« Problèmes théoriques et pratiques du mouvement écologique en Europe »

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Bernard Charbonneau

Problèmes théoriques et pratiques
du mouvement écologique en Europe

(Article paru en avril 1977
dans Foi et Vie)

Ce qu’on appelle le « mouvement écologique » est sans doute la grande nouveauté sociale et politique de ces dernières années. Depuis 1970 il a fait en quelque sorte irruption dans la jeunesse des pays développés : en Amérique, dans les pays du Nord puis en France. La nature est à la mode et ne se vend que trop bien. Partout se multiplient les comités de défense qui s’opposent à telle ou telle opération de développement, notamment aux centrales nucléaires. Des communautés de jeunes tentent de s’établir à la campagne. Enfin des candidats verts obtiennent des pourcentages importants de voix (7 % à Paris, plus de 10 % en Alsace). D’après certaines enquêtes d’opinion, un jeune sur deux serait prêt à soutenir un candidat écologique. Mais ce succès même pose un problème : a-t-il laissé au mouvement écologique le temps d’enraciner son action dans une pensée solide et profonde ? Il ne faudrait pas que le sentiment, légitime, de l’urgence lui fasse oublier une des grandes lois de l’écologie : qu’il n’est de fruit nourrissant et fertile qu’au bout d’un temps de maturation. Le texte où ce problème est posé a été rédigé pour une réunion tenue à Paris les 11-12 décembre 1976 qui rassemblait des représentants du mouvement écologique européen (1). Bien entendu, il représente d’abord l’opinion de son auteur qui s’est contenté de quelques modifications pour en faire un article. 

I. Problèmes théoriques 

1. — Nécessité d’une réflexion fondamentale et globale.

De même que le bouleversement de la terre par le « développement », sa critique ne peut être que globale, allant jusqu’au fond de l’essentiel et embrassant l’ensemble de l’espace-temps terrestre.

On ne saurait trop proclamer l’énorme évidence : à savoir que nous sommes pris dans une prodigieuse mue (positive ou négative, là n’est pas la question car elle est vertigineusement ambiguë) qui s’étend à la totalité de l’œkoumène et met en cause ce que l’on avait cru jusqu’ici être l’invincible nature et l’immuable nature humaine.

Notre seule chance de réussir est de ne pas nous illusionner sur l’étendue d’une tâche qui nous oblige à la fois à attaquer le phénomène à sa racine et dans toutes ses répercussions matérielles, biologiques, économiques, sociales et politiques. Peut-être jamais dans l’histoire, des hommes ne se sont vus ainsi contraints à un tel renversement du cours des choses, donc pour une part des valeurs de l’époque. 

Pour commencer, si nous voulons maîtriser les innombrables manifestations du « développement », il faut bien s’attaquer à la racine en prenant conscience de ses raisons et des nôtres. Dans un autre contexte, nous n’échapperons pas aux questions de fond qui ont toujours hanté l’homme, faute de quoi, nous errerions çà et là dans la brume sans arriver à dégager une direction commune. À savoir : qu’est-ce que la nature, et qu’est-ce que l’homme ? d’où venons-nous ? où allons-nous ? (pour l’auteur de ces lignes, c’est surtout le second point qui importe).

Tout grand renversement du cours de l’histoire (ainsi l’humanisme et la réforme, le libéralisme et le socialisme pour s’en tenir à l’ère moderne) a été préparé par une lente et profonde gestation, dont les révolutions politiques n’ont été que le produit final. On peut se servir du terme écologique de maturation, sans laquelle un fruit reste inconsommable et stérile.

Or, pour toutes sortes de raisons, cette maturation a manqué au mouvement qu’on qualifie d’écologique. Jusqu’en 1970, la réflexion critique sur le développement a été le fait d’individus isolés et dispersés qui n’avaient guère l’occasion de confronter leurs expériences. Ou bien elle a été réservée à des spécialistes de l’écologie scientifique portés à extrapoler les lois du milieu naturel et des sociétés animales à l’homme, en se contentant, pour ce qui est des faits sociaux ou politiques, de compléter ce point de vue spécialisé par des idéologies politiques du centre, de droite ou de gauche, empruntées à la société même qu’ils dénoncent. Quant au « mouvement écologique » qui s’est brusquement développé en Europe après le feu vert de 1970, trop souvent il s’est contenté lui aussi de compléter l’écologie par des idéologies datant d’une époque qui ignorait les problèmes de l’ère industrielle. Cela s’explique, il est né trop tard, à un moment où l’urgence devenait criante, dans une société qui bouscule la réflexion en multipliant les informations et les tâches, notamment chez les intellectuels patentés dont le carnet est plein.

Pourtant si, trop pressés et nous en tenant à l’immédiat, nous ne prenons pas le temps de réfléchir et d’accorder nos violons, nous cultiverons toutes sortes de confusions et de désaccords larvés qui paralyseront l’action. Le premier paradoxe est de nous hâter lentement, sommés de penser dans une maison qui commence à brûler. On ne force pas plus le développement d’un grand changement humain que celui d’une plante.

On ne bâtit que sur un fondement solide : si l’on est tant soi peu au clair sur le sens de ce que l’on veut faire. Et cette recherche de fond est nécessaire à notre action pour une autre raison. À l’origine d’un mouvement, sa force est moins dans les circonstances (son nombre, sa puissance matérielle et son influence sur l’opinion, etc.) que dans la vigueur et la qualité des motivations, spirituelles, morales, rationnelles, qui animent ses membres, sans laquelle leur entreprise manquerait d’un moteur. Sauf catastrophe nucléaire ou autre qui tournerait l’opinion, le mouvement écologique doit surtout compter sur lui-même.

2. — Le fondement du mouvement écologique : la lutte contre un développement qui détruira la terre, ou l’égalité dans la liberté. 

Mais cela ne veut pas dire qu’il faille définir un dogme ou une idéologie. Le réalisme oblige à constater que le mouvement écologique – comme cette réunion – rassemble des participants très divers par la génération, l’origine professionnelle, religieuse et politique : c’est d’ailleurs là un des intérêts de ce mouvement. Donc pour dissiper la confusion, il s’agit d’être au clair sur nos différences, afin de voir – sans illusions ni mensonges cette fois – quels sont nos vrais points d’accord sur le fond. C’est une grande nouveauté qu’une association où l’accord se dégage des différences. Pour ma part, sa raison d’être me semble pouvoir se résumer en deux points fondamentaux, dépendant d’ailleurs l’un de l’autre.

1° La croissance exponentielle mène tôt ou tard à une impasse mortelle pour la terre et l’espèce humaine, ceci pour une raison évidente : il ne peut y avoir de développement indéfiniment accéléré dans un espace fini, tôt ou tard on se cassera le nez sur un mur, appelez cela des limites comme le Club de Rome : les calculs de l’ordinateur ne font que préciser le constat de bon sens. D’où la montée du désordre : des crises, de la pollution, du malaise et de la révolte ; et pour finir, si le développement continue sur ces rails, une catastrophe planétaire. Mais auparavant nous aurons droit à la dégradation insidieuse. Quels que nous soyons, conservateurs, socialistes, européens, africains, nous nous battons pour éviter la disparition de l’homme et peut-être de la vie sur la terre. Car un chrétien aussi bien qu’un athée étouffe le jour où l’oxygène lui manque. Autant que pour un monde meilleur, nous sommes unis pour éviter le pire.

2° Mais si cette catastrophe est retardée, un autre oxygène pourrait bien nous manquer : la liberté et l’égalité. En effet, si l’opinion se réveille à temps et que les gouvernements soient contraints d’agir pour gérer des ressources et un espace de plus en plus rare, ils devront sans cesse étendre et raffiner l’organisation scientifique et technique qui pourra seule éviter le chaos provoqué par le développement incontrôlé. Il faudra tout contrôler : la production et la consommation, le travail et les loisirs, les jolies fleurs et les nuisances. Et la dictature technocratique ne sera sans doute pas suffisante pour assurer le freinage, sans doute en catastrophe, du développement, il exigera une dictature politique mondiale, avec toutes les injustices que comporte le pouvoir total – et il y a d’ailleurs peu de chance qu’on en arrive là. Un des risques du mouvement écologique serait de trouver sa place dans le système, national ou international, chargé d’assurer la survie : l’écofascisme est une possibilité moins lointaine qu’on pourrait le croire : sauver le bien commun, la terre et l’homme, vaut bien qu’on lui sacrifie la liberté comme en temps de guerre. Il me semble au contraire qu’entre le chaos et le système total destiné à l’éviter, nous pourrions nous accorder sur une défense de la nature terrestre qui serait aussi celle de l’égalité dans la liberté. Ce sont là deux motivations essentielles qui donnent déjà, bien qu’inexprimées, leur force aux critiques et aux actions du « mouvement écologique ».

3. — Deux principes opposés et cependant complémentaires : la nature et la liberté. 

Dès l’origine et Rousseau, la révolte naturiste s’est fondée d’instinct sur ces deux principes, en dépit de leur opposition au premier abord. Car si, de toute évidence, l’homme vit sur terre et si la civilisation se paye de contraintes sociales qui briment sa spontanéité, il est non moins vrai que le règne de la nature est celui de la nécessité, sinon du hasard, tandis que la liberté est le rêve, plus ou moins réalisable, de l’homme. Mais si le mouvement écologique surmonte cette contradiction sans perdre de vue les deux termes, au lieu de répliquer à l’idéologie ou à la mythologie progressiste par une autre, naturiste, il se fondera sur un esprit vivant perpétuellement obligé, théoriquement et pratiquement, de se mouvoir pour associer les deux termes.

Au grand courant progressiste qui justifie le développement indéfini au nom de la liberté humaine (mais nous avons vu qu’elle est ainsi sacrifiée à l’organisation sociale) réplique un contre-courant naturiste qui prétend la réintégrer dans l’ordre naturel. Ce naturalisme, que souligne le qualificatif d’écologique, laisse de côté l’autre aspect de ce qu’il faut appeler la nature humaine et fait sa spécificité : le rêve d’une surnature où la violence, la souffrance et la mort seraient vaincues. Comme souvent, les vérités dont se réclament les deux camps ne sont que des demi-vérités qui se sont opposées de façon polémique. Car l’homme n’est pas nature ou surnature, mais nature et surnature, ou si l’on préfère, nature et culture. S’il oublie le premier terme, il risque de se détruire en oubliant ses limites charnelles et terrestres. Et s’il oublie le second en prenant pour modèle les sociétés animales, il risque tout aussi bien de se nier en aboutissant à quelque écofascisme justifié au nom de la lutte pour la vie, et où régneraient l’instinct, la hiérarchie et la contrainte. Ce qui ne l’empêcherait pas de se détruire un beau jour en obéissant à la loi naturelle qui fait qu’une espèce succombe pour avoir aveuglément grandi.

L’homme est surnature, et la nature elle-même l’est quand elle devient conscience, concept et objet de discours, et l’homme y restera toujours pour une part un étranger : le savoir est pour lui le meilleur moyen de limiter les dégâts qu’il peut commettre sur terre. En un sens, l’antithèse de la nature, ce n’est pas celui qui s’y réengloutit à la suite d’une catastrophe qui aurait dévasté la planète, c’est celui qui l’aime et choisit de la préserver. Et celui qui cède à la nature, c’est le progressiste qui refuse de s’interroger et de maîtriser la croissance aveugle de l’espèce : en un sens, il n’est pas d’acte plus antinaturel que le refus de la vieille loi cosmique et divine du « Croissez et multipliez ». Pourtant, si l’espèce humaine se sauve un jour avec la nature terrestre, ce sera pour avoir osé la refuser. Il est trop tard, étant donné les moyens dont dispose l’homme actuellement, la terre ne sera pas sauvée par un retour à la nature, mais par ce surplus de conscience qui fait que l’homme se met en question.

Maintes raisons, qu’il n’est pas question d’expliquer en quelques pages, déconseillent au mouvement qu’on dit à tort écologique de s’engager dans l’impasse naturiste. Ce qu’il doit défendre et promouvoir, c’est le rapport équilibré de la terre et de son habitant, s’il doit mettre aujourd’hui l’accent sur la nature, c’est parce que ce rapport a été rompu en faveur du second, ce dont il commence à souffrir. Ce souci de relier l’habitat et l’habitant est particulièrement justifié pour l’Europe où, sauf au sommet des grandes montagnes, ce n’est pas la nature mais la campagne que nous rencontrons et qu’il faut recréer. Quand ce n’est pas la ville et sa banlieue notre univers à nous, Gascons ou Bavarois, ce n’est pas la steppe ou la forêt vierge, mais le champ, le pré ou le bocage dont font partie bois et marais. Ce n’est pas dans quelque Prairie à peu près vide comme celle de l’Amérique que doivent s’établir les communautés qui fuient la société industrielle, mais dans un espace depuis longtemps bâti, exploité, de plus en plus réglementé, dont le Capital et l’État prélèvent déjà l’essentiel des ressources. C’est pourquoi, là aussi, il faut dépasser les faux dilemmes comme celui qui oppose les partisans des communautés à ceux de l’action politique : on ne changera pas de régime si on ne change pas la vie, et on ne changera pas la vie si on ne change pas le régime ; à chacun de choisir sur quoi il doit mettre l’accent selon les circonstances ou sa vocation. Une idéologie de la fuite, verbale ou autre, dans la bonne nature, ne peut mener qu’à une évasion dans le rêve aussitôt exploitée par les marchands ou le pouvoir.

4. — Le contraire d’une utopie.

C’est moins pour un Meilleur des mondes que contre le pire, celui du chaos qui détruirait la vie ou de l’ordre total qui détruirait la liberté, que nous devons lutter. Loin d’être utopique, notre entreprise est essentiellement réaliste : l’utopiste, c’est plutôt celui qui, au nom des « faits », s’obstine à vouloir placer l’infini dans le fini, et l’action des écologistes et des comités de défense montre à quel point elle est au contraire topique, enracinée dans la réalité locale. La nouveauté profonde du mouvement écologique est de sortir du faux débat qui a opposé durant deux siècles l’idéalisme progressiste de gauche au réalisme conservateur de droite, qui reprochait alors à la Révolution de nier la nature. Tandis qu’aujourd’hui, tout en s’inspirant d’un esprit de liberté et d’égalité, la gauche écologique nous rappelle que le sort de l’homme est lié à celui de la terre, qu’il n’est pas Dieu et ne peut outrepasser ses limites naturelles sans se détruire. Bien que recrutant ses militants dans des milieux gauchistes qui rêvent d’une société où tout pouvoir serait aboli, l’action écologique sur le terrain est à la fois révolutionnaire et conservatrice. Elle défend l’existant : la nature, le village, la rue, etc., les particularités locales contre une entreprise de destruction et d’uniformisation d’un capitalisme privé ou d’État, qui tire profit ou pouvoir du développement à tout prix. Et on peut la dire politique, bien plus que l’idéologie et l’action des partis qui, obnubilés par la conquête ou l’exercice du pouvoir, ne voient plus que la croissance industrielle et perdent de vue les problèmes concrets, locaux ou internationaux, dont dépend le sort de l’homme.

Cette protection de la nature, cette défense de l’existant, de la nature et des hommes tels qu’ils sont ici même, le mouvement écologique n’a pas à en avoir honte, loin de là. Il ne doit seulement jamais perdre de vue ces deux termes antithétiques et cependant complémentaires, opposés et liés : la nature et la liberté, dont la tension fait l’unité vivante de sa pensée et de son action. Ce n’est pas une idéologie ou une mythologie qui pourront nous associer en dépit de nos différences, mais, un peu comme on se coalise pour mener une guerre contre une invasion, la conscience d’un péril commun. Un des risques qui menacent le « mouvement écologique » c’est que, reculant devant l’énormité de l’obstacle et de la tâche, il ne s’évade dans le rêve en s’attachant à quelque gadget idéologique, économique et technique qui renverserait magiquement le cours actuel des choses. Un tel idéalisme ne peut mener qu’à l’échec ; qu’on soit écrasé par l’adversaire, ou pire, récupéré par lui. Tout invite le mouvement écologique soit à camoufler la loi de fer du développement en fournissant des formules sur la « qualité de la vie » aux divers bétonneurs ou technocrates, soit à divertir le public en le fournissant en littérature naturiste et en psychodrames d’extrême gauche, ces deux fonctions valant à leurs auteurs honneurs et profits. Il n’y a qu’un moyen d’échapper au spectacle du réformisme ou de la révolution écologique, considérer en face l’énormité de l’obstacle et la nature de notre faiblesse : il faut bien appeler cela le sérieux. Ce qui demandera autrement de volonté de rompre et d’imagination du réel et des moyens que pour se fabriquer des hallucinogènes. Nous n’avons pas à prendre nos désirs pour des réalités, comme le fait par exemple le président de l’EDF pour ce qui est du nucléaire, mais à faire une réalité de notre désir de vivre tant soit peu librement sur la terre. Bien qu’au départ cela semble impossible, rien n’est plus nécessaire. Car cela seul a un sens pour l’homme.

5. — Dégager des priorités.

D’ailleurs, je me rends compte que ces raisons de fond, ce réalisme, inspirent la plupart des critiques et des actions de détail du mouvement écologique, mais il est bon, je crois, de ne jamais les perdre de vue si l’on veut que la critique et l’action ne s’égarent çà et là. Pour ce qui est de l’examen détaillé du développement industriel et ses divers coûts concernant la nature et l’homme, la recherche de solutions, un grand travail a été fait depuis quelques années. Mais comme il s’agit d’un phénomène global se manifestant à tous les niveaux et sur toute la terre, et que sa pression ne cesse d’augmenter, il a fallu s’interroger et s’occuper de tout : de la science et de la technique, du nucléaire et de l’automobile, de la croissance démographique et du bétonnage des côtes, de l’agrochimie, du recalibrage et de l’enrésinement, j’en passe… Dépassé par l’énormité de la tâche, forcé de courir au plus pressé pour défendre son canton, la tentation est grande de s’en tenir à son secteur en oubliant l’ensemble.

Il me semble qu’il n’y a qu’un moyen de ne pas se laisser submerger par le flot des faits, c’est de ne pas oublier nos raisons de le maîtriser, et que ces faits se ramènent à une même cause : le développement économique et démographique. Sans cela, nous pourrons péniblement colmater une brèche, bientôt mille autres s’ouvriront ailleurs, l’action locale d’ailleurs n’en sera que mieux menée. Un autre moyen de ne pas nous laisser submerger par tout ce qui nous sollicite, c’est de dégager des priorités. Bien entendu, dans un domaine aussi vaste, la réflexion comme l’action dépend du lieu et de la vocation de chacun. Il me semble cependant que le nucléaire, et surtout la dissémination de l’arme atomique ainsi qu’une éventuelle exploitation industrielle des fonds marins, font peser un péril particulièrement pressant sur la vie, comme l’actuelle politique agricole sur sa qualité, et l’aménagement de l’espace et l’ordinateur central sur la liberté. Comme il faut élever la voix là où règne le silence, et que l’opinion commence à s’éveiller à l’angoisse nucléaire, j’insisterai plus loin sur la nécessité d’un autre plan agricole européen.

6. — Nécessité du cadre européen et d’une autre Europe. 

La menace que fait peser le développement exponentiel se manifeste à un double niveau, planétaire et local : on pourrait dire que c’est l’universel-concret de notre époque. Et comme lui, les solutions ne peuvent être d’abord qu’internationales et locales. Le cadre national est donc particulièrement inadéquat et à tout coup on peut s’attendre à ce que le mouvement écologique se heurte aux nationalismes déchaînés par la dernière guerre et les impérialismes qui en jouent comme autrefois Hitler de la Slovaquie : on le voit pour ce qui est de limiter la prolifération démographique, celle de l’armement nucléaire et de l’exploitation des mers. Par contre, à défaut d’États-continents comme les USA et surtout l’URSS qui dispose d’une part énorme de la première ressource terrestre : l’espace, un cadre continental qui fédérerait les pays et les ethnies est mieux indiqué. C’est en particulier le cas pour la petite Europe où les frontières sont particulièrement étroites. Les problèmes posés par le développement exponentiel y sont plus graves qu’ailleurs pour deux raisons : le développement industriel y est plus ancien, et surtout l’espace manque. En URSS et au Brésil, et même à l’ouest des USA, le développement industriel taille dans la forêt vierge ou dans la steppe. Dans le sud de la France et de l’Italie, il taille dans la campagne chargée d’histoire, et en Angleterre. dans la plaine suisse, en Allemagne fédérale, dans le Nord de la France et de l’Italie, aux carrefours des Flandres et Pays-Bas, l’industrie et la banlieue ne peuvent plus s’étendre qu’aux dépens de l’industrie et des villes. La petite Europe surexploitée depuis déjà un siècle risque de se heurter bien plus tôt encore à un mur que l’Amérique, l’Afrique ou l’Asie.

L’Europe reste à faire, et la maîtrise du développement est une excellente occasion de la faire, ce problème ne pouvant être évidemment résolu que dans un cadre européen : la lutte contre le développement à tout prix de l’énergie nucléaire, la dépollution du Rhin ou de la Méditerranée ne peut être l’affaire d’une seule nation. Et rien ne sera possible tant que les États-nations seront engagés dans une concurrence implacable, justifiée au nom de la défense nationale et du marché, qui leur interdit d’orienter différemment leur économie. Il faut donc faire l’Europe, mais une Europe qui n’a plus rien à voir avec celle qui a été planifiée par les technocrates : non pas l’Europe des États mais celle des provinces et des pays, non pas l’Europe des usines, mais celle des villes et des campagnes. Et non pour donner une base matérielle à l’Europe des cultures autant qu’à celle du marché commun, il faudra revenir à celle des productions locales.

Mais, une fois encore, si l’on veut ne pas aboutir à un super-État technographique qui programmerait jusqu’aux facteurs écologiques dans ses ordinateurs, il ne faut pas se dissimuler le paradoxe qui consiste à défendre les différences locales en constituant un cadre continental. Et ce ne sera pas une petite affaire que de surmonter nos préjugés nationaux, conscients ou inconscients : il n’y a qu’à voir, par exemple, la méfiance que provoque le projet de Parlement européen en France. Nos différences nationales (qui ont elles aussi leur raison d’être à leur niveau, la France existe au même titre que la Bretagne ou l’Alsace) ne pourront être surmontées que si elles sont reconnues. Le problème écologique mondial ou européen est le même pour tous, mais le cadre national nous a donné une optique différente. Si nous voulons dissiper les malentendus, il faut que nous confrontions la situation en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie ou au Benelux.

II. Problèmes pratiques

Bien entendu, cette distinction, nécessaire à la clarté du débat, est arbitraire, la théorie déterminant la pratique. Le sens général étant ainsi dégagé, se pose à nous l’inévitable question : que faire, comment le faire ? Que faire sur le plan local, national, européen, mondial ?

1. — Esquisse d’un programme d’action : d’abord mettre en cause le développement. 

Nous devons nous attaquer à un phénomène qui s’étend à la totalité de l’univers humain. Ce qui nous oblige à parler et à nous occuper de tout. Comment ne pas s’égarer dans le détail et ne pas succomber sous la tâche ? Il me semble qu’il y a un moyen. Les diverses manifestations qui retiennent notre attention ou nous mobilisent ne sont que les innombrables effets d’une seule cause : la religion, donc la pratique sauvage du développement technique et économique. C’est le point central à quoi tout le reste doit se ramener. Qu’il s’agisse du nucléaire, de la défense des forêts, des côtes ou des espaces verts, etc., on ne pourra rien faire si l’on se refuse à mettre en cause le mythe du développement indéfini de la production et du rendement, de la multiplication des emplois par le progrès exponentiel de l’industrie. Et c’est sur ce point d’ailleurs que les vrais défenseurs de la nature et de l’homme se distingueront des zélateurs officiels de « l’environnement » et de « la qualité de la vie », qui croient produire du parc national grâce aux complexes pétrochimiques. Au mot d’ordre du progrès à tout prix il faut opposer celui de l’équilibre entre l’homme et son milieu, et non la simple protection de la nature.

Il ne faut pas se cacher qu’il s’agit d’un renversement radical de la conjoncture à tous les niveaux (spirituel, économique et politique, etc.) qui met en cause aussi bien les croyances que les intérêts économiques fondamentaux de notre époque, donc d’une entreprise extrêmement difficile. Au nom du salut de la terre, de l’égalité et de la liberté, il faudra revenir sur le progrès tel qu’il a été conçu jusqu’ici, et, sur le plan monétaire, économique, de la vie quotidienne, privilégier la stabilité aux dépens d’un changement torrentiel qui interdit d’ailleurs tout changement humain véritable. Bien que l’urgence soit criante, un tel demi-tour ne pourra se faire que très progressivement, après maints compromis, tout le système économique et social étant organisé en fonction du développement ; et parce qu’un tel renversement va exactement à l’encontre de tous les grands intérêts capitalistes ou politiques, des habitudes du public (ne pensons qu’à l’auto par exemple), des diverses mythologies, entre autres des passions idéologiques ou nationalistes. Pour s’attaquer les yeux ouverts à un tel adversaire, l’espoir est une aide bien maigre, il faut la foi dans le sens et la nécessité de l’entreprise. Mais c’est elle ou le néant. Il faut stopper la machine folle avant qu’elle ne s’écrase contre le mur. Donc réveiller son conducteur en le gagnant à l’idée d’un équilibre, et rechercher chacun de son côté comment faire baisser sans tout faire sauter, le taux de croissance, cela peut commencer dès à présent dans le cabinet de l’industriel ou de l’économiste ou du révolutionnaire professionnel, au garage, à la table et dans le jardin de l’homme quelconque, dans le champ de la communauté, dans le bureau du fonctionnaire ou la réunion locale du parti. Peu importe, mais il faut se préparer tôt ou tard à la rupture et à l’affrontement ; jamais il n’y a eu de grand changement sans violence.

2. — Un chapitre important de la lutte contre le développement : nécessité d’un renversement de la politique agricole.

Par ailleurs, certains effets du développement sont plus importants que d’autres : ainsi le problème de l’énergie nucléaire. C’est le seul secteur où se soit produit un réveil de l’opinion et nous pouvons nous en féliciter. Mais là aussi, il ne faudrait pas que ce chapitre fasse oublier les autres points, encore plus faibles, du front de l’actuel déluge ; tout se tient, et si l’action contre le nucléaire n’obnubile pas la réflexion, elle a vite fait d’y ramener. C’est ainsi que les périls de l’emploi pacifique de l’atome étant liés à ceux, encore plus atroces, de son emploi militaire et de la concurrence entre économies nationales, il faut bien aussitôt se poser le problème du délire nationaliste.

Comme on ne peut tout traiter, et que le travail a été déjà fait en partie, il faut donc passer vite sur le problème du nucléaire et en laisser de côté bien d’autres, pour s’en tenir à ceux qu’il faut poser parce qu’ils ne l’ont guère été. Bien des questions se ramènent finalement à celle de l’espace (on pourrait dire de l’espace-temps) qui manque de plus en plus sur notre planète et surtout dans notre petite Europe. Certains ont cru pouvoir régler cette disette d’espace sans mettre en cause le développement, comme cela s’est fait sur des centaines de kilomètres de côtes, et comme cela est en train de se faire sur la totalité du territoire français avec l’établissement des POS (plans d’occupation des sols). Qu’ils soient faits bien ou mal, là n’est pas la question, car si l’espace est totalement organisé, la liberté est totalement prise au piège, serait-ce au nom de la nature et de la liberté elle-même.

Et l’essentiel de l’espace, en Europe et surtout en France, reste l’espace rural, la campagne et non la nature sauvage, qui couvre encore selon les pays de la moitié à 90 % du territoire : tout ce qui s’y fait est donc décisif. Or celui-ci déjà menacé par l’avancée des villes est en train de se transformer de l’intérieur en banlieue industrielle à la suite de la transformation de l’agriculture en industrie mécanique et chimique. L’augmentation de rendement que celle-ci entraîne est payée de trois coûts très élevés :

a) la disparition d’une multitude variée de nourritures de qualité, remplacées par des ersatz alimentaires standardisés et insipides qui préparent la voie au plastique alimentaire directement fabriqué en usine ;

b) la destruction de la nature et des paysages qui exprimaient l’équilibre local des hommes et de leur milieu, et même là où les sites sont mis sous cloche, la désertification et la fermeture d’un espace où il est interdit au rural et au citadin de pénétrer ;

c) enfin, de même que la diversité des nourritures et des paysages disparaît, celle des cultures locales où les villes jusqu’ici s’enracinaient disparaît aussi. Ce qui signifie pour les citadins, enfermés dans une banlieue résidentielle ou industrielle dont ils ne sortiront plus, notamment dans la petite Europe, la fin de l’espace tout court, avec toutes les névroses qu’inflige à un être vivant la compression de son territoire naturel. Une Europe sans campagne ne sera plus qu’un monde clos, sans issue : un enfer.

Il importe donc au premier chef de mettre fin à la transformation de l’agriculture en industrie. Elle permettrait dès à  présent une économie massive de combustibles minéraux en utilisant l’énergie solaire en un domaine où elle n’en est pas au stade expérimental. Et la renaissance ou le perfectionnement de techniques véritablement agricoles pourrait être aussi profitable aux pays du Tiers-Monde où l’industrie agricole risque de précipiter la ruine d’un tissu pédologique et social particulièrement fragile. Plus qu’une agriculture qualifiée tautologiquement de biologique, cantonnée dans un circuit de luxe comme le parc national l’est pour les paysages, une agriculture tout court permettrait à la fois de fournir la masse de la population en produits variés et de qualité, en paysages habités où il fait bon vivre et se promener parce qu’ils changent à chaque instant ; et enfin elle multiplierait la richesse culturelle de l’Europe en sauvegardant un peuplement local, et en multipliant sur place des emplois que l’industrie automatisée est impuissante à créer.

Autant que des plans nationaux de développement, l’agriculture et la campagne ont été victimes du plan Mansholt. Au lieu de l’Europe de la golden et du veau de batterie, pourquoi ne fait-on pas celle des paysans et de leurs fruits ? Pourquoi n’alignerait-on pas l’agriculture européenne sur les lois de l’État où la nature et les paysans sont le mieux protégés, au lieu de le faire sur celles de la nation où « l’agriculture » est la plus compétitive, c’est-à-dire industrialisée ? Ce serait déjà un départ dans la bonne direction.

Il n’est pas question ici d’entrer dans le détail des critiques et des solutions. Il faut simplement rappeler que ce problème, qui est celui de l’homme et de l’espace, concerne peut-être au premier chef la ville qui, ne l’oublions pas, est située dans un territoire dont elle puise les sucs et où ses habitants peuvent sortir. Ceci nous mène à une autre politique de l’espace, qui est à la fois pour les hommes espace naturel et de liberté. D’où, les problèmes s’engendrant l’un l’autre, celui de la propriété à la campagne. Tout être vivant ayant besoin d’un minimum de territoire, ce droit ne pourrait-il pas être enregistré par la loi, nationale ou internationale ? Pourquoi pas tant d’ares par tête, où chacun pourrait cultiver son jardin, comme c’est le cas pour les Schrebergärten en Allemagne ? Cela aurait, entre autres avantages, celui d’interdire aux pouvoirs et aux promoteurs d’entasser indéfiniment les hommes à la verticale, puisqu’ils devraient automatiquement fournir d’autant plus d’espace à l’horizontale sous forme de jardins privés ou publics.

3. — Défendre l’existant pour assurer le futur : communautés, comités de défense et politique.

La grande nouveauté du mouvement écologique qui s’est développé depuis six ans, c’est d’associer le souci du milieu concret et de la vie quotidienne qu’on y mène, à l’utopie. Jusqu’à lui, la vie politique et sociale, notamment dans les pays latins, était dominée par la lutte pour le pouvoir politique, que justifiait à gauche une idéologie héritée de l’ère préindustrielle, tandis que la droite se ralliait au progrès source de profit. D’où l’absence dans la vie politique et l’opinion d’un intérêt pour les problèmes de plus en plus brûlants de la seconde moitié du xxe siècle. Mais, dans l’étroite Europe, la pression est bientôt devenue telle qu’il fallut enfin découvrir que non seulement la qualité de la vie, mais la vie tout court était partout menacée par l’autoroute, la centrale nucléaire, la marine ou le camp militaire. D’où la fuite devant l’ennemi ou la révolution hic et nunc dans des communautés à la campagne, et la soudaine multiplication des comités de défense. Bientôt, il n’y aura pas de pollueur qui, pour sauver son environnement et sa vie ne fasse partie d’un comité ou d’un autre.

Comme toujours, le balancier est allé d’un extrême à l’autre, et ce souci des réalités concrètes s’est souvent accompagné du dégoût de la politique telle qu’on l’entendait jusque-là. Ayant dit plus haut ce que je pensais du faux dilemme : changer la vie ou changer le régime, et ne connaissant les communautés rurales que de l’extérieur, je passerai vite sur celles qui suivent péniblement un chemin hasardeux ; elles sont indispensables dans la mesure où elles sont des lieux d’expériences et restent ouvertes sur l’extérieur. Je m’en tiendrai aux comités de défense ou Bürgerinitiativen dont j’ai une certaine pratique. À mon avis, cet éveil des Européens à leurs problèmes concrets perdus de vue par la politique est d’une importance capitale. Comme le syndicalisme à ses débuts, c’est la défense spontanée sur le terrain des intérêts réels et du milieu de vie contre le totalitarisme technique et industriel. C’est l’exact contraire d’une entreprise idéologique, la défense de l’existant, du « topos » et non de l’u-topique. Mais bien entendu, ce genre d’entreprise a les vices de ses vertus, qui sont exactement le contraire de l’aliénation dans l’abstraction et les généralités politiques.

Chacun se défend, le nez collé sur son bout de territoire (bien que celui de la côte aquitaine ait 250 kilomètres de long). Et comme le mouvement écologique est le fait d’une minorité de rouspéteurs et d’individualistes jaloux de leur indépendance, il est difficile de coordonner les mouvements de cette cohue. Pourtant, l’action sur le terrain pose aussitôt les problèmes généraux (celui du développement et de l’emploi, de l’État centralisé, de la mise en pratique de la démocratie et de la liberté, etc.). Il est donc nécessaire de coordonner cette offensive de francs-tireurs, sans qu’elle soit pour autant récupérée au profit de quelque institution, qui serait en France essentiellement parisienne. Malheureusement, fonder le général sur le particulier, le sommet sur la base, à la différence de l’organisation centralisée, est une entreprise paradoxale qui exigera toutes sortes de vertus d’imagination, de constance et de désintéressement. Il n’y a pas de solutions toutes faites.

4. — Pour finir, que faire par la suite et comment le faire ? 

Comme on l’a dit, l’enjeu est trop grave et nous n’avons pas le droit d’échouer. Mais la pire façon de le faire serait de nous en tenir à de grandioses déclarations verbales, contresignées par les habituels notables de l’écologie, qui ne seraient suivies d’aucun effet. Le seul moyen de l’éviter est de nous montrer modestes. Pour ce qui est de l’élaboration d’un programme ou d’une charte (de l’espoir ou plutôt du refus du désespoir), je pense que, plutôt qu’un programme maximum qui risquerait de s’égarer dans le détail des critiques et des solutions, nous aurions intérêt à nous en tenir à un programme minimum qui dégagerait les points essentiels d’accord et les priorités sur lesquelles on doit mettre l’accent. J’ai essayé d’en montrer quelques-unes, et j’espère que la discussion permettra d’en dégager d’autres. Et si nous ne perdons pas de vue le grand problème, qualifié d’écologique, qui nous rassemble, nous ne nous égarons pas trop dans d’autres, religieux, nationaux et politiques qui ne font qu’indirectement l’objet de cette réunion.

Elle n’aboutirait pas, si elle s’en tenait à une déclaration, même juste, qui donnerait à quelques personnalités plus ou moins connues l’occasion de se manifester une fois de plus auprès du public. Quel genre d’action devons-nous et pouvons-nous envisager ? Là encore, je crois qu’il faut être modeste et commencer par le commencement, à une époque où l’urgence fait qu’on se précipite, c’est en général ce qui manque. Une réunion comme celle-ci me paraît tout indiquée pour rechercher les moyens d’assurer des contacts personnels entre les représentants du mouvement écologique européen aux fins d’harmoniser leur pensée et leur action.

Trop souvent dans notre monde où l’information et l’urgence nous sollicitent de toutes parts, c’est le contact personnel qui fait défaut entre individus suroccupés. Il n’est plus assuré par des rencontres ou des correspondances privées comme ce fut le cas, mais par des rencontres, publications ou manifestations publiques, plus ou moins répercutées par des médias (presse, télé, radio) caractéristiques de la société que nous prétendons combattre. D’où chacun pense et agit de son côté sans trop y réfléchir, dans son milieu professionnel ou culturel spécialisé. Et ce qui pourrait être une rencontre est transformé par les médias en une compétition spectaculaire entre les groupes et leurs représentants pour le prestige et le pouvoir. L’expérience des uns n’enrichit plus celle des autres, les malentendus et les divisions s’exaspèrent pour le plus grand profit de l’ennemi. Nous manquons d’une contre-institution qui permettrait aux divers membres du mouvement dit écologique de se ressourcer, et où la discussion, si franche qu’elle soit, ne prendrait pas la forme d’un match devant un public, et où l’accord pourrait se fonder sur la différence. Un minimum de temps dans un lieu retiré, un nombre convenable de participants – sans compter d’autres conditions que j’oublie – favoriseraient cette réflexion et ces contacts personnels. Et la réunion centrée sur tel ou tel thème, particulièrement essentiel ou urgent, qui empêcherait la discussion de s’égarer, laisserait cependant leur part aux conversations et relations personnelles. Et si, comme il se doit, l’on devait aboutir à des déclarations ou des actes publics, le problème une fois débattu entre les personnes, la bonne règle ce me semble devrait être celle de l’anonymat, sous quelque enseigne collective. Là-dessus, si tel ou tel me répond qu’il n’a pas de temps à perdre, je lui dirai qu’avec lui ce sera la terre qui sera perdue.

Cette rencontre me paraît particulièrement nécessaire entre Européens. Même au sein du « mouvement écologique », les frontières existent toujours, et le problème est forcément vu sous une optique nationale. Or, c’est le même qui se pose à tous sous des angles différents : la défense de la campagne périgourdine ou de la côte aquitaine importe autant aux Hollandais ou aux Allemands qui viennent s’y régénérer en été qu’aux Aquitains. Mais l’optique diffère : un Suisse ou un Belge mettra à juste titre l’accent sur l’action des entrepreneurs privés et des autorités provinciales, alors qu’un Français le mettra sur l’État central et ses plans d’aménagement du territoire. Ainsi les uns et les autres pourraient-ils s’enseigner mutuellement en montrant comment les deux se combinent et se combineront de plus en plus.

Sans oublier ce qui dépasse le cadre européen, une rencontre de ce genre devrait s’en tenir à lui. On y confronterait chaque année la situation dans les pays respectifs : a) de la montée du déluge, de ses formes et de ses causes ; b) de la réaction contre lui et de ce que l’on peut faire ensemble. Cette rencontre, pour s’opérer, ne devant pas dépasser un nombre maximum de participants, il faudra forcément s’entendre sur les critères de sélection. À mon avis, il faudrait éviter que ce soit uniquement la notoriété, rassembler des personnes privées qui pourraient témoigner de la situation à la base, et surtout des responsables locaux ou régionaux du mouvement écologique qui pourraient confronter la situation dans leur pays et coordonner les actions.

Donc un lieu de rencontre entre personnes et représentants de groupes différents. Il le faut donc aussi ouvert que possible, et que ce genre d’institution n’apparaisse pas comme un centre qui tenterait de les contrôler. Il mettrait, outre une occasion de se rencontrer et de discuter, des moyens de travail à la disposition des gens : une bibliothèque qui rassemblerait les publications et les ouvrages écologiques, peut-être un jour un centre de traduction, une sorte de Bottin qui permettrait aux commis-voyageurs du mouvement ou aux simples pèlerins de savoir qui rencontrer et pourquoi, à travers l’Europe. Enfin ce serait peut-être aussi l’occasion de publier la revue sérieuse qui manque plus particulièrement en France pour le détail des faits, la documentation, l’orientation bibliographique et surtout les discussions de fond.

Tenons-nous-en là, d’autres certainement compléteront ces propos. En tout cas, si nous arrivons à poser ces quelques pierres d’un fondement solide, nous n’aurons pas perdu notre temps, et tout naturellement – écologiquement – la suite viendra après.

 

Note
1. D’où est né le groupe Ecoropa pour une action écologique européenne. Secrétariat provisoire : 107, rue de la Course, 33000 Bordeaux.

 

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