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Bernard Charbonneau
Quel avenir pour quelle écologie ?
(Foi & Vie, juillet 1988)
1. Deux mots nouveaux
En 1970, proclamé officiellement « Année de protection de la nature », au lendemain de la fête de Mai 68, on vit soudain surgir dans les médias, donc l’opinion française, deux mots nouveaux : « environnement », « écologie ». Comme dans d’autres cas ils avaient fait l’aller Europe-USA et le retour USA-Europe.
Remarquons d’abord qu’avant cette date les Français des « Trente Glorieuses » n’avaient pas d’environnement. Ils étaient en quelque sorte suspendus dans le vide, la transformation explosive de la France Éternelle se produisait dans un hexagone abstrait sans nature ni habitants. La transformation du Rhône en égout restait invisible, le massacre de 13 000 morts, 200 000 blessés par l’auto était médiatiquement inexistant. La cause toute-puissante qui était en train de faire le bonheur et le malheur des Français n’avait pas d’effets, le bétonnage des côtes, l’évacuation des campagnes se réduisait à des colonnes de chiffres pour une sociologie qui venait de passer de Marx à Parsons. Il est significatif que ce mot d’« environnement » n’ait pour sens que « milieu » « ce qui entoure » dans le Grand Larousse des années soixante. Et dans l’Encyclopédie de 1970, juste avant l’émergence de l’écologie, il se réduit à un contenu esthétique, au « happening » des artistes de l’époque. L’impact du Grand Bond en avant version occidentale ? – comme en Chine de Mao, connais pas.
Plus savant, le mot d’« écologie » a séduit les médias par son air ésotérique (du grec oïkos, habitat). Mais cette étiquette dissimule des réalités très différentes : une discipline scientifique, un mouvement social. Une des sciences de la vie et un mouvement social plus ou moins spontané propre aux sociétés industrielles avancées, en réaction contre les effets destructeurs de leur développement incontrôlé pour la nature et pour l’homme, l’écologie scientifique participant à ce mouvement.
2. Écologie scientifique et écologisme
L’écologie au sens précis du terme, ordinairement employé à tort et à travers, est : « l’étude des milieux vivants où vivent et se reproduisent les êtres vivants, ainsi que des rapports de ces êtres avec le milieu » (cf. Robert). À ce mot de « milieu » il faudrait ajouter celui de « naturel » qui introduit une restriction importante ; l’écologie humaine, venue ensuite, restant plus philosophique que scientifique. L’écologie inventée par Haeckel dès 1870 a été longtemps pratiquée loin du grand public par des naturalistes étudiant les écosystèmes naturels ou végétaux et animaux vivant en état d’équilibre ou tout au moins d’évolution lente.
On comprend que ces professionnels appartenant à l’élite scientifique des pays développés, passionnés pour l’objet de leurs études : la nature, aient été les premiers à dénoncer les effets perturbateurs de l’action humaine. Aujourd’hui encore, les naturalistes sont à l’avant-garde du mouvement écolo avec les Sociétés de protection de la nature. En France, bien avant la mode de l’écologie, Roger Heim, directeur du Muséum, a été le premier à dénoncer dans l’indifférence générale les coûts des « Trente Glorieuses ». Où étaient alors messieurs D.. M.. G.. M.. par la suite tenus pour pères de l’écologie ? Alors agronomes, philosophes ou sociologues, ils mettaient au point la « révolution verte » ou glorifiaient Staline. Mais selon un politicien exemplaire : « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent. » Notons cependant que la girouette qui tourne n’a ni pensée, ni liberté à elle.
Les naturalistes, aux USA puis en France, ont donc formé l’avant-garde du mouvement écolo où ils jouent encore un rôle important, l’actuel candidat à la présidence appartenant à la profession. Avant 1970, en dehors de certains naturalistes il n’y a eu que des écrivains bucoliques ou des précurseurs isolés, généralement mal connus du public et même des écolos. Or des individus ne font pas un mouvement.
Les écologistes – cette fois sans guillemets –, ce sont d’abord des naturalistes, qui dirigent toutes les actions de protection de la nature, dont l’activité est reconnue d’utilité publique dans la Fédération française des sociétés de protection de la nature. Mais comme d’autres scientifiques, ils ont souvent l’optique de leur spécialité. L’objet de leur intérêt c’est essentiellement la nature en soi, celle qui existe en dehors de l’homme dont ils enregistrent les dégâts. Et de la nature ils passent parfois à une idéologie naturiste comme un de leurs maîtres à penser : Robert Hainard. Ils en font une sorte de Déesse Mère, dotée d’une sagesse fondamentale et de toutes les vertus. N’était-ce l’homme, la terre serait une sorte de Paradis terrestre. L’amour de la nature mène Hainard et ses disciples à un intégrisme naturiste. Son premier ennemi fut l’agriculteur et défricheur néolithique, qui continue aujourd’hui de la dévaster en pratiquant l’agrochimie et en détruisant le cloisonnement bocager. Grâce à la Science et à la Technique utilisées aux fins de protection de la « nature sauvage », on pourrait concentrer la population dans des sortes de réserves urbaines où elle vivrait et serait nourrie artificiellement. Les ronces et les orties qui envahiraient le désert rural ne seraient que l’avant-garde des futures forêts vierges. En attendant, ces idées inspirent une « protection de la nature » qui consiste à préserver des réserves ou des parcs où elle est maintenue à l’abri de l’action humaine par la loi et des gardiens. Mais comme la publicité des médias attire les foules venues voir les jolies fleurs et bêtes, en même temps qu’on attire il faut interdire. À la limite, le seul moyen d’y sauver la nature des masses est de créer des réserves totalement interdites, sauf aux spécialistes et à quelques personnalités. C’est le cas de la plus belle réserve naturelle d’Europe : le Coto Donaña, à l’embouchure du Guadalquivir. Il est très difficile d’obtenir l’autorisation d’y pénétrer, il faut peut-être un savant de réputation internationale ou un potentior : dernièrement MM. Mitterrand et Gonzalez y ont fait un séjour. La nature devenue produit de luxe, comme le saumon sauvage, n’est plus à la portée des masses d’élevage. Le parc national de la Forêt bavaroise étant menacé par la pression des foules privées de nature dans une RFA sururbanisée, on a organisé à l’entrée une sorte de Disneyland qui les dissuade d’aller plus loin.
Pour cet intégrisme naturiste, le grand coupable avec l’agriculteur néolithique c’est le christianisme dont le Dieu a fait d’Adam le maître de sa création. Ce qui n’est pas faux, le développement sauvage qui ravage la terre étant le fait de l’Occident, ou de l’Orient marxiste, post-chrétiens. Mais l’Occident a aussi inventé l’écologie scientifique. La même société qui détruit avec le bison l’Indien, pleure sur sa disparition.
On se voit donc obligé, pour maintes raisons, de critiquer cet intégrisme qui inspire une sorte d’aile droite du mouvement écolo, et même parfois son aile gauche. Quelle que soit l’estime qu’on puisse avoir pour des écologistes de la première heure. Critique d’autant plus nécessaire que la « protection de la nature » ainsi entendue peut s’inscrire au titre d’alibi dans le système industriel : un cheval de zone industrielle, une alouette (et encore) de réserve naturelle. Le seul intérêt de la réserve ou du parc national est d’établir un espace tabou auquel la loi interdit de toucher. Hélas ! en France ce n’est même pas le cas : cf. les menaces qui pèsent sur les parcs des Pyrénées, de la Vanoise ou du Mercantour.
Le reproche qu’on peut faire à ce naturalisme est de minimiser le facteur essentiel du problème : l’homme et sa société, le seul qui puisse détruire ou sauver la nature. Pour commencer, ce mot même de nature n’a rien de naturel. La nature est la grande muette, ce terme est une création de la pensée et du langage humains. Mot ancien qui prend toutes sortes de sens. Dans ce cas il ne s’agit pas de l’espace et de la matière cosmique, mais de l’unique et fragile planète vivante que nous habitons. S’il s’agissait de la nature des protons, des trous noirs et des galaxies, les écologistes pourraient se rassurer ; la terre pourrait être stérilisée, les nébuleuses n’en poursuivront pas moins leurs cours. En ce sens, protéger la nature, quelle ridicule prétention ! Cette nature-là se protégera toute seule en éliminant le petit mammifère qui avait prétendu l’ignorer.
La nature, au sens universel du terme dont est constituée la totalité de l’espace-temps, est invincible à la différence de l’homme et de sa planète vivante. C’est la Terre et son habitant qui sont en cause, et tout dépend du seul vivant qui soit doté d’une conscience.
En celui qui fait problème se trouve l’unique solution. Avant le développement de la connaissance scientifique et de la pratique technique, comme il n’arrivait pas à dominer les forces de la nature qui régnaient sur terre, il les divinisait. Tandis que depuis que la Science lui a appris à connaître et à utiliser les énergies de la nature, c’est cette maîtrise qu’il aurait tendance à diviniser sous le nom de Progrès puis Développement : au fond, le paganisme divinisant la puissance matérielle continue sous une autre forme. Au point de menacer l’équilibre délicat et complexe qui, à notre connaissance, sur une seule planète a permis l’apparition de la vie, de l’homme et de sa conscience. Aujourd’hui, ayant vaincu la nature, au moins à l’échelle terrestre, cette conscience devrait s’étendre à ce corps fragile planétaire qui est le prolongement du nôtre. L’homme était de la terre, il la voit de l’extérieur. D’avoir pu contempler du haut de l’espace la minuscule et splendide Planète bleue devrait nous porter à l’aimer comme une part de nous-mêmes. D’avoir vu d’en haut notre corps planétaire devrait nous rappeler que notre puissance et notre liberté ne sont pas divines, absolues, mais dépendantes physiquement du respect de la maison que nous habitons. Nous prétendons respecter et défendre notre patrie : la France, nous devons découvrir que nous en avons une autre. Souverains de la terre mais pas encore de nous-mêmes nous sommes désormais contraints d’imposer des limites à notre folie de puissance.
C’est à ce titre que la foi chrétienne pourrait avoir son mot à dire. Certes, les reproches que lui font certains écologistes, notamment l’Allemand Carl Amery, ne sont pas faux. Le christianisme a contribué à libérer l’homme et la nature, en la profanant il a déchaîné la volonté de connaissance et de puissance dans l’Occident post-chrétien ; et c’est là que la « modernité » s’est développée. Mais aussi sa critique. On peut opposer que si selon la tradition chrétienne l’homme est le maître de la terre, il n’en est pas le créateur. Et un souverain digne de son nom ne ravage pas son royaume, et se préoccupe de le transmettre au moins intact à sa descendance. Surtout, la tradition chrétienne est formelle pour ce qui est de condamner l’obsession de connaître et d’exploiter. La volonté de puissance, comme pour d’autres grandes religions, est tenue pour maléfique et destructrice, le dénuement, le refus de la puissance et de la richesse, la pauvreté pour salvateurs. N’oublions pas que dans l’Évangile c’est la beauté fragile du lys des champs qui est offerte en modèle à l’homme. Le christianisme est à la fois responsable de la dévastation de la nature à l’Ouest et à l’Est, et porteur de la seule force qui puisse y mettre fin, à la fois poison et contrepoison. La découverte et la protection de la nature sont nées dans des pays protestants. Au point où nous en sommes, le mal étant largement fait, plus question de revenir en arrière ; ce n’est plus en deçà mais au-delà que se trouve l’issue. Non dans un retour à la nature mais dans son antithèse : un surplus de conscience.
Il ne s’agit pas de retourner à la nature, ce qui ne correspond plus à l’état de fait, ni surtout à ce que nous sommes, ce retour ne pourrait plus s’opérer qu’en éliminant le facteur perturbant, c’est-à-dire l’homme. Il s’agit d’établir un équilibre entre la terre et son habitant. Équilibre entre la nature et l’action humaine dont les campagnes européennes ont donné l’exemple après une première révolution, celle-là vraiment verte, caractérisée par l’assolement, la polyculture et le cloisonnement bocager. Aujourd’hui nous la voyons détruite non pas par une autre révolution agricole mais par la transformation de l’agriculture en industrie travaillant pour le marché.
3. La révolte écolo pour la liberté dans la nature
Depuis Jean-Jacques l’idée d’une vie naturelle, délivrée des contraintes et de l’hypocrisie sociales, associe nature et liberté. Bien que la moindre réflexion montre que la liberté humaine est l’antithèse d’une nature déterminée et inconsciente.
La révolte d’une partie de la jeunesse des pays « développés » s’explique par le besoin d’une relation spirituelle et sensuelle avec la nature, à un âge où ce besoin est le plus fort. Mais elle s’explique aussi par le caractère à la fois laxiste et contraignant des sociétés occidentales actuelles. En effet, le changement permanent y ébranle le cadre familial et moral traditionnel tout en multipliant les contraintes pratiques imposées par la société technicienne et urbaine. La jeunesse est libre… de ne rien faire, ou de traverser entre les clous au feu vert. Tout lui est à la fois permis et interdit ; on ne saurait mieux cultiver la névrose et le risque d’une explosion violente comme celle de Mai 68. Portée aux nues par les vieillards au pouvoir, la jeunesse est condamnée à une minorité indéfiniment prolongée, pour les futurs cadres impitoyablement sélectionnés par les études et la carrière, pour la masse par le chômage.
Au moment où leur manque la liberté la plus élémentaire, certains jeunes la veulent absolue. Ils retrouvent à leur insu le vieux rêve d’un Paradis terrestre où Adam et Ève, délivrés du travail et du péché, vivraient libres et nus dans une nature sans périls, cueillant les fruits qu’elle offre gratuitement. Après Jean-Jacques les hippies californiens crurent réaliser cette utopie, non pas sur une terre vierge mais dans l’État le plus développé du plus grand pays industriel. Ils refusent la violence, les servitudes et les vérités de la société technicienne : métier, instruction, morale et raison. Ils répètent en creux le modèle puritain de leurs pères, pratiquent l’amour libre en commun, le végétarisme plus ou moins intégral, et au paradis naturel ajoutent les paradis artificiels. Puis le mouvement hippie retombe tandis que vieillit sa génération.
La vague atteint l’Europe après 70. Les Verts allemands retrouvent la tradition de la Jugendbewegung. Ils fournissent à la bourgeoise RFA l’extrémisme révolutionnaire qui lui manque depuis la disparition des Brigades rouges. Dans un style plus dur que les hippies américains, ils cumulent la défense des derniers îlots de nature dans une société sururbanisée, le pacifisme antiaméricain, l’amour libre et le féminisme. En France, le gauchisme écolo prolonge la révolte de Mai. Pierre Fournier en est le prophète dans ses chroniques de l’anarchisant Charlie Hebdo. Gravement malade du cœur, il inverse le mythe de gauche du Progrès en menace d’Apocalypse nucléaire, militaire ou pacifique. Une génération de jeunes retrouve ainsi la revendication de l’Anarchie qu’avait refoulée l’orthodoxie marxiste. Toutes les valeurs et contraintes de la société traditionnelle ou technicienne sont niées. Non seulement le Capital l’État et l’Armée (l’Église ayant disparu de la scène) mais ces vaches sacrées du Progrès désormais suspectes : l’École et la Médecine. À la transformation de l’agriculture en industrie agrochimique, qualifiée bien à tort par les écolos « d’agriculture classique »), ils opposent « l’agriculture biologique », comme si une véritable agriculture ne l’était pas toujours.
Cette révolte « écologique » mène de front toutes sortes de revendications pour une « société alternative ». Elles se résument en l’utopie d’une communauté idéale où la liberté serait donnée toute à tous. Oubliant ainsi que la contrainte la plus dure, négation de notre premier désir, est celle d’une nature qui nous lie à la terre, nous condamne à nous associer pour la travailler, et à vieillir et à mourir. On voit mal comment cet extrémisme, après d’autres pourrait aboutir. D’abord pour une raison de fond : la liberté humaine n’est pas la nature soumise à la nécessité, elle en est la conscience. C’est au nom de la liberté que la société scientifique et technique, avec des moyens autrement puissants que d’autres, organise l’exploitation illimitée de la terre. Les dernières petites sociétés tribales qui survivent dans la nature, rituelles et sacrées, ne correspondent guère à l’idéal libertaire et féministe des gauchistes. Si dans les esprits les plus cultivés des pays développés l’amour de la nature est associé à celui de la liberté, c’est dans la mesure où au refus de diviniser les forces de la nature s’est ajouté celui de diviniser la puissance humaine et sociale qui la maîtrise.
L’écologie gauchiste se proclame volontiers utopiste. Mais l’utopie a toujours été condamnée à échouer ou à se renier : la fin idéale justifiant les pires moyens, comme n’ont cessé de le montrer les révolutions. Le seul retour à la terre au pouvoir fut celui de Pol Pot. Comme les Verts allemands la révolte écolo est condamnée à rester indéfiniment dans l’opposition, ou à réintégrer le giron de l’aile gauche du parti social-démocrate. Naturiste ou gauchiste, quel est l’avenir du mouvement écolo ?
4. L’écologisme entre la récupération technocratique et le spectacle médiatique
Pour l’instant, une autre jeunesse succédant à celle de Mai, l’inévitable démode suit la mode. Sauf Tchernobyl, vite oublié, l’écologie n’a plus la faveur de l’opinion, c’est-à-dire des médias qui la fabriquent et l’expriment. Mais que les « écologistes » ne désespèrent pas, s’ils n’ont que 3 % aux élections présidentielles, la question qu’ils posent plus ou moins bien prendra de plus en plus d’importance. Le développement continue et avec lui ses coûts et ses crises. Pollutions et risques continuent en dépit de leur gestion : le ventre fécond de la sacro-sainte Science n’a pas fini d’accoucher de problèmes. Demain un nouveau projet d’autoroute, d’aérodrome ou de Disneyland etc. menacera la maison familiale, l’espace de silence ou de forêt nécessaire à la vie. Et il faudra subir ou s’associer pour le défendre. Le problème écologique n’est pas un des problèmes provisoires d’un monde en développement, il est son problème.
Il n’est pas de pouvoir et d’action infinie dans un espace fini ; et aujourd’hui minuscule, la planète Terre l’est. Le développement se heurtera forcément à des limites, naturelles et plus encore humaines. Ce sera progressivement ou en catastrophe. Mais qui ne se paye pas d’illusions réalise par ailleurs la difficulté de ce coup de frein sur le plan national et surtout international. Comment gagner l’opinion à un tel changement de ses habitudes de consommation, vaincre les intérêts qui en dépendent, échapper aux contraintes du marché et de la lutte pour le pouvoir planétaire ? Comment changer un système aussi pesant et délicat sans provoquer le chaos ? Aussi peut-on penser que sous la pression des faits c’est le système lui-même qui devra résoudre le « problème écologique » et récupérer la révolte écolo. Sous deux formes : l’intégration scientifique et technique pour les choses, le divertissement médiatique pour les hommes.
Le processus d’intégration scientifique et technique est déjà en cours. En Alsace ce ne sont plus d’aimables barbus mais la Lyonnaise des eaux qui lutte contre la pollution de la nappe phréatique par un trust chimique (1). L’écologie scientifique est récupérée dans la gestion des réserves, les études d’impact, la prévision des risques, la dépollution, le recyclage et les économies d’énergie. Ces activités alimentent des industries puissantes gérées par des experts sous l’autorité des ministères de l’Économie et de l’Industrie. Agences de Bassin, municipalités consacrent aux stations d’épuration des investissements considérables.
La seconde voie concerne la compensation des frustrations humaines du développement. Elle consiste à détourner la réaction écologique dans les sables du divertissement, des loisirs et de la culture. Intégration moins coûteuse relevant des ministères de la Culture et de l’Environnement. La nostalgie de nature et de liberté alimente le marché de l’imaginaire contrôlé par les médias : émissions sur les bons sauvages et jolies bêtes, vie dans les campagnes d’autrefois, pub sur des plages désertes et impolluées, trekking ou rafting à la carte, reconstitution de la forêt vierge en plastique dans quelque Disneyland géré par ordinateur etc. Le Club Méditerranée tend les bras aux écologistes en chômage. Grâce à Air France huit jours par an le Parisien aisé se dépollue aux Marquises. Quant au populo il en aura le spectacle en couleurs tous les jours à la télé : la chimie peut prendre en vert le béton le plus grisâtre. Ainsi le développement pourra suivre son cours. Mais si la terre n’est plus menacée par quelque erreur de calcul, c’est la liberté de l’homme qui risque d’être la victime d’un contrôle scientifique trop efficace.
Pour maîtriser les effets du développement reste cependant une troisième voie, cette fois en dehors de lui. Une longue, très longue marche, à rebours de l’actuelle. Une conversion, aux deux sens du terme. Celle, forcément personnelle avant d’être collective, qui substitue à la volonté de puissance l’amour de la terre. L’acte d’une liberté qui est conscience de la nécessité : qu’ici-bas pour un homme tout n’est pas possible, ni permis. C’est à ce niveau, invisible et décisif, que la foi chrétienne pourrait avoir son mot à dire bien plus que sur le sort du Nicaragua. À partir de là on peut envisager une longue et difficile formation sociale et politique qui soumettrait le pouvoir scientifique et technique à des normes spirituelles, morales et rationnelles. Je ne sais s’il y aura un mouvement écolo pour s’engager dans une telle entreprise. En tout cas je n’en vois pas d’autre pour l’an 2000. Nous n’avons qu’une question, qu’un oïkos : la terre. Ce n’est pas en fuyant vers Uranus que nous trouverons la solution.
Note
1. Le Monde, 9 avril 1988. Bien entendu, ce trust écologique, lui, a obtenu une indemnité conséquente. Reste à pomper 40 millions de mètres cubes d’eau. Pour la rejeter où ?