Jacques Ellul, « L’homme et l’État »

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Jacques Ellul

L’homme et l’État
(1952)

(L’article du Monde pour annoncer la sortie de L’État,
« chez l’auteur »)

Cela s’appelle L’État (1), tout simplement. Et l’on a envie aussitôt de réagir : « Encore un ! » Après ce que les classiques ont écrit sur l’essence et le fondement de l’État ; après ce que les modernes écrivent sur sa structure et son fonctionnement ; après Jouvenel, Ferrero, Guardini, Burdeau, et combien d’autres, que pourrait-on ajouter ? Qu’est-ce qu’un auteur inconnu et apparemment sans titres l’accréditant a priori peut apporter dans cette immense recherche de l’homme à l’égard du pouvoir, quête qui aujourd’hui se fait plus objective et juridique dans la mesure même où l’homme se sent plus directement concerné, plus brutalement saisi ?

Mais dès les premières pages on est transporté dans une tout autre perspective que celle, coutumière, des ouvrages sur l’État. On s’aperçoit très vite que ce livre hors cadre ne répond pas eux « genres » traditionnels. Ce n’est pas une histoire de l’État, et cependant le soubassement historique est fortement charpenté (l’auteur est professeur d’histoire). Ce n’est pas un livre politique, et cependant il en juge pertinemment. Ce n’est pas un livre de droit constitutionnel, et cependant la complexité des institutions de l’État y est parfaitement décrite. Ce n’est pas un essai (les dimensions du travail excèdent les cadres de l’essai) ni de la « littérature », quoique le style en soit riche et prenant, et quoique la vigueur philosophique sous-tende l’ensemble : c’est tout cela à la fois, non dans la confusion des genres mais dans la richesse et la maîtrise de la pensée.

C’est un ouvrage qui correspond non seulement à de vastes connaissances maîtrisées, organisées, mais à une expérience du politique, à l’exercice d’une pensée totale sur un phénomène total, reconnu à la fois comme fait objectif et comme expérience subjective. Cette interpénétration des deux, cette accession du subjectif à l’universel par l’exercice rigoureux de la pensée et sa confrontation au fait, est peut-être le caractère le plus saisissant de ce travail. 

Nous ne sommes plus accoutumés à de véritables œuvres intellectuelles, et nous confondons trop facilement la pensée avec le « laïus ». Un ouvrage comme celui-ci remet exactement ces expressions différentes à leur place et montre comment, à partir des constatations les plus simples, on peut accéder au maximum de connaissance vraie. Il est exact qu’il se sert des formules les plus courantes du vocabulaire politique, des affiches, des slogans, des « illustrés » comme éléments de base d’une des vues politiques les plus profondes que je connaisse.

Le dessin du travail est simple, on peut le suivre en reprenant, les titres des livres : De la nature à la révolution, et c’est la naissance du pouvoir. Il n’y a pas de liberté politique, avec l’analyse des contradictions de l’État libéral, le mensonge de la liberté constitutionnelle, les concepts bourgeois et prolétariens de la liberté. Le tiers livre : Parti-Nation-Guerre, où l’on peut suivre dans le détail la formation de ces deux données complémentaires que sont 1’« homo politicus » et l’État-nation. Au fur et à mesure que l’on avance, les livres prennent plus d’ampleur et englobent plus de matériaux, passant de la description à la synthèse et de l’histoire à une vue globale de l’homme et de l’État.

Le quatrième, qui s’appelle Guerre totale, n’est pas du tout une analyse limitée du phénomène de la guerre ni de ce caractère nouveau que serait la totalité de la guerre, mais bien du fait que l’État tend sans cesse vers une mobilisation totale, corps et biens, corps et âmes, et que la guerre est la plus merveilleuse occasion qui lui soit donnée de se réaliser dans sa fin la plus complète, en même temps qu’il enferme l’homme dans le dilemme décisif, qui devient le nôtre, qu’il nous faut « mourir pour vivre ». Enfin le dernier livre s’appelle Léviathan, et c’est la totale prise de conscience de l’État moderne, identique dans son essence totalitaire quelle que soit la forme variable ; identique dans la mesure où tout État moderne est nihiliste et prétend en même temps être tout.

Un tel livre ne peut se ramener à des thèses, d’autant que l’on risque de dénaturer la pensée en la simplifiant. Ce n’est pas seulement une description de la croissance incessante de l’État, qui se nourrit de tout, des guerres comme des techniques, des réformes et des révolutions, de la productivité et du « social » ; qui s’arrange pour accroître son pouvoir alors même qu’il semble s’accommoder de doctrines et de constitutions limitant l’État : ainsi le libéralisme politique a en définitive renforcé et préparé la croissance de l’État. Ce développement ininterrompu forme la trame de l’ouvrage. Mais cette description n’en est pas le véritable objet ; ni le but, ni le sens.

Le nœud du problème c’est en définitive la confrontation entre 1’homme et l’État. Ce n’est pas seulement la contradiction fondamentale et bien connue de l’individu et de la société, ou du citoyen et de l’organisation, mais réellement de l’homme dans ce qu’il a de plus central, de plus essentiel, de plus authentique, avec une puissance qui l’attaque, le pénètre et l’absorbe.

Tout ce qui est descriptif dans ce livre est en réalité description de l’assimilation de l’homme par l’« apparat ».

Tout ce qui est démonstration est démonstration du fait qu’il n’y a pas de difficulté et pas de problème politique si l’on n’envisage pas cette destruction de l’homme. Mais c’est aussi démonstration qu’il n’y a pas de solution objective.

Dans la mesure où toute réorganisation de l’État, quel qu’en soit son principe, renforce l’État, ce n’est pas dans les théories politiques ou les réformes institutionnelles que l’on peut placer un espoir. Or s’il en est ainsi ce n’est pas la faute de l’État. Il se borne à profiter de notre faiblesse, de nos défaillances. Mais il ne faut pas croire que l’État supplée à nos faiblesses et à nos défaillances : il s’en accroît et nous détruit.

Nous sommes alors au centre d’une tragédie, « une tragédie où, par la force des choses, triomphe toujours la fatalité, mais où, par sa force propre, renaît toujours la vie. Jusqu’au jour de la victoire de l’État – jusqu’à celui où la conscience s’arrachera enfin à ce qui la nie ».

L’État apparaît alors exactement comme le visage de la Fatalité moderne. Il est vain de hausser les épaules en disant que l’on ne croit pas à la fatalité. Celle-ci n’a pas besoin de nos opinions pour être, et ce livre montre, par une minutieuse étude, qu’il s’agit bien de fatalité. Mais cela ne conduit nullement à une attitude fataliste. Au contraire. Et c’est là tout le sens de cet ouvrage, d’avoir reconnu qu’il s’agit d’une fatalité partage nécessairement les hommes en deux : ceux qui l’acceptent, et cessent par là d’être des hommes, et ceux qui veulent surmonter la fatalité. Encore faut-il reconnaître la situation réelle et ne pas la nier, ou ne pas fuir dans l’idéal, le juridisme ou fiction.

« La conscience de l’impossible est le moteur de l’acte libre. C’est parce que je n’ai plus d’issue que je suis forcé d’agir. »

L’homme est mis en danger décisivement par cet État qui « ne se développe que là où nous ne sommes pas pour nous dispenser, légitimement ou illégitimement, de l’effort… Par la force des choses il semble que l’homme doive être vaincu, car ce n’est pas la politique et la science qui lui permettront de régir la politique et la science : seul un effort de liberté lui permettra d’accéder vraiment au règne de la liberté. Cet effort consiste d’abord à ne pas refuser l’insupportable autonomie de la conscience. »

Dès lors il ne nous est pas proposé de solution objective. Aucune. Pas même l’anarchie, car il est absurde et vain de penser résoudre quoi que ce soit par l’anarchie. Nous ne sommes pas en présence d’un procès de l’État aboutissant à la conclusion qu’il faut le supprimer. Nous sommes en présence d’un diagnostic profond, qui met en jeu à la fois la condition humaine et la « force des choses » – qui nous rappelle que notre vérité d’homme consiste à défier la fatalité, quelle qu’en soit la nature.

C’est donc un livre redoutable. Il l’est de deux façons. D’un côté sa démonstration précise, sa systématique politique, peut mettre aux mains du tyran une arme d’oppression inégalée : il est à notre État ce que Le Prince de Machiavel a été pour l’État de Frédéric II. D’un autre côté, il est redoutable pour le simple lecteur, qu’il place « au pied du mur » d’une façon bien plus précise que Camus. Chaque page nous prend à partie, exige de nous une décision.

Nous sommes alors en présence d’un instrument objectif et d’un appel. Un instrument qui nous permet de lire et de comprendre notre société, comme une véritable « grille » secrète, et qui en révèle le sens profond – un appel (car c’est ainsi qu’on doit qualifier cette méditation lucide) à la prise de conscience personnelle, à l’acceptation de notre responsabilité d’homme, un appel à « être », car c’est seulement en vivant la liberté que l’homme maîtrise Léviathan et le brise.

Note

1. Bernard Charbonneau, L’État. (Par la force des choses). 3  volumes (chez l’auteur).

Le Monde, 16 décembre 1952

 

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