe. En effet le Développement ne peut assurer l’emploi qu’en se développant encore plus, tel le clebs qui court après sa queue. Ceci d’autant plus qu’il accumule en même temps la masse humaine. Il prétend le faire en développant des industries de pointe qui exigent de moins en moins d’emploi parce que de plus en plus concentrées et automatisées, ce travail répétitif et abstrait pouvant tôt ou tard être exécuté par des mécaniques ; le travailleur n’étant plus qu’un chômeur virtuel ou moral. Or l’industrie tend à envahir l’agriculture qui fournit, aujourd’hui encore, une grande partie de l’emploi. Que faire de la masse des paysans chassés par le Marché, la Chimie et la Mécanique ? Peut-il y avoir une solution au problème de l’emploi sans l’emploi agricole qu’exigent la production de nourritures dignes de ce nom et l’entretien d’une terre habitable parce que respectée de ses habitants ?
Ce vide engendré par le système industriel, celui-ci ne peut le remplir qu’en cultivant l’emploi bidon. Pour mettre fin au chômage des jeunes il prolonge indéfiniment la scolarité, ersatz de prolongation du service militaire ; et il maintient ainsi indéfiniment la jeunesse dans une prison sans barreaux où elle s’emmerde parce qu’elle ne voit pas le sens de ce qu’on lui apprend. Mais il y a aussi la formation professionnelle, qui peut durer au-delà de la trentaine pour le futur cadre ou chômeur intellectuel. Par ailleurs, l’emploi bidon prend la forme du « secteur tertiaire ». Il y a la bureaucratie publique ou privée qui peut indéfiniment s’inventer des emplois puisqu’ils ne servent à rien. Il y a les bureaux d’études qui programment des trous dans les fiches, ou d’autres dans la terre qu’il faut boucher ensuite. Il y a les études de marché, les enquêtes, la publicité, qui font pousser ces tours géantes qui cancérisent le tissu urbain, où, à défaut d’habiter, huit heures par jour l’on s’emploie. Sauf pendant le week-end où l’on va au ski, ce qui fournit des emplois. Car il y a également les diverses industries ou commerces du loisir, qui ne produisent rien que du vent (souffle vivifiant ou empesté selon leur qualité). Ah, j’allais oublier cette vieille industrie du loisir, sans arrêt modernisée, l’art militaire, lui aussi gros consommateur de machines volantes, organisateur de superbes fiestas pour idiots du village, etc., etc. Pour ce qui est de l’emploi utile, paysan, réparateur ou postier, n’espérez rien du système, mais pour l’emploi bidon coûteux et destructeur, comptez sur lui. Puisque, paraît-il, on fait des calculs de rentabilité sur tout, les économistes pourraient s’amuser à établir le coût de ces emplois bidon, aussi ruineux pour l’économie que pour la nature.
Mais on n’y échappe pas, à mon tour me voici au pied du mur : « Que préconisez-vous pour assurer l’emploi ? » En tout cas on n’a pas de mal à imaginer mieux que le système actuel, le pire. Il n’y a probablement pas de solution au problème de l’emploi sans le rétablissement, sous des formes anciennes et nouvelles, d’une agriculture et d’un artisanat local ; le seul intérêt de l’industrie mécanisée étant de nous permettre d’échapper à la corvée, autrement insupportable ou idiote qu’elle nous impose. Il faudra bien qu’un jour la société industrielle se résigne à payer les gens à ne rien faire, pour leur permettre par ailleurs de faire ce qui pour eux a un sens, donc un agrément. Pourquoi, au lieu de faire peser toute la malédiction de la non-activité sur une caste maudite de chômeurs auxquels on verse une allocation de chômage, pourquoi ne pas la verser à l’ensemble de la population nécessiteuse sous forme d’un minimum vital, qui lui permettrait de vivre par ailleurs de ses travaux de jardinage ou de bricolage ? Cet argent, elle l’aurait mérité en remplissant la corvée d’un service social, en faisant un certain temps de travail con en usine ou en bureau. Ainsi, au lieu d’envahir inutilement notre vie sous prétexte d’assurer l’emploi, l’industrie et la technique auraient pour raison d’être le désemploi : la liberté. Contenues dans un ghetto bien défini, sans faire de la vie une énorme machine dressée sur des ruines, elles pourraient être perfectionnées, devenir encore plus efficaces parce que plus concentrées et plus abstraites, donc cantonnées dans un domaine de plus en plus réduit. Peut-être faudrait-il étendre ce genre de distinguo à la science elle-même, en lui interdisant de tout envahir afin de laisser sa place à la connaissance personnelle et populaire. Sinon allez vous faire foutre, et farcissez-vous le cube d’acier et de béton dans le pourrissoir à perte de vue.
La Gueule ouverte n° 51, 30 avril 1975