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Bernard Charbonneau

Bio-graphie

Combat nature n° 106, août 1994

Le directeur de Combat nature m’écrit pour me dire que certains lecteurs lui ont demandé quel est ce Bernard Charbonneau, auteur d’une série d’articles dans cette revue. Ce qu’il a accepté d’écrire, non sans quelque hésitation, estimant que l’important n’est pas l’auteur mais ce qu’il doit dire. Cependant, peut-être qu’une information sur Bernard Charbonneau aidera à comprendre la question poursuivie toute une vie dans le silence, avant qu’elle ne devienne celle d’un mouvement étiqueté « écologique ».

Bernard Charbonneau est né le 28 novembre 1910 à Bordeaux (Gironde). Aujourd’hui, avec l’accélération du temps entraînée par l’explosion scientifique et technique, autant dire il y a plusieurs siècles. De la Belle Époque à la Grande Guerre, à l’entre-deux-guerres et à la Seconde, encore plus grande ; de la Révolution pour la justice sociale à Staline et à l’écroulement de l’URSS. Des Trente Glorieuses du développement sans problème à sa crise, de la bombe atomique à la bombe génétique. Du déluge des bagnoles à la mode écolo. De l’existence à la mort de Dieu.

Comment faire comprendre l’énormité de cette mue de notre espèce et qu’à travers ses avatars on doit maintenir son cap, si l’on veut que l’homme reste un homme sur sa terre ?

Quand un petit citadin grandit au cœur de la ville dans la pharmacie de son père, il n’a qu’une idée : en sortir.

À pied ou à vélo (on le peut encore) échapper à ses murs, aux menaces des tramways et des bagnoles ; et surtout à ses interdits. Hors du pavé, marcher sur la terre et le pré, traverser un espace sans gardes ni pancartes. Chercher la patrie où pour un soir on plantera librement sa tente. Or, aux portes mêmes de la ville, de la Gironde à l’Adour, de l’océan aux collines du Gers, s’étendait une immense forêt de pins, vierge bien que plantée surtout par l’homme. De grands lacs d’eau claire et poissonneuse, ignorés d’une bourgeoisie concentrée à Arcachon. Pour un enfant, une Polynésie à découvrir au terminus du tramway. Du cap Ferret à Soulac, on marchait dans les pins en traversant une seule route. Et dans des camps de scouts qu’on ne pouvait atteindre qu’en barque, on devenait des Indiens.

Ah ! plus tard, sauver ce paradis.

Ce qui explique que l’enfant devenu un vieil homme ait fondé le Comité de défense de la côte aquitaine pour défendre ce « gisement vert » d’un aménagement destiné paraît-il à le conserver : la destruction n’est jamais que le produit du mensonge.

Plus tard devenu jeune homme – sans opératour pour lui dicter sa route – sac au dos avec des copains, Bernard Charbonneau partit à la découverte des côtes et des sierras d’une Espagne inconnue des touristes de l’axe Saint-Sébastien-Madrid-Grenade-Séville. Pendant des jours sur des chemins, on pouvait marcher cent kilomètres de village en village, rencontrant un peuple qui, dans la pauvreté, vivait encore ses chants et ses fêtes. Traversant dans l’espace-temps un passé immémorial. Et pour peu d’argent on pouvait même atteindre sur le pont d’un bateau une île déserte : Gomère aux cascades fusant dans les lauriers géants – aujourd’hui on vient d’y construire un aérodrome pour des tonnes de touristes. Ce fut… Et ç’aurait pu être encore pour des Européens, sans ciment ni publicité pour entasser des masses.

Jeune, on s’intéresse à l’histoire et à la géographie, alors inséparables. Car on pense que la réalité forme un tout dans le cadre du temps et de l’espace. Et que ce tout change devant ses yeux, comme la rue du Palais-Gallien envahie par les autos à Bordeaux. On passe l’agrégation et l’on devient professeur au lycée de Bayonne ; où la rencontre vierge de la montagne et de la mer au Jaizquibel est à deux pas d’une côte basque déjà devenue une banlieue bourgeoise de Paris. Enfin, pour rencontrer la femme, on sacrifie la sierra solitaire à l’Autriche du Baedeker, qui était le meilleur guide de l’époque. Et, ironie du sort, c’est à l’autre bout de l’Europe qu’on fait la connaissance de la toute jeune fille d’un professeur de philosophie de la faculté de Bordeaux. Aujourd’hui encore la femme de Bernard Charbonneau.

Ensuite, bloqué par la guerre et par l’Occupation au lycée de Bordeaux, allant le ventre creux à vélo de la campagne où l’on s’obstine à vivre, à la ville, d’autant plus affamé d’espace, on se retire au lycée de Pau, puis du lycée de Pau à l’école normale de Lescar. On peut ainsi pour sa famille bâtir sa maison au bord du gave au village de Laroin, alors bien vivant, sans penser au déluge qui allait l’engloutir. Puis le prévoyant, avant la mode de la fermette, on récupère un premier lieu de retraite au bord du gave d’Oloron, dont on pensait que ce serait la dernière rivière impolluée de France à cause du saumon.

Mais l’on devient vieux, on y voit mal dans la grande maison à l’ombre des chênes ; et en 1960 pas question de les préserver quand, sans préavis, on vous amène l’électricité, qu’on doit refuser pour les sauver. Et, pour la retraite, on cherche un autre site, une tegia abandonnée sur une crête face aux Pyrénées, au cœur de la campagne de Mixe. On la restaure pour profiter du confort moderne. Et 1’on vit en allant en voiture de l’une à l’autre de ces deux résidences principales, selon les saisons et les visites de la famille.

On vieillit, et pendant ce temps la ruine de la campagne et du gave se poursuit. Plus de gros et bons poissons, mais l’eau reste suffisamment claire pour la baignade.

Tout autour les derniers chênes, les derniers paysans et les derniers paysages survivent puis s’effacent. Sous l’action des gravières, le barrage se crève et le canal du moulin s’assèche.

Heureusement, pour raser les Pyrénées blanches ou bleues qui sont devant la fenêtre, il n’y a pas encore de bulldozer assez puissant.

Ah ! mourir devant elles et non à la clinique.

Ceci est le compte rendu superficiel et objectif d’une vie. Mais, dans ce cas, de l’enfance à la vieillesse, elle est restée fidèle à sa pensée.

Quand dès l’adolescence on a eu la passion de vivre libre sur Terre, on se voue à faire prendre conscience de la menace qui pèse sur l’un et l’autre, serait-on le seul, quels que soient les avatars de l’histoire.

Sauver la nature – celle de la Terre vivante et non celle d’un cosmos invincible – qui me donne la vie et ses joies comme à tout homme. Et sauver la liberté : la mienne et celle de mes semblables. Vivre et servir cette vérité quoi qu’il arrive : la crise, la guerre et la révolution, serais-je seul à parler devant un mur.

Une question aussi neuve n’est pas affaire à son départ de l’opinion et d’élections mais de conversions personnelles. Ce que Bernard Charbonneau a d’abord tenté de réaliser en réunissant quelques amis choisis dans des camps de vacances, dans des lieux retirés de la forêt landaise et des Pyrénées. C’est pour poser sa question qu’il a participé au démarrage de la revue et du mouvement Esprit. Il s’occupe des groupes du Sud-Ouest pour lesquels il publie un article intitulé : « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire. » En 1937, impensable. Mais ce n’est pas Emmanuel Mounier, auteur de La Petite Peur du vingtième siècle, qui pouvait se poser la question de l’ambiguïté du « progrès ».

Pendant quelques jours on y partageait les servitudes d’une vie commune, en discutant des problèmes de fond posés à l’homme par la mutation scientifique et technique, la confrontant à la montée des totalitarismes et de la guerre. Et c’est à la veille de son explosion que Bernard Charbonneau, devant ses amis fit le serment de se consacrer à cette question, même seul, refusant tout autre engagement, quelle qu’en soit l’urgence. Et il peut se dire que dans l’isolement de la guerre, de la libération, du développement à tout prix, il a tenu son serment.

Au lendemain de l’écrasement du totalitarisme de droite, il a tenté en vain de reprendre ces camps. Mais pour des intellectuels, Marx et Freud résumaient alors toute vérité.

Puis, avec son ami Jacques Ellul, il s’occupa d’un groupe d’étudiants en essayant de les éveiller aux problèmes de la technique.

En vain : l’éclair d’Hiroshima, au lieu de leur ouvrir les yeux, avait rendu les Français aveugles : alors, pouvait-on seulement les aider à découvrir que l’URSS de la nomenklatura et du goulag n’était pas le règne de la justice. Ce n’est pas pour changer le désordre établi, mais c’est dans ses partis et ses institutions que l’on s’engage. Certains y feront de brillantes carrières.

Et, au moment où plus que jamais les conséquences du développement se révèlent à celui qui vit à la campagne, que faire seul ? Écrire un livre, devenir ce que la société appelle ridiculement un « auteur » ? (Le lecteur qui partage la pensée de celui-ci trouvera la liste de ces livres plus loin.)

Enfin, ce qui fut la vocation personnelle d’un individu devient un mouvement social et politique, étiqueté « écologiste ». Car ce qui est en jeu n’est pas seulement un équilibre naturel, mais la nature même de 1’esprit humain. Parti d’Amérique et brusquement surgi en France en 1970, le mouvement écolo est d’abord le fait d’un petit nombre de marginaux. Bernard Charbonneau le rejoint. Il tient les « Chroniques du terrain vague » à La Gueule ouverte créée par Pierre Fournier et ses amis de Charlie Hebdo. La mode écologique ayant gagné à leur tour certains chrétiens, avec son ami bordelais Édouard Kressman, il participe à la fondation d’Ecoropa, qui rassemble des personnalités européennes. À la même époque il participe à divers comités de défense concernant la côte aquitaine et les Pyrénées. Enfin, le succès électoral et la reconnaissance médiatique font du mouvement écologiste une force politique.

Les grands intérêts, les milieux industriels et scientifiques s’avisent à leur tour de tirer profit du recyclage des coûts du développement. Pas un qui ne soit désormais camouflé d’une couche de peinture verte, pas un de ses déchets qui ne soit recyclé avec profit.

L’environnement était orphelin, il a désormais son ministre.

Une génération d’écolos succède à une autre ; et la nécessité impose tant bien que mal des mesures techniques auparavant impensables.

Et plus que jamais, au temps du recensement du génome humain, la question posée à la nature, à la liberté, à l’égalité et à la fraternité ne cesse de s’aggraver.

À quand la réponse ?

Il n’y a pas de « développement soutenable », seulement un nouvel équilibre, qui préserve la paix de l’écosystème terrestre et de l’homme.

 

(Repris dans Le Totalitarisme industriel, L’Échappée, 2018)

 

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