Dolaur-Liberté Crozon-Cazin, « Une poétique de la liberté »

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Dolaur-Liberté Crozon-Cazin

Une poétique de la liberté

«A partir d’ici, inscris ta marque.
C’est toi l’auteur. »
(Bernard Charbonneau, Une seconde nature.)

« Dans ce livre je parlerai de la liberté […]. Mais voici que déjà se mettent au travail les puissances qui tendent à la détruire ; car elles jouent dans l’esprit de chaque homme. Il fallait bien commencer par ce mot, et voici qu’il glace et que mon lecteur est tenté de s’en tenir là. J’ai été comme lui quand il s’est agi de l’écrire, mais j’ai passé outre. »
(Bernard Charbonneau, Je fus. Essai sur la liberté,
extrait de l’Adresse au lecteur.)

Lire Charbonneau, c’est entrer dans un débat où, à la faveur d’une écriture, un homme tente de mettre en question et sa société et lui-même afin d’aller, avec son lecteur, vers d’autres manières de sentir, de penser, donc de vivre. Je fus fait partie de ces livres étranges, résistant à plusieurs lectures, ne cessant de donner du sens. Il s’augmente de ses lecteurs. Il est de ces textes autres, forant au plus profond de l’humaine condition. Tissés des paroles qu’il arrive à l’écrivain de tirer de son corps et qui, dès lors, traduites de la nuit de l’expérience personnelle, deviennent propres à susciter une lecture. Je fus est l’un de ces ouvrages, traduits de la vie.

Dans la lignée de celui qui fit de lui-même la matière de son livre, Bernard Charbonneau a tenté de penser la liberté et, ce faisant, de penser librement sa vie. La vie a largement précédé l’œuvre écrit. L’écriture fut la compagne de l’action, et la théorie d’une pratique.

En lisant Charbonneau, je me suis familiarisé peu à peu avec son univers, sa parole et sa pensée, et j’ai cru bien les connaître jusqu’à ce qu’à la faveur d’une nouvelle lecture, l’œuvre ne vienne à m’échapper, se dérobant à mon regard jusqu’à me devenir invisible. Pourquoi ? Cette distance j’ai voulu la franchir, et ce retrait, j’ai tenté de le penser. Il n’était pas sans m’évoquer celui du poème. Et c’est pourquoi j’ai voulu comprendre en quoi il y avait du poème dans cette œuvre, pourquoi elle possède ce caractère de pertinence et de vie. Intuition qui était restée en friche, jusqu’alors. C’est ce cheminement de lecteur que je voudrais partager.

Le presque rien qui sans cesse se déplace dans Je fus, c’est le je, pronom éminemment personnel, débordant la grammaire sitôt prononcé par quelque un. Ce je est le sujet du combat sans cesse repris par Bernard Charbonneau pour la liberté, car il est la liberté. « La liberté n’est pas dans les mots, ni dans les objets ni dans des conditions extérieures, mais dans un sujet. » (1) Ce combat pour l’émergence d’un sujet humain fait la modernité de Bernard Charbonneau, et celle-ci a à voir avec le poème. Comme le dit Henri Meschonnic : « La modernité est un combat. Sans cesse recommençant. Parce qu’elle est un état naissant, indéfiniment naissant, du sujet de son histoire, de son sens […] » (2)

« Voulant savoir ce qu’est la modernité, je me suis aperçu qu’elle était le sujet en nous. C’est-à-dire le point le plus faible qui tient l’art, la littérature, la société ensemble […]. Le plus faible parce qu’il n’est pas contenu dans le signe. Qu’il lui échappe. Échappe à son pouvoir. » (3)

Faire émerger un sujet humain des contingences de la nature et du social, et tenir ensemble poétique, éthique et politique. Ensemble, car prises à la source, la seule où puisse se manifester le sujet : un homme. Voilà le pari de Je fus. Ce travail est acte de langage, une prise de parole, et un discours critique. Le geste même de vouloir penser librement est déjà une critique du donné naturel et social. Il y faut la force d’une rupture et d’un commencement. Pour apprécier cette rupture, j’ai dû me déplacer, faire un détour. Et ce trajet passe par Meschonnic, Levinas, Castoriadis.

Meschonnic, car l’un des points forts de l’œuvre de Bernard Charbonneau est d’effectuer un travail du sujet à la faveur d’une écriture, c’est-à-dire d’être, de constituer une poétique : hospitalité à l’inconnu, au présent.

Levinas, car une poétique est inséparable d’une éthique. Pour Bernard Charbonneau, la liberté est foncièrement ouverture à l’autre. Ce qui, dans l’ordre du langage, signifie une lutte sans merci contre toutes les tentatives visant à totaliser le sens, à neutraliser le sujet.

Castoriadis : en effet, dire poétique et éthique, c’est dire aussi politique. Donc vivre ensemble. Et plus important, invention d’autres manières de vivre en société et d’exercer les droits et devoirs qui s’y attachent. La liberté est sociabilité chez Charbonneau. D’où la nécessité de travailler à interroger l’imaginaire social, sa source l’imagination radicale, le propre du sujet humain, et qui est puissance d’imaginer sans cesse, dans le temps, des formes neuves. Ce qui, dans l’ordre du politique, invite à penser le processus d’institution de la société.

Ainsi, le langage est le lieu et la matière de cette poétique de la liberté, élaborée par Bernard Charbonneau. Non pas le langage seulement, mais en amont, celui qui parle. Et dans le même mouvement celui qui écoute. La liberté ? « Elle est la parole parce qu’elle est celui qui parle » (4). Élaborée pour celui qui écoute, vers lui, pour lui, et avec lui, ce contemporain introuvable, cet interlocuteur – liberté inconnue pour reprendre les mots de l’auteur – que Charbonneau n’a eu de cesse de rechercher et d’éveiller, chez autrui, à la faveur d’une lecture. Ce dont témoigne une écriture, celle de Je fus, qui dans sa facture est cette recherche même.

Une poétique de la liberté

La modernité, telle que nous l’entendons ici, n’est pas une époque mais plutôt un combat et une attitude. Elle est l’irruption toujours surprenante d’un sujet. En ce sens, elle n’en finit pas de naître et de mourir, et de naître encore. Elle est, en chacun de nous, cette part d’attention au présent, cette faculté de présence. Qui est le fait d’un sujet. Un travail, sans cesse à faire. La liberté n’est pas donnée, elle est à prendre. Elle est toujours libération.

Voyons ce qu’en dit Henri Meschonnic : « Parce que moderne suppose la subjectivité d’un énonciateur, il ne peut pas se confondre complètement avec la notion de contemporain […]. Si le moderne a pu signifier le nouveau au point d’y être identifié, c’est qu’il désigne le présent indéfini de l’apparition (5) : ce qui transforme le temps pour que ce temps demeure le temps d’un sujet. Une énonciation qui reste une énonciation. Toutes les autres, tôt ou tard, ne sont plus que des énoncés. » (6)

Le présent qui reste présent, tel est l’enjeu. Et c’est cela même qui permet de saisir ce qui fait ou ne fait pas la modernité d’une œuvre, sa part de vie. Bernard Charbonneau le pose dès le début de Je fus, lorsqu’il dit : « La personne qui s’éveille à la liberté se retrouve au cœur du présent, mais ce présent nul ne peut le saisir » (7). Dans la mesure où elle reste énonciation, la parole d’un sujet est inassignable à résidence où que se soit. Mais si le devenir sujet est un travail, l’on peut caractériser la modernité comme travail du sujet (8). Comment s’opère-t-il ? Chez Bernard Charbonneau, il se nomme prise de conscience, et toute son œuvre vise à une telle opération. Pourquoi ? C’est qu’advenir comme sujet est à gagner sur toutes les forces visant à conserver le statu quo. Loin d’être la solution mettant un terme à cette inguérissable quête de sens qu’est la modernité, la prise de conscience l’approfondit par le paradoxe. Elle passe par une prise de conscience de soi, d’autrui, de l’action. Toutes choses qui sont autant d’actes de prise de parole, et le lieu même de ce travail du sujet.

Prise de conscience de soi d’abord, car toute conscience est « parole en puissance » (9). Passage incontournable. Moment où se joue la coupure avec l’atemporalité du rêve pour faire venir le sujet au temps et au langage, à la faveur d’une parole personnelle. Pour Bernard Charbonneau, ce passage du néant à l’être n’est pas fait. Il est à faire, et il se fait en chacun de nous. Cette conscience est, dès l’abord, épreuve de la limite. Épreuve du corps qui, du même coup, fait advenir le moi à l’esprit comme intériorité (10). C’est dans cette séparation ontologique initiale et incompressible, cette distance de soi aux choses et au monde avec laquelle l’homme essaiera toujours de ruser et que l’on a pu voir comme source de l’élan technicien (11). Appréhendée comme intériorité, la conscience de soi est aussi celle des distinctions, des coupures, des séparations. Elle prépare ainsi le chemin à un accueil de l’altérité qui commence par une hospitalité à soi-même : à la possibilité d’être autre. « Pour m’être vu comme un autre, s’ouvre à moi la possibilité de devenir autre. » (12) Cette possibilité de devenir autre qui marque l’inaccomplissement du sujet ne cesse de s’inaccomplir dans un travail du sujet, toujours en cours, qui n’est jamais donné une fois pour toutes : « Il est à reprendre à chaque instant. » (13)

Conscience de soi qui mène à la conscience de l’autre et cela dans deux directions : celle de la pensée avec la question de la vérité et celle de l’action avec la question de la réalité. Fissure dans la continuité nocturne initiale de l’être, la conscience mène à un autre mode d’être : être humain, c’est-à-dire penser et agir, n’être plus une chose, une simple part du monde, en attente d’un contexte qui lui donnerait un sens (14). La conscience fait découvrir au sujet son incomplétude et la présence du monde. Cette limite n’est pas une tare. Le monde qui se dessine alors n’est pas une prison dont il faudrait s’évader à tout prix. C’est le lieu même de la vie. Un endroit pour vivre, mais dans la contradiction permanente, car cette conscience est contestée de toute part dans le monde.

Pourtant, le propre de la conscience est de ne pas se suffire à elle-même. Selon Bernard Charbonneau, c’est même tout le contraire. Seule l’inconscience est autosuffisante. Elle ne se suffit pas, car elle est parole en puissance. Et agir, c’est déjà et d’abord prendre la parole, ou refuser de le faire. Prendre la parole, donc dire quelque chose à un autre homme. Le processus de prise de conscience, décrit dans Je fus, est ouverture à l’action car elle est donation de sens. C’est par ce don qu’elle arrache le sujet au chaos, à l’entropie, au néant (15). La conscience des déterminations brise le déterminisme. Sortir des cercles d’airain du chaos, c’est entrer dans un ordre humain, et qui dit humain dit éthique, car l’humain est toujours à créer avec l’homme. Devenir un sujet est un travail, en commun. Qui ne l’est que s’il suscite à son tour d’autres sujets, acte éthique par excellence.

Travail du sujet et devenir humain. L’éthique comme résistance à la totalisation du sens

Le travail du sujet est épreuve de l’altérité, et cette épreuve est la texture de la relation éthique, où s’engage la responsabilité de chacun vis-à-vis de chaque un. Et le visage d’autrui, cette gloire de l’infini, autrui comme autre liberté, comme sujet, « mon semblable différent », comme le nomme Bernard Charbonneau, ne peut être tenu pour rien. Réduire autrui à rien, c’est ruiner la possibilité de la relation éthique, en niant l’infini en lui, manœuvre typique de la totalisation, cette clôture du langage qui ne laisse aucune place à une autre parole, au possible du dire, en réduisant l’énonciation à des énoncés, par négation de l’énonciateur, du sujet.

Ces mouvements de déni sont analysés dans Je fus, et Bernard Charbonneau leur donne le nom de justifications (16). La rencontre avec Levinas peut se faire à ce moment, dans la mesure où les analyses de Bernard Charbonneau sur le processus de justification peuvent être utilement éclairées par les études de la totalité opérées par Levinas dans Totalité et infini, et Autrement qu’être. Ces processus de justification opèrent sous le mode de l’unité reconstituée, qui n’est qu’une figure de la totalité, cet ersatz de l’infini. Plus que jamais, dans cette optique, être, c’est être déterminé. Le sujet est entièrement livré à l’être, au neutre, à l’il y a. Ce n’est pas sans rapport avec l’attitude précédente vis-à-vis du langage. Toutes ces totalisations sont dans le schéma du signe, car ce qu’elles totalisent, c’est le sens ; ce qui les rend anhistoriques et carcérales. Dans leur dualisme foncier, le temps fait défaut.

C’est dans ce cadre qu’opère alors un réalisme qui prend le mot pour la chose, et dans sa fuite de l’historicité, joue un passé contre le présent. Négation de la finitude, en enfermant l’autre dans l’être, au regard d’une ontologie où être, c’est être déterminé, effaçant le temps présent, il prive autrui de la possibilité d’être autre en s’interdisant de penser l’altérité, c’est-à-dire l’altération permanente de l’étant. Il en a peur. Pour cette pensée, l’autre c’est la mort. L’impensable. Le sans visage. L’implacable nécessité.

L’un des corollaires de la justification est l’inhospitalité, autrui étant celui qui me menace de mort, en venant mettre en question la réalité de mon adéquation à la totalité dont je tire mon existence, c’est-à-dire ma signification. Caractéristique des tentatives pour guérir l’homme de la question qu’il est pour lui-même, en supprimant la distance de soi à soi, de soi à autrui, de soi au monde. La violence fait fond sur cette inhospitalité.

Dans l’ordre du discours, même si l’on peut, et encore, totaliser des énoncés, l’énonciation, elle, n’est pas totalisable, car elle est le fait d’une liberté, d’un sujet, et elle est ce sujet : « Elle est la parole, car elle est celui qui parle » (17). Cette limite à son pouvoir, voilà ce que ne peut supporter l’homme, sitôt qu’il se pense comme une chose à réintégrer dans un tout, sitôt qu’il aspire au sommeil de la justification. Et pourtant, ce n’est que s’il s’éveille au langage et à autrui – et ce mouvement est sa liberté même – qu’il a une chance de surmonter les vertiges de la totalité.

Comme le sens, la liberté est infinie, sans cesse commençante. Ce qui signifie qu’elle ne saurait être circonscrite en ses commencements, ni réduite à ces derniers. Cependant, elle n’est pas l’arbitraire. Vouée au langage, autrui signe en elle sa responsabilité éthique. Si l’on peut dire que l’idée de l’infini est le mode d’être l’infinition de l’infini, on peut dire que la libération est le mode d’être de la liberté. Libération, car travail continu du sujet. Un sujet qui ne continue pas mais qui rompt le cercle d’airain de la totalité et commence autre chose, toujours. C’est dans le langage que ce travail commence, par l’élaboration d’un sens et d’une parole personnels, injustifiables. « Vouloir échapper à la dissolution dans le Neutre, poser le savoir comme un accueil d’Autrui, ce n’est pas une pieuse tentative de maintenir le spiritualisme d’un Dieu personnel, mais la condition du langage sans laquelle le discours philosophique lui-même n’est qu’un acte manqué, prétexte à une psychanalyse ou à une sociologie ininterrompues, où l’apparence d’un discours s’évanouit dans le Tout. Parler suppose une possibilité de rompre et de commencer. » (18) Rompre et commencer. Passer outre les vertiges et les séductions de la totalité, pour accéder à la possibilité de la relation éthique où autrui n’est pas une chose, mais comme moi, un être humain que je puis appeler par son nom propre. Et qui me parle, me nommant à mon tour. Sortant ainsi du cercle du Neutre qui est celui de la violence. L’incapacité de penser l’autre autrement que comme mort et menace pour un moi perçu comme unité et intégrité est source de violence. Symbolique, d’abord, et physique, pour suivre. C’est un chemin naturel.

Le chemin du sujet, qui ne suis pas ce paganisme du langage, est tout autre. Bernard Charbonneau le montre dans Je fus, où accepter la mort, la sienne, ouvre le chemin d’une reconnaissance d’autrui. Pour cela, il faut d’abord s’être perçu comme un autre, c’est-à-dire radicalement historique. Être venu au langage et à la temporalité. Afin de ne plus penser l’être contre l’autre, et demeurer dans l’univers mental de la clôture et de la pureté qui l’accompagne, mais admettre qu’être, c’est déjà être autre quand on est un humain et non une chose. Car être autre, c’est l’être pour soi et donc pour autrui car nous sommes cet autre homme. Cette place faite à l’inconnu en nous, ce ferment de l’infini, notre part de modernité, c’est ce que nous avons de plus précieux.

Si l’éthique est déjà une optique, une manière de voir, elle n’est pas panoptique, volonté de tout voir. Le présent ne se laisse pas observer. Le sens non plus. Il y a de l’invisible. Parce qu’il n’est pas dans le donné immédiat de la perception : le monde, le social, le sens fait l’objet d’une quête infinie de la part du sujet, recherche qui trouve à s’inaccomplir dans un discours. Sans cela, dans une pensée d’un sens totalisé, où tout peut être vu, c’est le sujet qui est traqué, pourchassé. Car il fait peur. Cette peur du vivant, du surgissement toujours neuf de la vie dans le temps présent et qu’on ne saurait définitivement enclore.

Bernard Charbonneau est moderne par son refus de faire du sens une totalisation. Dans son travail, l’enjeu est l’incessante poursuite d’un sens personnel. Quête inguérissable, et à laquelle d’innombrables officines se proposeront de remédier une fois pour toutes. Celui qui prétendrait s’en satisfaire renoncerait au travail du sujet et retomberait dans le néant qu’il avait voulu fuir, mais auquel sans doute il n’avait jamais vraiment renoncé.

Travail du sujet et socialité. Penser le fait  social : la question du politique

Et pourtant, quoi de plus social que le sujet ? Historique, car il n’a pas toujours été. Il est daté. Du processus d’individuation qui marque l’Occident, dès l’apparition de la philosophie et de la démocratie à Athènes, de sa rencontre avec le monde de la Bible, de ce métissage qui nous fait Occidentaux, le sujet porte la marque. Dans cette perspective, comment se pose alors la question de l’autonomie, et partant du politique ? Vouloir des sujets au niveau individuel, c’est vouloir aussi, sous peine d’être inconséquent, d’autres institutions, d’autres manières de vivre ensemble que celles ayant cours actuellement.

L’un des points où la pensée de Bernard Charbonneau va rencontrer celle de Cornelius Castoriadis est celui-ci : la nécessité de penser le fait social. Non pas tel ou tel aspect de la société actuelle, mais la façon même de faire société, qui est inséparable de la façon dont une société fait les hommes qui la font. Pour Bernard Charbonneau la prise de conscience du processus de socialisation est essentielle. Chez lui, la notion de fait social recouvre moins un état qu’un processus, une dynamique de la socialisation. Ce qui est un peu distinct du sens ordinairement associé à cette expression. La société est appréhendée comme une réalité dynamique et protéiforme. Pour Bernard Charbonneau, la pensée doit opérer aussi à ce niveau, sous peine de rester lettre morte. La volonté de transformation sociale est consubstantielle à sa pensée, et ce serait se méprendre gravement que de l’oublier. Tout au long de son travail, il ne cesse de s’affronter à l’imaginaire que crée notre société et qui nous habite (19).

Cette omniprésence de la société dans l’esprit de ses membres par son langage, ses façons, ses mœurs, Bernard Charbonneau la nomme Culture, et l’élaboration de ce concept est assez proche de celui de société institué chez Cornelius Castoriadis. Le fait social étant plutôt de l’ordre de la société instituante (20). Si nous passons par Castoriadis, c’est que les concepts de société instituante, de société instituée, d’imagination radicale, apportent un éclairage utile et plus directement philosophique dans son projet, sur le travail de Charbonneau. L’on peut voir alors que l’idée de société instituante permet de saisir la dynamique de socialisation que Charbonneau nomme fait social, ou société. Ce qui explique aussi que ce dernier reste de l’ordre de l’impensé, car il participe de l’institution en amont, et en permanence, du sujet humain.

C’est dans la mesure où le processus de socialisation est socialement impensé que, pour Bernard Charbonneau, nous nous trouvons aujourd’hui impuissants devant l’accélération du développement technique et scientifique par exemple. Si la complexification de la société a permis à l’homme de se dégager des servitudes de la nature, à son tour la société fait peser sur l’homme le coût de ce gain.

Toutefois, Bernard Charbonneau, s’il juge la tâche difficile, ne la place pas dans le domaine de l’impossible. Sa réflexion sur l’écologie politique le prouve. De plus, il n’aurait pas écrit s’il n’avait pensé qu’il pouvait plus ou moins contribuer, au niveau individuel et social, à cette prise de conscience. Il est donc urgent à ses yeux que se déploie, au niveau politique et social, autant d’imagination et d’énergies créatrices qu’il s’en est dégagé pour essayer de comprendre et de maîtriser la nature. Et d’ailleurs, une telle entreprise passe par l’interrogation de cet imaginaire de maîtrise rationnelle. Entre autres.

Tâche de fond qui invite à imaginer un autre rapport aux institutions, et ce seront d’autres institutions, comme un autre rapport à la chose économique, et cela sera une autre économie. Pourquoi d’ailleurs ne pas le dire : un autre monde. Mieux dit, un monde autre. C’est la part d’utopie de cette œuvre (21), car ce monde n’a pas encore de nom – et pourrait-on encore parler de monde ? Par utopie, il ne faut pas entendre fuite ou dérobade, mais recherche incessante d’une imagination et d’une pensée (donc d’une action, d’une réflexion personnelle et collective) poussées par le désir de ce qui n’est pas encore, et le souci de ce qui est.

L’imaginer, ce monde, ce n’est pas seulement le rêver. Sortir des sortilèges du songe et de la passivité, voilà le travail du sujet. Imaginer, c’est faire fond sur l’imaginaire radical, capacité à inventer sans cesse des images, des formes, sans fin, dans le temps, au sens où en parle Castoriadis dans L’Institution imaginaire de la société (23), Pour la pensée, c’est le défi de se refuser aux solutions qui délivrent le sujet d’avoir à inventer une relation neuve, à l’imaginer, d’avoir à créer, le livre tout entier au pan nocturne de l’être, à la nuit étouffante de l’être, au rêve, c’est-à-dire à l’impuissance. S’il est nécessaire, le rêve n’est pas toute la vie (23). Imaginer, c’est déjà désirer cela qui n’est pas ici, qui n’a pas encore de nom, ni de lieu : une utopie. Pour Bernard Charbonneau comme pour Cornelius Castoriadis, l’histoire a montré à plusieurs reprises que l’humanité pouvait se changer. Elle le peut encore. Il n’y a pas de fatalité.

La course fut brève. Et dans cette tentative de communiquer la singularité d’une écriture, j’ai laissé de côté des aspects qui auraient eu leur place. Par ces notes, j’ai voulu montrer que le travail de Bernard Charbonneau déborde le cadre du personnalisme dans lequel il est né et apparaît aujourd’hui comme une véritable pensée du sujet, irradiant de manière féconde dans ces quatre directions que nous avons évoquées : poétique, éthique, politique, utopique. De manière féconde, car ces fils d’une vie humaine, elle les tient ensemble, à la faveur d’une écriture, qui est un témoignage humain. L’une de ses forces est d’avoir essayé de penser librement une vie, une vie vécue librement, c’est-à-dire à l’humaine, quelque part entre le ciel et la terre. Penser librement, c’est avoir su traduire le quotidien, et sans renier ces sources non livresques de la pensée, ressaisir dans la trame des jours ce « présent qui reste présent », ces commencements de nouvelles manières de penser, de sentir, de voir. A sa façon, Je fus les inaugure.

Si Meschonnic, Levinas et Castoriadis furent invités ici, c’est pour accroître l’aire du questionnement qui sous-tend Je fus. En remontant aux questions communes, la constitution du sujet humain, la liberté, il me semble que l’on peut mieux saisir les lignes de forces à l’œuvre actuellement dans des chemins à chaque fois singuliers, qui ne demandent qu’à s’enrichir d’autres possibles.

Pour cela, pour cette humanité dans l’écriture, on peut dire, écrire Charbonneau, comme Meschonnic parle d’écrire Hugo (24), au sens où, cherchant à comprendre pourquoi et comment Hugo est moderne, il trouve un travail d’écriture, une activité d’un sujet dans son histoire, une activité qui tient ensemble poétique, éthique, politique dans leurs questions, qui tire sa force de pousser au plus loin les interrogations sans chercher à les exténuer dans une réponse. À travers ses réussites et ses échecs.

Et même, pour rendre justice aux tons divers qu’il emploie tout au long des genres qui tissent son écriture : écrire Charbonneau(x). Car cette pensée a trouvé sa forme, elle est plurielle, de multiples voix tissées (25), et comme signée, tracée d’une plume étrangère et d’encres métisses. Mais cette tenue ne vient pas d’une autosuffisance. Loin de là. Elle vient de ce qu’elle est en quête d’un interlocuteur et que ce désir est donné dans sa facture même. Ainsi elle ne cesse de provoquer une lecture, d’inviter à la pensée, de s’inaccomplir en suscitant un sujet, un lecteur libre à son tour de prendre le témoin et de mener le débat à ses propres frais. Cette hospitalité fait sa générosité. C’est pourquoi elle enseigne. Elle donne. Elle ne montre pas le repos, mais l’aventure.

« À partir d’ici, inscris ta marque. C’est toi l’auteur. » (26)

Notes

1. Bernard Charbonneau, Je fus, Essai sur la liberté, chez l’auteur, 1980, Opales, 2000.
2. Henri Meschonnic, Modernité, modernité, Paris, Gallimard, 1993.
3. Ibid.
4. Bernard Charbonneau, op. cit.
5. C’est nous qui soulignons.
6. Henri Meschonnic, op. cit.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Jean Brun, Les Conquêtes de l’homme et la séparation ontologique, Paris, puf, 1961.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Le bloc nocturne est brisé. Je vois ; l’œil du jour envahit mes ténèbres, me découvrant au centre d’un ailleurs qui fuit de toutes parts. De cet instant, naît un monde où désormais quelqu’un pense et agit. Ibid.
15. Ibid.
16. Bernard Charbonneau, op. cit. Troisième partie : La comédie de la liberté.
17. Ibid.
18. Emmanuel Levinas, Totalité et infini, La Haye, 1980.
19. On pourra lire, de Bernard Charbonneau, Prométhée réenchaîné, La Table ronde, et aussi Nuit et jour, science et culture, Economica.
20. Nous renvoyons ici au travail fondamental de Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1975.
21. Voir Bernard Charbonneau, Le Feu vert, Karthala, 1980, et les nombreux articles de la revue Combat nature.
22. Cornelius Castoriadis, op. cit.
23. Ce qui est dénoncé ici, c’est la passivité du rêveur. Imaginer au sens où nous l’envisageons touche cette aptitude à « rêver en plein jour » qu’évoque Lawrence d’Arabie.
24. Henri Meschonnic, Écrire Hugo. Pour la poétique IV, Gallimard, 1977.
25. Pour entendre Bernard Charbonneau lecteur, on peut consulter Quatre témoins de la liberté, chez l’auteur, 1994. Il y livre ses lectures d’auteurs avec lesquels il se sent des affinités pour leur pensée de la liberté. On y retrouvera notamment une singulière étude sur Dostoïevski, mais aussi Rousseau, Berdiaev, Montaigne.
26. Une seconde nature, chez l’auteur, 1981, Marrimpouey, Pau. Cette phrase est l’ultime du recueil, dans un chapitre intitulé « Page blanche ».

Bernard Charbonneau : une vie entière
à dénoncer la grande imposture
,
Jacques Prades (dir.), Erès, 1997,

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