Chronique du terrain vague, 12

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 12
(La Gueule ouverte, 34, 1er janvier 1975)

Une gueule de papier mâché 

 C’est celle de l’insaisissable Frric, ce Saint-Esprit du temps, de plus en plus enflé mais blafard. Tôt ou tard il faut bien parler finances ; c’est chiant, je sais, pour ceux qui méprisent l’argent, et plus encore pour ceux qui aiment les sous. Il faut parler du fric parce qu’il pousse à se taire, parce qu’il est le principe d’un monde où pouvoir se dit milliards, et d’une vie quotidienne où tout se pèse en francs. Pas d’économie, de politique – d’écologie – sans mise à l’air du coffre. La vie, la mort – pardon le fric –, voici la question clef à l’ouest et à l’est du globe. Dis-moi ce que tu gagnes, je te dirai ce que tu es, mais je sais bien que tu vas me mentir. Si, à Saint-Trop, Durand ne cache plus sa quéquette, celle en or il la dissimule encore dans son coffre-fort. Tu peux peloter ma femme, pas mon portefeuille ; tu y mets la main, tu me violes. Le fric c’est le dernier secret, l’ultime sacré. Son langage est celui des chiffres, avec lui finit le bla bla bla… À propos t’as pas cent balles ?

1. – Comment l’or devint le fric subtil, mesure de toute valeur. Le fric n’est que l’ultime avatar de la monnaie qui, d’or et d’argent, est devenue papier tourbillonnant au vent de l’histoire. Avant elle, il n’y avait qu’autarcie et troc, elle permit le marché où tout est coté à sa juste valeur, où tout est quantifiable et comparable, où tout peut s’acheter et se vendre. Le vin de Chypre, l’amour ou la mort ne furent plus que le prétexte abstrait du nouveau concret : faire de l’or pour faire de l’or. Accumuler le signe rutilant par quoi toute valeur se jauge. La nature est vaincue, l’Économie fondée, le Progrès mis en train.

Mais ce n’était qu’un début. Le signifié : la valeur, ne se dégageait pas de ce pesant signifiant qui brille et que l’on adore comme le soleil. Déjà le Veau d’or est dieu, mais pourtant pas plus veau que celui-là. L’or ça existe, c’est pesant, ça s’enterre ; et Harpagon ramène son capital aux enfers d’où il fut tiré. L’or appartient encore à la nature, comment le fabriquer, lui donner des ailes ? Heureusement qu’il y eut des alchimistes bourgeois qui le désincarnèrent en actions ou lettres de change. Ainsi naquit la magie du fric qui survole la terre.

Quelque temps il eut un fil à la patte, fixé à un bloc d’or. Quand l’alchimiste Law prétendit faire de l’or avec du papier, la Surchauffe le réduisit en cendres, et après l’échec de l’assignat, Bonaparte comprit qu’il n’était de bon billet qu’enveloppant quelque brique. L’État bourgeois qu’il a créé se fondait sur l’équilibre du budget et de la monnaie, mais aussi sur la guerre totale où l’on se démerde comme on peut avec la planche à billets. Après 1914, l’instabilité monétaire devint l’étal du nouveau capitalisme comme la stabilité était celui de l’ancien. Autant tirer profit du mal qu’on ne peut guérir ; le bon Dr Schacht, tirant la leçon de la guerre et de la révolution, finança le réarmement nazi en combinant la trique et la planche à billets. Et aux USA le brain-trust de Roosevelt vainquit la crise et gagna la guerre en pratiquant l’inflation contrôlée au nom du plein-emploi : le capitalisme dirigiste selon Keynes succédait au capitalisme libéral d’Adam Smith.

2 – Le système (Giscard, Schmidt ou Ford, etc.). Désormais, l’or s’enterrant dans les caves publiques ou privées, reste le fric, réduit à un signe furtif dicté par ordinateur. Le Prince réalise le rêve de Philippe le Bel, il fabrique de la monnaie par maints trucs scripturaires devenus électroniques. Grâce à quoi il finance l’élévation indéfinie de notre niveau de vie, et surtout du sien. Finis les tabous du budget à Papa, la bonne règle c’est le déficit et la monnaie fondante. Le torrent du fric alimentant celui des produits, il assure ainsi en principe, avec l’abondance, les investissements et l’emploi (sans compter la production militaire elle aussi en progrès). Ce fric magique, qui n’est même plus billets mais trous dans des fiches, permet à l’État de pomper le revenu et le capital national pour ces entreprises rentables que sont la force de frappe, Concorde, etc. et le F4 du travailleur – après vous s’il en reste. Évidemment il y a le risque d’inflation et de la hausse des prix, sinon celui de la déflation et de la crise économique. Entre la « surchauffe » et le blocage, l’œil sur les indices de la Comptabilité nationale, notre expert joue de l’accélérateur et du frein en combinant savamment l’escompte, les subventions, l’impôt, etc. De plus en plus vite le Boeing économique fonce vers le zénith. Ne demandez pas d’explication au pilote, un voyant rouge vient de s’allumer au milieu des compteurs. On n’a pas le temps, vous n’y comprendriez rien, et d’ailleurs lui-même n’y pige goutte. Rassurez-vous, avant de vous mettre au dodo l’hôtesse de la télé viendra vous faire un gros bisou : bonne nuit les petits.

Dans ce capitalisme scientifique, à la différence de l’ancien, tout est goupillé au quart de poil. Vous croyez que c’est pour votre commodité que vous avez un compte chèque ? C’est pour celle de l’État qui peut ainsi vous contrôler et réduire la circulation monétaire. Et si la progressivité de l’impôt fut une mesure de justice sociale, maintenant combinée avec l’inflation elle permet à l’État d’augmenter la charge fiscale sans consulter le Parlement. La montée des salaires suivant celle des prix, le jour où l’OS paiera sa miche dix francs, ce nouveau riche aura droit à un prélèvement de 70 % comme Rothschild. Ainsi l’État prélève une part grandissante, de 5 à 15 %, non seulement du revenu mais du capital. S’il le faisait de force, quels cris ! Et plus le capitaliste est petit, plus il trinque. Les gros eux se démerdent, ce sont des techniciens du fric baladeur ; et ils ont un Rembrandt dans leur frigo de Genève. Tandis que malgré la Sécurité sociale il faut bien prévoir les coups durs. Et Giscard qui est homme à principes n’admet pas l’emprunt indexé, en janvier il accordera généreusement 1 % de plus aux dépôts en caisse d’épargne. La monnaie fondante c’est le principe du système : la carotte en papier doré après laquelle court le baudet, le travailleur-consommateur néocapitaliste : ce fric qui s’envole, il faut en gagner de plus en plus ; et sitôt qu’on l’a, s’en débarrasser. Si cela ne suffit pas, les mirages du crédit vous entraîneront dans le cycle infernal. Jusqu’ici la gauche s’est obstinée à taper sur le gibus à Poincaré, croyant le faire sur le crâne à Giscard. Les temps ont changé, la réaction est devenue progressiste. C’est le mouvement plus que l’immobilité qui nous paralyse.

3. – Ultime ascension du Saint-Esprit des finances. Mais à force d’appuyer sur l’accélérateur il arrive qu’on se casse la gueule. À force de financer le « développement », l’inflation s’emballe. La hausse du pétrole et des matières premières précipite la débâcle, et de 8 % l’inflation galope vers les 20 %. Mettez vos quatre sous à la caisse d’épargne, en cinq ans le mignon écureuil les aura rongés. Le franc-or était connard, inerte, le fric, lui, est dingue, comme ces experts si compétents dans l’art de faire un trou à la lune ou aux Halles. Notre apocalypse pourrait bien commencer par être monétaire. Mais n’ayez crainte, Fourcade rectifiera les erreurs de Fourcade. On économisera, on rationnera s’il le faut l’essence, réservée aux activités utiles : Concorde et le veau au pétrole. Le soja augmente de 300 % ? – On subventionnera l’escalope l’urée, c’est-à-dire à l’urine. L’inflation augmentant les rentrées d’impôt, Giscard bon prince relèvera avec retard les tranches du barème de 11 % tandis que le franc perdra 15 %. Pourquoi se gêner ? Le peuple n’a rien compris à la mécanique qui permet de pomper chaque année un peu plus de son revenu. Et pourquoi indexer son petit capital puisque les dépôts en caisse d’épargne augmentent, comme l’a déclaré le ministre ; c’est une raison, non ? La réclame dans le métro paye. Pensez-vous, du 6,5 % plus la prime de fidélité !, se réjouissent les cocus. Ainsi l’État ne prélève que 8 % par an, mais bon prince il accepte de ne pas lever l’impôt sur ce qu’il vole. Le directeur de la Caisse des dépôts chargée de gérer les fonds des caisses d’épargne reconnaît que leur indexation serait « tentante sur le plan de l’équité ». Mais « elle serait irréaliste compte tenu de la mission de transformation de l’épargne » (1). En d’autres termes on ne pourrait plus prêter du fric aux promoteurs à un taux intéressant. Dénonçons l’institution infâme par excellence : la spoliation des pauvres aux fins de bâtir stations de ski ou marinas. Tordez le cou à l’affreux rongeur ! Dépensez vos deux sous, torchez-vous-en le cul !… Hélas ! C’est ainsi qu’on fait marcher les affaires…

Selon notre ministre, « une indexation des prêts serait la mesure la plus efficace pour casser net le taux d’expansion de notre économie. C’est une arme que je préfère laisser au programme commun de la gauche ». Car les temps changent ; contre un nouveau capitalisme qui vit du mouvement, la revendication de stabilité peut devenir révolutionnaire ; si le fric bouge trop, ce sont les hommes qui ne bougeront plus parce que cramponnés à la bagnole en folie. On ne l’arrêtera pas sans couper l’essence : le fric ; on ne stoppera pas la dévastation de la terre sans contrôler la production d’explosifs : des milliards. On n’humanisera pas la croissance délirante sans établir un équilibre qui sera, entre autres, monétaire. Et alors peut-être qu’un jour l’on pourra songer à supprimer la monnaie et la valeur en rendant leur place à la nature et à la liberté, aux « biens gratuits » et à ceux qui sont « sans prix ». Peut-être que ce jour-là l’or lui-même sortira des caves pour briller au doigt de mon amie.

1. Le Monde. 1974.

 

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