L’Émeute et le Plan

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Bernard Charbonneau

L’Émeute et le Plan

(1968)

Le monde où nous vivons se caractérise par deux aspects superficiellement contradictoires, mais profondément liés : un désordre et un ordre extrêmes. Des sociétés libérales où les religions et les morales traditionnelles sont contestées au nom de la liberté de l’individu coexistent avec des régimes totalitaires. Et à l’intérieur même des sociétés industrielles de type occidental, le désordre contraste avec l’ordre. Tandis que la critique et l’imagination poussées jusqu’au bout mettent en cause la raison et le langage dans le domaine littéraire, dans le domaine scientifique la logique la plus rigoureuse règne, et elle s’exprime dans un langage mathématique encore plus abstrait et contraignant que l’ancien. Les vérités religieuses et morales qui avaient jusqu’ici fondé les sociétés sont mises en cause à la fois par les progrès des sciences et le besoin de liberté, les mœurs semblent infiniment plus libres que dans le passé ; mais le conformisme recule au moment où les mœurs s’uniformisent ; et si l’enfant et la femme s’émancipent de la famille, ils n’en sont que d’autant plus soumis à l’État ou au métier.

L’ordre industriel progresse dans le chaos qu’il engendre ; comme une armée disciplinée s’avance dans la nuée des explosions et des ruines, notre société avance en détruisant les équilibres naturels ou sociaux. Dans la France du pouvoir personnel et de la technocratie, les événements de mai ont fait éclater ce contraste au grand jour. D’une part le renforcement de l’État, le Plan sous le signe des ordinateurs, de l’autre le vide et la négation : la révolte pure ; jamais émeute ne fut aussi irrationnelle dans une société aussi rationnelle. Mais si de Gaulle aboutit aux barricades, les barricades ramènent à de Gaulle.

L’ordre et le désordre sont liés, comme la thèse à l’antithèse. En prenant pour exemple la crise de mai, je vais maintenant m’efforcer de montrer comment, et pourquoi.

Une autre « révolution culturelle »

La crise de mai est d’un type profondément nouveau, et c’est cette nouveauté qui l’a rendue aussi imprévisible. À la différence des grandes révolutions, nul signe précurseur ne l’annonçait. La France semblait engagée dans une période de prospérité et d’atonie idéologique, vouée à la technocratie et à la « dépolitisation » qui, à en croire les sociologues, aurait surtout été le fait de la jeunesse des universités. Pourtant il devait suffire de quelques groupuscules d’une faculté de banlieue pour faire éclater cet ordre, en apparence établi, et révéler le vide social qu’il recouvrait. Nanterre n’a été qu’un détonateur ; la révolution, comme toujours, c’est la société régnante qui l’avait cultivée. Mais bien plus qu’en 1789 ou même en 1848, à cette « révolution » il ne manque que des révolutionnaires.

Étrange révolution en effet, à la fois bien plus profonde et bien plus superficielle que celles d’autrefois. Car elle met en cause bien plus et bien moins qu’un gouvernement ; en mai ce n’est plus seulement le pouvoir d’un roi qui est menacé, mais les bases même de tout ordre social : l’autorité des pères et des professeurs, ce ne sont plus des partis ou des classes qui s’opposent mais des générations. Pendant huit jours la France n’est plus qu’une nuée où il semble possible de tout dire et de tout faire. Et pourtant elle n’a même pas changé de gouvernement. On pourrait qualifier cette révolution de « culturelle » aux deux sens actuels du terme : parce qu’elle concerne les mœurs autant que l’État, et aussi parce que plus qu’une révolution, elle en est le spectacle.

La force et la faiblesse de la révolte de mai c’est sa spontanéité. Elle jaillit des profondeurs de la jeunesse et des masses, non des calculs d’un doctrinaire ou d’un politicien ; révolte contre l’organisation, elle répugne à s’organiser. Comme son prophète Godard, elle ne s’exprime pas en un discours suivi, mais en un flot de slogans et d’images. À Nanterre sitôt qu’elle cherche à se préciser, elle se divise en sectes rivales qui s’excommunient au nom de la véritable orthodoxie marxiste. Et quand on demande à ses chefs les plus lucides quels sont les buts de leur action, ils répliquent que c’est en détruisant que se dégageront au fur et à mesure les éléments d’une construction. Depuis Netchaiev rien n’a été inventé, toutes les révolutions du xxe siècle, de droite ou de gauche, sont nihilistes.

Plutôt que de révolution, on pourrait parler de révolte : d’une réaction instinctive et passionnée, mais encore informe. C’est ce refus adolescent de la forme, intellectuelle, morale ou politique, qui explique le mélange d’originalité et de conformisme du mouvement de mai. Refusant le père et l’autorité du passé, l’agitation étudiante lui emprunte ses motivations, des valeurs confuses comme la Justice, et surtout la Liberté, qu’il lui faut tout entière et tout de suite. En dépit de l’énorme mutation du xxe siècle son idéal porte la barbe quarante-huitarde de Karl Marx ou de Che Guevara, et ses rivalités se ramènent à des variations sur des thèmes fournis par Bakounine ou Trotski. La révolution de mai dépasse-t-elle Staline ou revient-elle à l’enfance de Lénine ? Quand il s’agit de critiques précises ou de réformes pratiques, l’enseignement ou la vie à venir n’apparaît que sous la forme abstraite d’une Université ou d’un État où régneraient enfin la liberté et l’égalité parfaites. Quand la révolte étudiante se concrétise, c’est dans des slogans sur la guerre au Vietnam, qui ne sont rien d’autre que l’expression plus violente de l’opinion générale et de celle du chef de l’État. Quelle politique, quelle économie pourront assurer demain la liberté dans la société industrielle ? Quelle sera la pensée ? Les mœurs ? Nos universités le savent bien moins que celles du xixe siècle.

Les passions sont souvent d’autant plus imprécises qu’elles sont extrêmes, et faute d’être vécu l’extrémisme doit être joué. La révolution de mai a été un psychodrame que son outrance même rendait inoffensif, une sorte de jeu artistique et littéraire. Si son idéologie remonte à 1848, son style date de 1920 : pour une fois la « révolution » surréaliste descendait dans la rue. Le transistor, la TV ont joué un grand rôle dans le développement de la crise en donnant aux acteurs leur propre spectacle. La tragédie était dans l’apparence autant que dans la réalité, la violence d’abord rhétorique : le nombre des victimes est bien faible pour une crise de cette importance. La police n’a pas utilisé ses véritables armes, et de son côté l’agressivité révolutionnaire s’est satisfaite de paroles, et non de sang. C’est pourquoi, tant que les étudiants ont été seuls en cause, la bourgeoisie ne s’est guère mobilisée contre ses fils. De tout temps les étudiants ont chahuté : ceux-ci n’échappent pas à la règle bien que la barbe remplace la faluche. Il y a dans la révolte de mai un côté folklore dont elle a été la dupe. Dans la mesure où la société se défend en faisant le gros dos tout en interdisant à sa jeunesse l’exercice d’un véritable pouvoir, elle la condamne à compenser par la violence de ses cris ce qu’ils ont de vain, celle-ci mime la Révolution en croyant la faire, et les amphis se transforment en Living Theater. Une des causes de l’échec de la révolte de mai est de s’être « prise au jeu ».

La Fiesta

Mais le spectacle fait partie de la fête ; dans une société où la vie quotidienne prend la rigueur d’un mécanisme, la révolte de mai a été l’explosion des puissances de vie et de liberté.

Nous vivons tous les jours. Et les jours reviennent et passent, toujours semblables et cependant chaque fois révolus, ramenant les mêmes travaux à la fois inéluctables et vains : quotidiens. Parfois quelque accident interrompt leur cours, mais il n’appartient qu’à nous ou à nos proches : le domaine de la vie quotidienne n’est pas celui des communions, mais de la vie privée. Et le temps passe, heureux ou malheureux, ou plutôt ni l’un ni l’autre ; le ciel se fait plus gris. Quand donc le roc du temps éclatera-t-il ? Quand donc serons-nous sauvés de notre vie ? Nous l’étions hier par Dieu, le serons-nous par l’Histoire ? Un grand soir nous serons tous libres, et tous frères. Tout sera possible, et l’instant éternel. Mais quoi ? Il n’est déjà plus ? — Rien n’est plus bref qu’un soir de fête.

La fête s’oppose au quotidien comme le jour à la nuit, mais son apparent désordre ne doit pas nous tromper, elle fait partie d’un tout ; comme la vie quotidienne, et même plus qu’elle, elle appartient à une société. Plus celle-ci est contraignante, plus elle doit prévoir une issue par où s’échappera l’énergie qu’elle comprime : les instincts naturels et le besoin de liberté. Ce sont les sociétés traditionnelles où la religion et la morale sont les plus strictes qui ont les fêtes les plus brillantes. Mais c’est l’ordre qui codifie la date et les formes du désordre. Ce jour-là, saouls de gestes et de bruits, jetant l’argent et parfois le sang sans compter, les hommes miment leur liberté : devenus enfin des acteurs. Ils actualisent les mythes, et parfois certains en meurent, précipités du grand soleil de la fiesta dans la nuit d’un quotidien définitif. Puis l’heure sonne ; le corps las, la tête et le porte-monnaie vides, les derniers fêtards se jettent sur leur lit, bientôt réveillés par l’aube grise d’un quotidien remis à neuf. Tandis que sa police parcourt les rues pour arrêter ceux qui n’ont pas compris que la fête est finie ; purgée de ses toxines, la société se remet au travail.

La nôtre n’est plus traditionnelle, elle aurait tué Dieu, paraît-il, et assoupli sa morale, au moins à l’ouest. Mais dans les sociétés industrielles le quotidien est d’autant plus dur, car l’organisation y prend la relève de la morale et de la religion. Quotidiennement, jamais contraintes ne furent aussi détaillées, ni aussi strictes ; la main sur le volant, l’œil sur les feux, nos machines nous interdisent le moindre écart. Jamais l’imaginaire et la violence qui travaillent les hommes – surtout les jeunes – ne furent ainsi soumis à la rationalité et à la loi, administrative ou technique ; et cette loi cette fois est du pur profane. Faute de mieux nous nous évadons dans la culture et les vacances ; mais en s’organisant nos loisirs participent de l’éternel retour des jours.

Or les anciennes fêtes déclinent, car elles servaient d’exutoire à des disciplines traditionnelles qui ne sont plus : comme Dieu, Carnaval se meurt, et plus rien ne vient interrompre l’éternel carrousel des autos. Rien ne vient contester ni suspendre l’ordre technique où quotidiennement nous vivons. Nous sommes comblés, du moins on nous le dit, alors la pression monte, et l’ennui. Notre malaise grandit, et sans même le savoir nous attendons l’événement qui viendra briser cette chape grise sous laquelle nous vivons : la Révolution, et le plus souvent la Guerre. Les nuées s’accumulent, et soudain la foudre éclate en signes noirs à la première page des journaux. Et le même accident qui nous mobilise dans l’armée nous démobilise de la vie civile : du métier, des femmes et des enfants. Nous voici enfin seuls, entre hommes ; la vie a pris un sens, une dimension historique. Et à notre angoisse se mêle le vague espoir d’une délivrance. Mais la fête n’est qu’un instant ; et bientôt le quotidien de la guerre referme ses mâchoires de fer.

Or à l’âge atomique la bombe H nous interdit l’explosion libératrice qui décongestionne les sociétés où monte la pression des masses et de l’organisation. La guerre nous manque, et la science sociale n’a pas encore réussi à en fabriquer un ersatz ; notre gouvernement n’est pas assez fort pour nous offrir le spectacle d’une révolution culturelle. Or voici dix ans qu’il est en place, et vingt-trois ans que la paix dure. Nous avons dû nous contenter de guerres coloniales, puis d’une autre qui ne nous concerne qu’indirectement. Le fantôme d’Hitler se dissipant dans le passé, nous n’avons plus de véritable ennemi, comment la vie pourrait-elle avoir un sens, et un avenir ? Nous sommes tout entiers livrés au quotidien ; il devait éclater, et c’est fait. Dans l’explosion qui vient de secouer la France, le fait social brut l’emporte sur les aspects économiques ou politiques. La crise de mai a été une fête : une fête de la Jeunesse. Le travail est suspendu, qu’importe le prétexte ! Les rues, et la parole, sont enfin rendues aux piétons. Le peuple fraternise ; ce n’est plus le moment de compter, et l’holocauste des bagnoles d’autrui célèbre l’instant. Comme à Pampelune les taureaux sont lâchés dans les rues, mais ils sont emboulés, c’est-à-dire munis de grenades lacrymogènes. Les prétextes rationnels, d’ailleurs beaucoup plus confus que dans les révolutions précédentes, dissimulent à peine le déchaînement tragique et joyeux de la fiesta. À ce carnaval il n’a manqué que le sacrifice du bœuf gras, c’est-à-dire du père.

Nous voici libres, l’imagination a pris le pouvoir, mais elle ne sait qu’en faire. Car la fête n’est pas plus la liberté que le quotidien, elle appartient à une société, et l’unanimité précaire où elle mêle ses participants le démontre. Çà et là quelques individus errent dans la salle de bal, des étrangers de passage, ou des professionnels qui s’affairent parmi les cris, calculant déjà les profits qu’ils peuvent tirer de cette folie passagère. Car le quotidien reviendra, d’autant plus écrasant ; pour qui le sait c’est le moment de rafler les mises et d’occuper les places. La fête ayant pour un temps rempli sa fonction, l’ordre s’établira, d’autant plus strict que la fête aura été totale. La fiesta ne conteste pas vraiment ; ce brouhaha de cris n’est pas l’instant de la pensée, ce n’est pas en temps de guerre ou d’émeutes que les sociétés sont contestées, mais dans les périodes de calme apparent, et elles ne le sont pas par des foules mais par des personnes. Espérons quand même que le désordre actuel n’engendrera pas un ordre scientifique ou politique à sa mesure.

Et pourtant la fête témoigne bien du vieux désir humain de liberté, qu’elle comble et liquide en même temps. Comment faire pour qu’elle ait un lendemain, pour que la révolution n’engendre pas la dictature ? Comment faire passer la fête dans le quotidien, la poésie dans le réel, le jeu dans l’organisation économique ou politique ? Pour le détail je n’en sais rien, et c’est d’ailleurs secondaire. Mais ce sera à coup sûr parce que des hommes auront su sortir aussi bien des fêtes que du quotidien de leur société. Il n’y a qu’une fête, quand un homme ouvre les yeux sur l’univers et sur autrui ; et elle peut avoir lieu à chaque instant. Mais celle-ci est chant profond, donc silence.

Révolte et organisation

La révolte de mai est l’antithèse d’un putsch organisé : une fête spontanée. Mais son apparente gratuité ne doit pas nous faire oublier son sérieux ; ce n’est pas pour rien que l’étincelle de Nanterre a enflammé la masse des étudiants puis celle des ouvriers. Vaine écume, révolte sans cause ? Bien au contraire, révolte aux raisons trop graves, trop profondément enfouies dans l’inconscient, qui ne met pas en cause le Vietnam, mais la planète : à défaut du Vietnam il lui faudrait chercher quelque autre « prête-nom ». Car la jeunesse, en particulier celle des facultés, pressent qu’elle est exilée dans un monde étranger : ces ghettos perdus dans un Sahara banlieusard ne font que symboliser la situation de la caste étudiante enfermée dans le frigo de la connaissance. On nous dit que la jeunesse se serait révoltée pour réclamer une Université « adaptée » aux réalités actuelles. Comme s’il n’y avait pas quelques rapports entre ces réalités actuelles et l’explosion de mai !

La révolte de mai témoigne tout autant d’un instinctif refus d’intégration dans notre société industrielle. Et ceci au nom de la liberté. Celle-ci est en effet le point central vers lequel convergent les revendications confuses de la révolte : critique, contestation, participation, autonomie, etc., tous les mots clefs de ces journées y ramènent. Exercer le pouvoir, tenu jusque-là par les vieux et les techniciens, occuper la rue tenue par la police et les autos, et surtout prendre la parole, jusque-là monopole des puissants et des savants, la libérer du ghetto où l’avaient enfermée le régime et les techniciens. L’organisation industrielle nous assure un minimum de confort, mais par cela même nous donne le loisir de ressentir le prix dont nous le payons. Dans cette société climatisée, de plus en plus bourrée d’hommes, de choses et d’événements, imbriqués l’un dans l’autre, l’individu, surtout s’il est jeune, manque d’air.

La société industrielle de type occidental cultive en effet au maximum l’explosion des puissances de liberté. Société postchrétienne, elle met l’accent sur l’autonomie de l’individu : politique, professionnelle ou sexuelle ; d’autant plus que l’établissement des nouvelles disciplines industrielles suppose la disparition des liens traditionnels. Elle met en cause les vieilles vérités, religieuses ou idéologiques ; mais comme la société non seulement persiste, mais devient encore plus complexe, elle érige en normes collectives les vérités pratiques – opérationnelles, dirait Marcuse – qui lui permettent de fonctionner. Dieu est mort, et l’homme est libre, mais il doit bien passer son bac, payer ses impôts, accomplir les « formalités », – et dans une société organisée elles tendent à remplir la vie. Les anciennes disciplines, religieuses ou morales, s’effondrent, mais dans le détail une organisation matérielle sans cesse plus raffinée multiplie les contraintes : seulement ce sont celles d’une certaine richesse et non plus de la misère. Le minimum de sens pour le maximum de disciplines, on ne saurait mieux réunir les éléments d’une bombe sociale. Du moins tant que les techniques de la manipulation des hommes n’auront pas rejoint celles de la manipulation des choses.

Or ceci est particulièrement vrai de la jeunesse, notamment des jeunes intellectuels. En théorie la société actuelle lui donne l’autorité, comme l’ancienne à la vieillesse. Mais en fait jamais la jeunesse n’a été ainsi maintenue en état de minorité. Tandis que le progrès des connaissances, donc leur accumulation, entraîne la prolongation indéfinie des études, la démocratisation de l’enseignement se traduit par un enseignement de masse, donné de plus en plus d’en haut, et par l’aggravation d’un système d’examens et de concours, destiné à distinguer les cadres dirigeants du gros des techniciens que réclame notre société. Biologiquement adulte, l’étudiant reste un élève, et chaque année la société le maintient en condition en le soumettant à un rite de sélection dont dépend son destin. Frustrée du pouvoir à l’âge où toutes les forces de la nature la poussent à l’exercer, comment la caste des étudiants, c’est-à-dire des futurs chefs, ne prendrait-elle pas en haine le barrage que ses aînés lui opposent ? L’Université pour la jeunesse c’est l’instruction, mais tout autant la répression de tous ses instincts. C’est ainsi qu’à l’intérieur même de la classe dirigeante du monde occidental, la querelle des générations prend le relais de celle des classes. Mais la malédiction qui écarte la jeunesse du pouvoir est encore plus grande que celle qui en écarte le prolétariat, car elle tient au principe même de l’organisation industrielle, et non à tel ou tel de ses aspects capitaliste ou socialiste.

La crise de mai est contestation d’un ordre, mais aussi revendication d’un autre. La jeunesse se révolte contre les contraintes mais aussi contre le nihilisme des sociétés de consommation-production. Elle revendique un sens, un monde où il y ait des raisons, ou à défaut une mystique. Ce n’est pas pour rien que l’agitation a pris naissance dans une faculté littéraire comme Nanterre. Pour le scientifique le monde industriel a une autorité et un sens qu’il n’a pas pour le littéraire ; pour toutes sortes de raisons la science du professeur Kastler est incontestable, tandis que l’esprit critique trouvera toujours dans la sociologie du professeur Lefebvre quelque fissure où se glisser.

Et autant que contre sa pesanteur, la jeunesse réagit aux incertitudes de notre société. Car cette société en marche, ou plutôt en course accélérée, n’arrive pas à trouver son équilibre. L’avalanche des concepts et des faits y grossit sans cesse, et pour les dominer, chaque jour quelque nouvelle réforme épaissit la nuée, qu’il ne reste plus qu’à réformer à son tour. Pas question de souffler dans cette ruée, ou cette débâcle ; la jeunesse vit dans un monde perpétuellement mort-né, dont l’état est le changement. Si elle réclame à cor et à cri des réformes c’est dans l’esprit qu’elles établiront un nouvel équilibre. Sa révolte exprime confusément le besoin d’un ordre dans le chaos de la vie et d’abord des études. Mais comment l’établir sans mettre en cause les fondements mêmes : les valeurs et les techniques, de notre organisation industrielle ?

L’échec de la révolte

La révolte de mai a les vices de sa vertu : d’être une révolte et non une révolution ; si cette réaction contre l’organisation ne s’organise pas tant soit peu elle est condamnée à l’échec. Cette revendication de liberté est spontanée comme une adolescence, mais si, faisant la théorie de cet état, elle s’en tenait là, elle peut être sûre d’être récupérée par les vieux.

La révolte à l’état naissant ne s’embarrasse pas de ses contradictions, et celles du mouvement de mai ne sont pas petites. Le refus d’une société s’y distingue mal du besoin de s’y intégrer – autant que se peut aux postes de commande. Et quand l’un est mal distingué de l’autre, on peut être sûr que l’intégration prévaut. Reproche-t-on à l’université de servir la société, ou de mal la servir en ne préparant pas la jeunesse à ses fonctions ? De ne pas diffuser la connaissance ou de ne pas fournir des places de cadre ou de chef ? S’agit-il d’abattre le cocotier à papa, ou simplement de le secouer pour s’y installer à son tour ? – Les deux se mêlent. La contestation radicale de la société va de pair avec l’incapacité à se dégager de ses mythes et de ses idéologies. En contestant la société de « consommation », la révolte de mai refuse-t-elle le matérialisme d’une société qui aliène les hommes à l’activité économique, ou bien cet idéalisme justifie-t-il l’aliénation, plus brutale encore, des individus à une société de production, comme c’est le cas à l’Est ?

Le sens de la révolte moderne c’est la liberté : soit que l’exigence intérieure grandisse, soit que la contrainte matérielle progresse ; – et probablement les deux vont de pair. Mais toutes les révolutions qui en sont issues, bien que victorieuses, ont abouti au même échec. 1789 mène à 1793, et à Napoléon, Lénine à Staline. Et si quelques libertés profitables au peuple passent dans la loi, c’est dans la mesure où, le cycle de la liberté et de la dictature étant parcouru, une autre société s’établit qui en s’usant acquiert un certain jeu. Soit la révolte de la liberté reste pure et, faute d’organisation elle est écrasée, soit se trahissant elle-même, elle s’organise en justifiant au nom de la liberté une organisation redoublée. La révolution de la liberté suppose le dépassement d’un paradoxe. S’il n’y a pas de liberté sans un minimum de société, il n’y a pas de société sans une certaine négation de la liberté. Et ceci est particulièrement vrai de notre société industrielle. Certes nos machines nous libèrent, mais – comme tout se paye – au prix de nouvelles servitudes. Comment les passagers pourraient-ils intervenir dans la direction de l’énorme et délicat Boeing en vol qu’est la société actuelle ? Comment contester les raisons techniques – ou pseudo techniques – du pilote ? Peut-être que la révolution de la liberté commence avec la conscience d’avoir à surmonter ce paradoxe.

Ceci est particulièrement vrai de la révolte de mai dans la mesure où elle n’a été qu’un embryon de révolution ; et comme le temps s’accélère, la Restauration a suivi la Révolution de quelques jours. Quand le régime gaulliste s’est évanoui en fumée, il est devenu évident que seule une autre organisation contrôlant des masses pouvait se saisir du pouvoir. Or en France il n’y en avait que deux : le PC et l’armée ; comme le PC ne voulait pas d’une révolution violente, en acceptant de le soutenir, l’armée a donné l’exeat à de Gaulle. C’est le succès même de la révolte de mai qui a démontré, provisoirement, son inanité.

La révolte étudiante, parce qu’elle est plus qu’une autre celle de la liberté, reste prise plus qu’une autre dans le dilemme de la vaine littérature – tout au plus de quelques jours de fête – ou de la répression, violente et non violente. Pour liquider la révolte humaine, la société dispose de deux moyens : elle fait front ou pratique la défense élastique. À l’Est elle pratique la combinaison traditionnelle de la mystique et de la police : de l’idéologie et des chars lourds. Elle réprime, mais a d’autant moins l’occasion de le faire que les intéressés pressentent qu’elle sera implacable. Sous Staline et Hitler, et même chez Franco à la grande époque, les Universités offrent un spectacle idyllique. Une belle jeunesse travailleuse et sportive s’avance au pas vers des lendemains qui chantent. L’œil est bleu, les joues roses et le poil ras. Gavée de saines vérités, de travail et de loisir éducatifs, la Jeunesse est comblée par un régime qui lui offre un idéal en même temps qu’un uniforme autrement beau que celui des « hippies ». Elle est heureuse, car elle peut fixer tous ses maux sur le juif ou le bourgeois abhorré ; elle peut objectiver son mal dans un Ennemi, qui est celui de l’État.

Mais la société occidentale a aussi ses moyens de défense. Plus qu’elle ne brise, elle se dérobe en intégrant la révolte dans un ordre dont l’état est le mouvement, et la révolte lui facilite la tâche en se cantonnant dans un domaine spectaculaire ou littéraire. De France Soir à Paris Match et au Monde, il ne faut pas oublier que notre société est la première à nous entretenir de la crise de la Jeunesse. C’est elle qui fournit les modèles, qui diffusent sa presse et sa TV, et l’uniforme qui s’achète au drugstore. Le cher blouson noir est l’objet de tous ses soins. Fonçant dans le vide, la révolte est condamnée à la provocation, comme un enfant qui trépigne en vain. La société lui ôte son sérieux en faisant du « Che » un poster, bientôt remplacé par d’autres objets à la mode. La science observe les colères de bébé, quitte à user de la douche s’il dépasse la mesure. Il faut bien que jeunesse se passe, c’est normal. Car la Jeunesse c’est une idée de vieux ; pour la société industrielle l’investissement capital : l’Avenir, l’Histoire. La société honore aujourd’hui la jeunesse pour la même raison qu’elle honorait les vieux : pour durer. Qu’importe que celle-ci crie contre la société de consommation pourvu qu’elle consomme ! Quand bébé aura bien crié, il s’endormira détendu ; ses cris ne sont pas vains, ils informent maman sur l’état de son ventrou. Et bientôt elle voit se dessiner sur les traits poupins de la larve rose ceux de l’insecte parfait : le futur cadre, moyen ou supérieur, que la couveuse universitaire a pour fonction de fabriquer.

« Il faut bien que jeunesse se passe. » L’affreux bourgeois sait ce dont il parle. La jeunesse n’existe pas, elle n’est qu’un don provisoire dont l’âge mûr seulement dira la valeur. L’étudiant passe, il peut se révolter contre la société, il est sa future bourgeoisie : graine de prof ou de ministre. Sa révolte est en partie due au retard qu’on lui impose dans l’exercice de ses fonctions de direction, et à l’incertitude où il est d’y accéder. Tôt ou tard, s’il n’est pas détruit par la drogue, l’ex-hippy, bien rasé et parfumé à l’after-shave, fera un manager très présentable. Jeune, il refusait totalement la réalité, c’est-à-dire la société. S’il n’en meurt pas, comme il faut bien vivre, on peut être sûr que cet idéaliste repenti l’acceptera totalement. La dialectique de la révolte et de l’embourgeoisement fonctionne depuis assez longtemps dans les sociétés bourgeoises pour que celles-ci n’aient pas trop à craindre. Si cet abcès de fixation infecte un peu l’organisme, on peut toujours recourir à la chirurgie, c’est-à-dire à l’État et à sa police.

Donner un sens à sa vie, le donner librement, et ceci pensé, le vivre tant soit peu librement dans la réalité d’aujourd’hui ; ce qui ne veut pas dire s’y « adapter » mais tout autant la transformer, telle me paraît, masquée par la comédie que se donne toute jeunesse, la raison profonde de sa révolte. Mais alors il ne faudrait pas la réduire à la synthèse de Marx et du drugstore. On veut l’enfermer dans son ghetto ? Qu’elle en sorte ! Pour une part cela ne tient qu’à elle-même. Qu’elle mûrisse, ce qui ne veut pas dire qu’elle se renie. La création d’une société exige encore plus de rigueur que son maintien ; la jeunesse n’y suffit pas, pas plus que la maturité, car il faut paradoxalement réunir les vertus de l’une et de l’autre : l’imagination et le réalisme, l’intransigeance et le sens de l’inévitable compromis. Jeune ? Vieux ? Cela n’a pas beaucoup de sens, ce n’est que tel ou tel aspect de l’homme. Si la révolte actuelle devient une révolution, elle deviendra adulte, et donc n’aura plus rien de « jeune » ou d’étudiant. Elle concernera l’homme.

Sinon, le cycle recommencera, l’idéaliste repenti engendrera un réaliste d’autant plus bourgeois qu’il aura dû se définir contre sa jeunesse. Et si par hasard la révolte de la liberté accède au pouvoir elle aboutira une fois de plus à son contraire : à un dogme, à une morale, à une police et à une armée renforcées, – la sienne ou celle de la Réaction peu importe. Appartenant à la génération dont la révolte a engendré Staline et Hitler, je me risquerai à donner un conseil aux jeunes hommes qui s’engagent à leur tour dans les voies de la victoire et de l’échec. Qu’ils vieillissent tant qu’ils sont encore jeunes !

La Table ronde, numéro 251-252 de décembre-janvier 1968-1969
intitulé « Analyse d’un vertige »

 

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