Chronique du terrain vague, 11

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 11

(La Gueule ouverte, n° 24, octobre 1974)

Une gueule congestionnée et purulente

(Celle que risque de prendre la planète, en moins d’un siècle,
si la prolifération de l’espèce se poursuit)

Les écologistes (lesquels au juste ?) c’est chiant, comme me le faisait remarquer un promoteur éminent qui se préparait à édifier un Sarcelle du ski sur le plateau du Soussouéou. Et Cavanna, dans Charlie Hebdo, soupçonne fort justement ces maniaques du « bio » d’être les ennemis du « birth control ». Ce qui n’empêche pas DDT dans le numéro suivant de les accuser de malthusianisme, et de reprendre une défense du natalisme qui a dû avoir la bénédiction du « roi des cons ». Décidément on n’y voit plus clair aujourd’hui dans les problèmes ; qui est progressiste et qui réac ? Qui est le roi ? — M. Chou, Pie, Sauvy ou Amin Dada ? Je crains qu’un esprit soucieux de plaire au maximum de monde : aux cathos intégristes et aux admirateurs du progrès, aux gouvernements des pays « insuffisamment développés » et à ceux qui songent à développer encore plus ceux qui le sont trop, misera sur le natalisme plutôt que sur le malthusianisme. Et s’il est un intellectuel distingué, qui lit Le Monde, il misera sur un natalisme nuancé.

Un vieux schnock qui n’a pas cessé de s’intéresser à cette question pourra peut-être aider à démêler cet écheveau dont la Droite et la Gauche ont embrouillé les fils. À l’origine, le malthusianisme est le fait d’une bourgeoisie qui craint la prolifération d’un prolétariat, ce qui ne l’empêche pas de devenir nataliste, car elle a besoin de main-d’œuvre à bon marché. Puis ce « birth control » passe à gauche : les Églises protestantes s’opposent à l’Église catholique qui prône le « Croissez et multipliez ». Les plus fermes défenseurs du contrôle des naissances sont des groupuscules anarchistes qui réclament ce droit au nom de la liberté individuelle. Avant 1936, la Droite est patriote et anti-allemande et la Gauche internationaliste et pro-allemande, et la victoire, comme le pensait Napoléon avant Mao, appartient aux gros bataillons. Qu’importe les morts de Wagram, « une nuit de Paris me remplacera tout cela ». C’est pourquoi la Droite conservatrice et catholique défend la famille et vénère la mère : il vaudrait mieux dire la reproductrice. Elle dénonce le matérialisme marxiste, alors qu’il n’y a rien de plus matérialiste que cette réduction par les natalistes de la femme à une femelle au ventre fécond. Et en Italie et en Allemagne les régimes fasciste et hitlérien sont les premiers à mettre sur pied la propagande et le système d’allocations familiales qui permettent de relever de façon spectaculaire la natalité, notamment dans les villes.

Ainsi, la liberté privée est traquée jusque dans le lit. Mais l’État, ne disposant pas encore des moyens techniques de fabriquer lui-même la main-d’œuvre civile et militaire, est bien obligé de passer un contrat avec la petite exploitation familiale. La Première Guerre mondiale, la révolution russe, la menace hitlérienne et la Seconde Guerre mondiale allaient généraliser le natalisme. La loi de 1920, qui frappe de peines de prison l’information anticonceptionnelle donnée à plus de trois personnes, fut votée pour reconstituer le stock de chair à canon sérieusement entamé en 14-18. Et le ralliement de la Gauche à la défense nationale après 1936 aboutit aux allocations familiales qui, en France comme en Allemagne, allaient contribuer à redresser les taux de natalité. Et, comme en bien d’autres domaines, le pétainisme allait transmettre le flambeau à la Résistance et à de Gaulle.

« Croissez et multipliez ». La société et l’État se comportent comme un organisme dont les individus ne sont que des cellules. Quand la mortalité était élevée il le fallait pour que la collectivité survive, et à l’ère moderne il le faut pour que la richesse et la puissance de la nation se développent. Cela peut se dire autrement : parce qu’elle a besoin de main-d’œuvre et de chair à canon. La guerre totale n’avait pu être menée qu’en mobilisant les peuples ; et les impérialismes n’avaient pu le faire qu’en cultivant à leur profit leur sentiment le plus fort : le sentiment national. Quitte bien entendu à boucler tous ces gros ou petits roquets dans le chenil une fois la partie gagnée. Mais il arrive que l’apprenti sorcier ne contrôle plus les forces qu’il a éveillées. C’est ainsi que, grâce aux radios de Londres, de Boston ou de Moscou, le mal de Debré, cette forme moderne du crétinisme, fut généralisé sur terre au moment même où la bombe atomique soulignait à quel point l’histoire humaine devenait planétaire. Et la terre fut balkanisée à la faveur de l’équilibre de la terreur entre les États continents. Or si l’accent est mis sur la nation, l’individu, mâle ou femelle, ne compte plus : il n’est plus qu’un soldat ou un ouvrier asexué. Car la puissance de l’État se base tout d’abord sur l’énergie humaine, cette forme la plus commode de l’énergie solaire. D’où la France de cent millions de beaux bébés du général. Évidemment, elle aura du mal à rattraper la Chine de Mao, mais l’on fait ce qu’on peut. Si l’on veut que la production se développe, surtout au début, il faut du travailleur en surabondance. Quand les capitaux et les machines manquent, il n’y a qu’à pratiquer « l’investissement-travail » comme disent les économistes distingués. Allez, ouste, à Magnitogorsk, installez-vous dans la boue comme à Verdun ou à Stalingrad : les hauts-fourneaux d’abord, les logements ensuite. Que c’est beau le sacrifice ! pense le reporter que les autorités mènent en bagnole voir le spectacle.

Mais ce qui vaut pour les « sous-développés » vaut pour les surdéveloppés : voir les taux de natalité des USA et de la France après la guerre. Il vaut mieux laisser la parole à ce pétulant vieux schnock de Sauvy qui a popularisé la théorie du développement économique par le développement démographique. En effet, l’économie est faite de producteurs et de consommateurs. Plus il y en aura, mieux cela vaudra ; sans compter que plus il y aura d’enfants et de jeunes plus il y aura d’innovation, donc de progrès. Une production accrue réclame plus de main-d’œuvre, mais par ailleurs il faut multiplier les emplois pour une population croissante. Il faut plus de population pour plus de production, et plus de production pour plus de population. Ajoutons un ultime argument : il faut multiplier les jeunes pour payer la retraite des vieux. Mais comme M. Sauvy oublie que ces jeunes deviendront des vieux, il faudra encore plus de jeunes qui, etc. La pompe est amorcée. D’où la France de cent millions de Français et la terre de vingt milliards. En attendant celle de 6 347 849 632 233 666 666 666 666, etc.

Le natalisme c’est marrant. Faisons quand même un effort de sérieux pour analyser l’absurde. Mais je crains qu’en essayant de sortir des rails du débat habituel, je ne me fasse à la fois engueuler par DDT et Cavanna. En effet cette absurdité est si évidente qu’on peut en faire la critique des points de vue les plus opposés, si l’on n’est pas un fidèle des diverses Églises, religieuses, idéologiques ou nationales. On peut le critiquer au nom du respect de l’individu, de la liberté, de la femme, mais aussi au nom de l’amour du couple, de la famille que le natalisme réduit à un organe reproducteur. Et, autant que les peuples développés, les peuples qu’on dit insuffisamment développés seront perdants ; d’ailleurs comment freiner l’accroissement de la population mondiale sans encourager le « birth control » là où elle s’accroît le plus ? Autant y renoncer. Que les riches doivent aider et respecter les pauvres, cela va de soi mais s’ils se multiplient à l’infini, ce seront eux les premières victimes : le Bengladesh en souffrira bien plus que les USA. Le peuple enregistrera le premier les conséquences d’une natalité galopante, tandis que ses dirigeants s’en tireront toujours. Ce sont les petits pays (voir Chypre) qui feront les premiers les frais des crises et des petites guerres entre les grands. En attendant la vraie, où la bombe H donnera la réplique à l’explosion démographique.

Inutile de reprendre en détail la critique du natalisme ; elle est depuis longtemps le fait des anars et des écologistes. n’en déplaise à ceux qui ne les ont pas lus. Je me contenterai de rappeler deux conséquences qui me semblent essentielles de l’explosion démographique. On peut discuter indéfiniment pour savoir à partir de quel chiffre de population la pénurie des subsistances commencera : le progrès aidant, on pourra peut-être nourrir vingt milliards d’hommes de protéines ersatz, mais il y a une denrée que l’industrie chimique aura du mal à fabriquer : le kilomètre carré. L’espace-temps terrestre étant limité, quand la population double il faut bien partager le gâteau en deux. Si la population dense et active de certains petits pays peut vivre à son aise, comme en Hollande, en Suisse, c’est parce que directement ou indirectement elle contrôle un espace autrement vaste que le sien. Et si la croissance démographique a contribué à la prospérité des USA ou de l’Australie, c’est parce que les pays étaient à peu près vides. En période de paix, la différence est grande entre un pays peu développé mais faiblement peuplé comme le Laos et une fourmilière grouillante d’hommes comme le Tonkin. Si Madagascar ou la Polynésie d’avant Mururoa étaient autrement heureux que le Bengale surpeuplé pour un même revenu théorique en dollars par tête, c’est parce que chaque Malgache ou Polynésien disposait d’un espace autrement vaste qui lui fournissait des plaisirs et les ressources que la statistique n’enregistre pas.

L’explosion démographique a une autre conséquence : la vie en masse avec toutes les conséquences qu’elle comporte. À la pénurie d’espace s’ajoute la pénurie de liberté. Les fourmilières indiennes ou chinoises n’ont le choix qu’entre la famine et une organisation implacable qui peut seule assurer la survie par un rationnement à peu près équitable. Et tôt ou tard le natalisme aboutit à ce qui semble être son contraire : l’abaissement planifié et autoritaire du taux des naissances. À la conception succède la contraception plus ou moins directement imposée par l’État. À l’enfant obligatoire la stérilisation obligatoire. L’acte privé par excellence, domaine de la nature ou de la liberté du couple, sera déterminé par la loi. Ainsi, si vous voulez devenir un esclave, suivez le conseil de vos papes, religieux, idéologiques ou nationaux : à tout coup mettez dans le mille. Si vous voulez faire de votre amie une souillon domestique et de vos gosses une portée de chiots, et devenir vous-même un bagnard construisant son bagne, multipliez comme font les termites et les lemmings. Vous finirez par crever de faim, ou bien, rendus fous par le manque d’espace, par vous jeter dans la mer. Faites de notre espèce un monstre atteint de gigantisme, énorme parce que dévorant, et dévorant parce qu’énorme ; une sorte de moisissure qui étouffera la terre. Car cette vie délirante c’est la mort. Multipliez ; cela signifie que, humainement et personnellement, vous renoncez à croître.

*

PS de dernière heure — Quand Cavanna a écrit : « Que les nantis consomment moins et se reproduisent moins. Que les démunis consomment plus et se reproduisent moins. Se rencontreront au milieu, à un échelon de consommation confortable pour tous et polluant au minimum. » D’acc… Et encore d’acc… pour ne pas compter sur la nature pour rétablir l’équilibre. Hélas ! La démographie est aujourd’hui manipulée par les gouvernements qui jouent de la propagande.

 

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