Henriette Charbonneau, « À propos de Je fus »

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Henriette Charbonneau

À propos de Je fus

(Manuscrit inédit d’Henriette Charbonneau, vers 2000)

Lichtenberg disait : « Une préface pourrait être intitulée : “paratonnerre”. » Il savait de quoi il parlait puisque ses aphorismes soulevèrent des cris d’indignation chez les Allemands bien-pensants du XVIIIe siècle. Comment tolérer un homme capable de dire et d’écrire : « Je suis athée, Dieu merci » ? Quelle préface pouvait amortir le choc ? Pour Je fus, le choc précède la préface. D’abord le titre, puis la dédicace.

Essayons de nous mettre à la place du lecteur. Pourquoi ce titre ? Comment peut-il dire : « je fus » à 40 ans, en pleine vie ? Il aurait dû écrire : « je suis ».

Bernard Charbonneau répond : « Je suis… qui peut ainsi le dire ? Le simple je est dérobé au feu du ciel. Je suis… Allons donc ! Dans le marbre de l’éternel je ne graverai jamais que ces deux mots : je fus. »

Un passé simple irrévocable crié par un homme vivant. Irrévocable ? Non. À tout instant il peut arriver, s’il se sent et se sait vivant, qu’il revienne irrésistiblement au je suis. Mais « comment oser dire je suis, et le signer ? Un seul moyen ; dire je suis dieu, je suis le dieu qui meurt » (1). Pascal ne disait pas autre chose : « Croirai-je que je ne suis rien ? Croirai-je que je suis Dieu ? » « Je suis en un état à plaindre […] ignorant ce que je suis et ce que je dois faire. » Notons que Pascal, qui haïssait le moi, revenait au je dès qu’il s’agissait de sa misère et de sa soif d’éternité, à ce « je furtif » qui échappe au philosophe du cogito. « Je pense, donc je suis » est une devise d’intellectuel qui ne résiste pas à l’expérience de la vie et de la mort.

C’est le poète Rilke qui est dans le vrai :
Der grosse Tod, den jeder in sich hat,
Das ist die Frucht, um den sich alles dreht (2)

Tout gravite autour de cette grande mort que chacun porte en soi. Déjà, dans une note de 1930, Bernard Charbonneau écrivait : « C’est la mort qui nous situe et qui nous définit. »

La grande mort, c’est cette ennemie intime qu’il s’agit de reconnaître en toute conscience et de refuser de toutes ses forces. Encore une fois Bernard Charbonneau rejoint Pascal, criant ce je que le janséniste masque du terme générique d’homme : « Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue parce qu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui n’en sait rien. » 

Et Bernard Charbonneau :
« L’univers entier me crie : Tu n’es pas, et je te le prouve en t’anéantissant. Je lui réponds : je le sais. Tu n’atteindras pas jusqu’ici ta victime. »

Au cœur de la vie et de l’œuvre de Bernard Charbonneau, il y a cette expérience à la fois exaltante et torturante. Accepter sa mort c’est la refuser, ce que Bernard exprima un jour à haute voix : « Tout ce que je fais, c’est une lutte contre la mort, un corps à corps avec elle. »

S’il a relevé le défi, c’est que sa foi dans la liberté se confondait avec un amour fou de la vie, nourri par une santé, une énergie physique et une sensualité qui manquaient à l’égrotant Pascal.

Un soir de 1936, il m’écrit : « Seul le voyage, le soleil, l’eau froide, l’emmerdement de la pluie, la vie enfin, me permet d’exister, je suis heureux j’ai faim j’ai soif je vois je sens je possède… Seul moyen d’échapper à la ville et à cet effroyable moi sans issue. »

Le voyage… « Il n’a d’intérêt que par l’invention et l’effort. » Bernard Charbonneau était un explorateur de proximité, un marcheur. Il aurait pu dire, comme Goethe « Was ich nicht erlernt habe, das habe ich erwandert. » (« Toute ma pensée, je l’ai acquise en marchant. ») Traduction plus humble : « Tout ce que j’ai pensé m’est venu en marchant. » Même dans sa vieillesse Bernard Charbonneau ne pouvait pêcher qu’en marchant. S’il n’a pas arpenté tout le Moyen-Orient comme Mani, l’hérésiarque qui a marqué de son empreinte saint Augustin et Pascal, il aurait pu dire lui aussi : « Je suis venu du pays de Babel pour faire retentir un cri à travers le monde. »

Un cri… « c’est un cri que j’aurais pu jeter, quelque furieux poème » (préface de Pan se meurt, 1943) et en 1980 « l’homme de parole » s’écrie : « Je ne suis pas un écrivain, la parole me sort des entrailles, je dois parler, je crie. » Ce n’est pas pour rien que le premier chapitre de Je fus s’intitule « Le mot et le cri ».

Un cri… le deuxième cri primal lorsque « l’esprit d’un homme s’anime dans son corps ». « S’il dit je suis en toute conscience, si l’éclair de ces mots l’a foudroyé au cœur même de sa chair et de l’instant, alors il aura défini la liberté. »

« La liberté, une explosion de la personne », disait Jules Lequier, qui ajoutait : « En comprenant que la liberté est incompréhensible vous en aurez compris tout ce qu’on peut en comprendre. » Ce que Bernard exprimait un jour à haute voix : « La liberté n’est pas une idée, c’est une puissance, en ceci elle ressemble à Dieu. »

Comment garder pour soi une expérience aussi forte ? Comment ne pas mettre tout en œuvre pour éveiller la liberté dans son prochain ? Comment le convaincre qu’il n’est que s’il est – ou plutôt devient – libre, car la liberté est libération ? Bernard Charbonneau s’en explique longuement, je n’insiste pas. Je voudrais seulement essayer de montrer que l’étrange dédicace de Je fus exprime poétiquement ce mouvement qui va de l’expérience spirituelle solitaire à l’appel au prochain, le mouvement même de l’incarnation.

J’ai honte de décortiquer un texte inspiré, mais comment faire comprendre que ce n’est pas vain lyrisme, que chaque mot fut pesé dans ce parcours qui va de personne (aucun homme) à quelqu’un (le prochain ?). Voici comment l’alter ego trop rationnel interprète ce qu’il faut bien appeler un poème.

« Respiration.
Ouvre la bouche. Inspire le souffle pur et vivifiant d’en haut.
Expire : parle pour dire (3). »

« Je suis seul, « tristement seul sur un désert ». Personne à qui parler. Mais j’écris, mais je crie vers un ciel vide. Dieu n’est plus que par son absence, mais je lance ma flèche au cœur de ce ciel vide, vers ce Dieu absent, vers quelqu’un d’inconnu, d’inaccessible, dans un au-delà vertigineux de l’espace-temps, car ma vie est brève et mon entreprise immense. « Ce que j’entreprends, c’est l’épopée de l’univers individuel en révolte. Dans sa totalité l’épopée de l’individu seul (1943, Devant l’œuvre). Je dois « construire un cri » pour en faire cette épopée.

Tant que je suis vivant, la nature m’aidera à me dresser sur cette terre, à tenir ferme et à lever vers le ciel cette coupe qu’elle m’a donnée, pleine du vin de ma vie et de ma mort, vin délectable… jusqu’à la folle amertume de la dernière gorgée.

J’offre mon œuvre-vie en libation à la liberté.
Pour toi, mon prochain, compagnon de mes agapes. »

Seuls ceux qui ont bien connu Bernard savent quelle joie il tirait du partage du boire et du manger.

*        *

*

Je fus

C’est par cette bouche à jamais remplie de terre que des hommes qui ne sont pas encore nés entendront une parole de liberté.

Henriette

Notes

(1) Une seconde nature. Dans les flots d’écriture de Nabokov je tombe sur ces mots : « Je meurs donc je suis. »

(2) « La grande mort que tout homme en soi porte, / tel est le fruit autour duquel gravite tout. » R.M. Rilke, Le Livre de la pauvreté et de la mort, traduction Paul de Man, Seuil (NdE).

(3) Une seconde nature. Les phrases qui suivent constituent un collage de plusieurs textes épars de Bernard Charbonneau, qu’Henriette a dû citer de mémoire : Devant l’œuvre, Léviathan… (NdE).

 

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