Chronique du terrain vague, 9

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 9

(La Gueule ouverte, n° 11, septembre 1973)

Une sale gueule de diffamateur

C’est celle du Comité de défense du Soussoueou, qui s’est avisé de qualifier de mensongère la publicité du promoteur qui rêve de bétonner cet alpage ossalois. Cet ami du peuple et de la nature se jugeant diffamé par les critiques du comité vient de le citer en justice. Et si celle-ci suit son cours, après une escarmouche de procédure en juin, le tribunal de grande instance de Pau jugera en automne sur le fond. Cette affaire dépasse de loin le plan local, elle concerne tous les amis et tous les ennemis de la nature, le jugement engageant l’avenir de l’industrie du ski et celui du mouvement de défense « écologique », comme je vais m’efforcer de le montrer.

L’affaire du Soussoueou

Je me contente de rappeler l’essentiel. La Gueule ouverte en ayant déjà parié (cf. n° 4 : « Soussoueou-Artouste »). D’abord, plantons le décor du Soussoueou. Pour cela nous n’avons qu’à emprunter les jolies photos de nature vierge qui servent à illustrer la réclame du promoteur. Une vallée en auge suspendue entre 1 500 et 2 000 mètres au-dessus de la haute vallée d’Osssau, dans les Pyrénées béarnaises, juste aux confins du parc qui se réduit ici à une bande de 800 mètres de rocs et de névés. En juin, un parterre d’herbe rase et de fleurs, là-haut en plein ciel où plane un aigle ou des vautours. En été, une pelouse immense où errent librement brebis et chevaux. En hiver, la page blanche bien égale où le Soussoueou assagi burine en noir ses méandres. En cadrant la plaine, les versants raides de forêts balayés de raillères d’une auge glaciaire qui s’élève en marches d’escalier jusqu’au grand lac d’Artouste et aux confins du parc. Voici le gisement d’air et d’eau transparente, de neige et de forêts vierges qu’il s’agit d’exploiter.

Longtemps il n’y eut ici que les hommes et le faune sauvage ou domestique de la montagne, si ce n’est, très haut au-dessus de la « plaine » du Soussouéou, le petit chemin de fer du lac d’Artouste établi dès avant la guerre, et une modeste station de ski, fréquentée par quelques skieurs qui fuyaient les foules de Gourette. Puis vint un promoteur qui projeta d’établir dans la plaine du Soussouéou une station de plus de 6000 lits, l’équivalent d’une petite ville sur ce replat d’à peine un kilomètre carré, qui devait être réuni par un tunnel routier de plus de trois kilomètres de long à la haute vallée d’Ossau. Car il devait s’agir d’une station sans voitures. C’est alors que fut fondé un comité de défense pour sauver le Soussouéou de l’asphalte et du béton. Je ne reprends pas ses arguments contre la station (destruction d’un site unique, le parc écologiquement coupé en deux, les risques d’avalanche, l’incertitude des emplois procurés aux Ossalois, etc.). Il suffit de se reporter aux n° 4 et 10 de La Gueule ouverte. Quant aux arguments du promoteur, ce sont ceux qui traînent partout en pareil cas : le bonheur du peuple qui réclame des loisirs de grand standing dans la nature garantie vierge par l’asphalte et le béton, et bien entendu pour les Ossalois, créer des emplois en achevant de détruire le peu qui reste d’économie et de société montagnarde.

Le conflit entre le promoteur et le comité

Dans des montagnes développées comme la Savoie ou la Bavière, le promoteur eût considéré de haut la fondation d’un tel comité : les petits roquets de l’écologie aboient et les chars lourds de l’industrie des neiges passent. L’essentiel, c’est le fric et que la station se fasse. Mais dans nos lointaines Pyrénées, les promoteurs sont naïfs et sincères, et une telle opposition était inconcevable. Avec la virginité de la neige, le promoteur devait assurer celle de sa conscience. Aux premiers signes d’opposition, surpris et indigné, il fit savoir par voie de presse que toute critique de la station d’Artouste pourrait entraîner une action en justice, et celle-ci suivit bientôt.

La liquidation du Soussoueou sembla tout d’abord se dérouler sans obstacle et le promoteur, ayant opéré son petit référendum sur son projet, fut très étonné d’apprendre qu’il y avait au moins deux ou trois personnes qui ne l’approuvaient pas !…. Et bientôt l’opinion locale se trouva partagée en de nombreux camps. Comme de coutume, au nom de l’inévitable « cela crée des emplois », il y eut pour la station tous les gens sérieux : l’administration préfectorale, les notables locaux et les bourgeois palois qui avaient des intérêts dans le projet. Contre, des universitaires, des amis de la montagne. Quant au gros de la population, elle attendait, assez mal informée par une presse qui tâtait le terrain. Au lendemain de sa fondation en avril, le comité du Soussoueou fit proposer aux partisans de la station un débat public autour d’une table ronde au centre Rencontre et Recherche. Un certain nombre d’Ossalois, transportés et abreuvés par le notable le plus directement intéressé dans l’affaire, vinrent occuper la salle en chantant : à défaut d’arguments, quelques cris ponctués de menaces font l’affaire. Le journal qui dispose du monopole de l’information dans la région commença par trouver l’affaire fort drôle. Plus tard, il s’avisa que ces manifestations folkloriques mettaient peut-être en cause la liberté de parole et de réunion. À la suite de quoi, le comité du Soussouéou, ayant communiqué son point de vue au public dans une brochure, se vit aussitôt cité en diffamation, dans ce langage fleuri, hérité du grand siècle, dont les huissiers et le droit ont le privilège. M. Veschambre, PDG d’Artouste SA, se jugeait diffamé moins par les termes, parfois vifs, de la brochure que parce que celle-ci l’accusait de tromper et de voler les Ossalois et de pratiquer une publicité « au moins intellectuellement mensongère », puisque là comme ailleurs la nature ne peut être vendue et détruite qu’en son nom. Ce que le promoteur avoue d’ailleurs naïvement lui-même dans ses dépliants publicitaires (1).

À vrai dire, la réunion tumultueuse du centre Rencontre et Recherche était un succès, grâce au promoteur et à ses amis, la question du sort des Pyrénées étant posée devant l’opinion locale. Des centaines de personnes s’étaient affrontées sur un problème qui deux ans auparavant n’aurait mobilisé personne. Et le procès en diffamation offrait une occasion que tous les défenseurs de la nature, pyrénéens ou autres, devraient saisir. Le Comité du Soussoueou et la Sepanso Béarn, devenus l’ennemi public numéro un, eurent même droit, chose naguère impensable, à une motion du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques dénonçant les « groupes de pression » (comment qualifier autrement ceux dont on ne voit pas quels intérêts financiers les rassemblent) « qui sèment le doute dans l’esprit des populations » et osent critiquer l’action des élus et de leurs assemblées, seuls qualifiés pour défendre les intérêts de leurs mandants et assurer le développement du pays tout en protégeant la nature. Pour un peu le Conseil général aurait réclamé l’interdiction des « sociétés sans mandat » et réservé aux assemblées « régulièrement élues » le droit à la parole. Heureusement que le seul conseiller général un peu critique fit remarquer que c’était l’ôter du même coup à la presse.

Importance du procès du Soussoueou

À ma connaissance, c’est une des rares fois, sinon la première en France, que le promoteur d’une station de ski attaque en diffamation ceux qui la critiquent. L’espace montagnard français allant se raréfiant, il est à peu près inévitable que les conflits s’exaspèrent entre le mouvement « écologique » et ses adversaires. Car, et je crois que c’est là sa vertu, il ne menace pas les possédants d’une révolution politique pour après-demain, mais quand il prétend s’opposer à la construction d’un combinat des neiges, il s’en prend « hic et nunc » aux intérêts, qui ne pardonnent pas. C’est pourquoi, à mon avis, le conflit écologique est appelé à passer du débat académique sur l’environnement au conflit juridique, en attendant mieux. Et en voici le premier signe, grâce à un promoteur plus retardé qu’un autre.

Ce procès a donc une grande importance pour l’ensemble du mouvement écologique, à moins que le tribunal n’y mette prématurément un terme, en invoquant quelque irrégularité de procédure. Que le comité du Soussoueou soit condamné en première instance ou en appel, ce jugement fera précédent. Il ne tombera pas dans l’oreille d’un sourd, car les promoteurs ont des conseils juridiques. À la moindre menace d’opposition ou de critique de leurs projets, les citations en diffamation tomberont dru. Et les tribunaux suivront la jurisprudence. Je sais bien que tout cela se terminera par une condamnation à un franc de dommages-intérêts, au criminel. Mais au civil, cela pourrait bien coûter plus cher, le tort porté à l’honneur et aux intérêts d’un promoteur se payant au poids de l’or. Et désormais, sous peine de ruine, non seulement il faudra se garder de toute réflexion publique sur les sarcelles des neiges, mais éviter de qualifier de mensongère la publicité qui vend de la banlieue sous le nom de nature.

Par contre, si par hasard le comité du Soussoueou gagnait son procès, le précédent juridique jouant aussi dans ce cas, les conséquences en seraient lourdes. Désormais, la critique pourrait être poussée jusqu’au bout sans que l’adversaire puisse réagir. Et désormais, il serait possible d’attaquer comme mensongère la publicité qui trompe le public en lui proposant de la neige ou des plages vierges, alors qu’elle lui vend de l’ordure, du bruit et du béton. Serait-ce une publicité moins mensongère que de vendre du corbières sous l’étiquette de bourgogne ? Au moins dans ce cas, c’est toujours du vin.

Le Service de répression des fraudes poursuit les agriculteurs biologiques qui vendent des produits naturels lorsqu’ils ont utilisé des produits chimiques. Et la nature de Monsieur Trigano ? Qu’est-ce qu’il en reste ? La destruction de la nature serait-elle aussi grande si on pouvait interdire son mensonge ? À voir la place que le fantôme de la nature tient sur les murs du métro, il faut croire qu’il est nécessaire pour déchaîner les bulldozers.

Autre chose. Si le procès du Soussoueou est gagné, qualifier de vol des deniers publics, les subventions gaspillées dans des entreprises ruineuses pour le contribuable et la nature, et de vol de biens privés, les terrains des municipalités ou des particuliers que l’État exproprie, pour un prix dérisoire, au profit des promoteurs qui les revendront au décuple une fois équipées par la collectivité, ne serait plus diffamer, mais dire la simple vérité. Et alors, peut-être, pourrait-on réclamer que l’on consacre ces investissements à autre chose qu’à la construction de stations déficitaires qui achèveront de liquider l’économie et la société montagnardes. Peut-être pourrait-on consacrer ces milliards à la protection de la nature, à la rénovation et à la commercialisation de l’élevage, à l’entretien de l’habitat local, à l’étude et à l’établissement d’industries légères et non polluantes, au tourisme familial et à la renaissance de la culture locale, etc. Bien des directions s’ouvriront le jour où ne régnera plus l’obsession d’empiler du béton. En réalité, derrière l’affaire du Soussoueou, ce qui est en cause, c’est une certaine façon de « créer des emplois » en montagne. C’est la vallée d’Ossau, les Pyrénées, les Alpes et l’Apennin, qui sont en jeu, toutes les montagnes et les sociétés montagnardes de ta terre. Le procès du Soussoueou n’est qu’un moment, qu’un petit secteur d’une bataille autrement vaste. L’ensemble du mouvement écologique doit le savoir : cette bataille, c’est lui qui va la perdre ou la gagner (2).

Notes

1. Journal d’Artouste SA, sous le titre « Un trésor naturel » : « Jusqu’au moment où le tunnel d’accès routier débouchera dans la vallée de la future station, le site du Soussoueou sera protégé naturellement. » (sic)

2. Ceux qui ont du temps ou de l’argent (toujours utile) à perdre, ne doivent pas s’adresser au vieux schnock qui écrit ces lignes mais à Bernard Hourcade, secrétaire du Comité du Soussoueou, résidence Champagne, 64000 Pau.

 

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