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Chronique de l’an deux mille (9)
(Article paru en janvier 1979
dans Foi et Vie)
L’an deux mil, auquel appartient déjà le siècle vingt, est le temps des extrêmes, qui souvent se touchent. Celui des masses civiles et militaires qui déferlent comme la houle, et celui de l’individu qui s’y perd comme la goutte d’eau dans la mer : malheur à lui si c’est une goutte de vie pensante ! C’est le temps d’équinoxe dont les ouragans annoncent quelque grand gel, celui des doutes et des incertitudes qui appellent d’autres vérités et d’autres œuvres millénaires. C’est l’ultima Thulé du libéralisme et de l’individualisme dont le vide aspire au plein totalitaire. Les extrêmes se touchent, et le cercle est bouclé. À celui qui est allé jusqu’au bout de son isolement dans la société et l’univers, mais pas de sa liberté, il ne reste plus comme aux héros de Tchekhov qu’à se tirer une balle dans la tête. Ou si son instinct de vivre est le plus fort, à faire demi-tour vers les certitudes et les œuvres édifiantes qui font les lendemains et les croisés qui chantent.
Nihilisme et totalitarisme dans le théâtre de Tchekhov.
Pour pressentir les grands séismes, il faut un séismographe particulièrement sensible. Là où la raison critique n’embrasse pas toute l’ampleur du phénomène, la sensibilité et l’intuition d’un artiste l’enregistrent. Ainsi l’œuvre de Tchekhov sans y toucher nous en dit bien plus long que les idéologues ou les économistes sur les causes proprement humaines de la Révolution totalitaire qu’elle précède de deux décennies.
À première vue, comme le roman du XIXe siècle, le théâtre de Tchekhov est centré sur les individus, leurs différences et leurs problèmes personnels ; et c’est ce qui fait sa force dramatique. Il nous dit l’angoisse et l’ennui de l’homme qui s’éveille tant soit peu dans un monde où Dieu – et c’est le Dieu orthodoxe et russe – est mort, sauf dans la foi des humbles vieilles. Et la morale, la raison même, ont suivi. Comme ce fou de Platonov l’individu ne sait plus quel est pour lui le bien et le mal, l’attrait ou la répulsion. Il flotte dans une brume qu’entretiennent la paresse et l’alcool, où s’estompe la silhouette du prochain. Il ne sait qu’une chose, c’est qu’il a perdu la force, l’espérance et la foi de sa jeunesse, et qu’en attendant la mort il s’englue de plus en plus profond dans le temps qui passe et détruit, et que les efforts même qu’il fait pour s’en dégager l’enfonceront d’autant plus. Pas de main qui puisse tirer l’individu de ce marais mortel où il s’engloutit. Pas le bonheur dans la nature, et surtout pas l’amour de la femme, ultime recours. Il ne reste plus qu’à se laisser tuer ou à se tuer. Ou à se répéter comme Tcheboutykine à la fin des Trois Sœurs : « Tout m’est égal ! Tout m’est égal ! » Mais Olga lui réplique : « Si l’on savait ! Si l’on savait ! »
Les marxistes n’ont pas tort de dire que dans cette peinture de la crise des individus se reflète celle de la société. Mais cette bourgeoisie ou cette noblesse de la province russe ne donne guère l’image d’une classe dirigeante prête à exploiter ses privilèges et à se battre pour les défendre. Au contraire elle apparaît comme rongée de l’intérieur par la Révolution montante. Comme l’aristocratie de 89, elle se réclame des principes d’égalité et de liberté qui la condamnent, sans avoir d’ailleurs la force de les suivre jusqu’au bout. Elle vit des beaux restes des anciens maîtres des paysans, mais faute d’énergie elle se laisse ruiner par des moujiks enrichis. Elle a perdu les vertus et les vices qui font qu’on gouverne les sociétés et soi-même. Seule parce qu’humaine, prise entre ses privilèges et sa pratique, elle est condamnée à se détruire elle-même.
Cette impuissance et cet isolement sont durement soulignés par l’immensité et le calme trompeur, lourd d’orages, de la province russe. Comment s’arracher à cette platitude dont l’implacable trait recule sans cesse à votre horizon ? Mais comment ne pas céder au vertige qui vous pousse à vous dissoudre dans son vide et sa grisaille ? Si on a de l’argent, on peut partir là-bas vers le soleil de Rome ou de Paris comme le fait alors l’aristocratie russe. Ou bien l’on peut socialiser sa solitude en écrivant une œuvre qui vous rendra célèbre à Moscou et à Petrograd. On peut fuir la médiocrité de la vie provinciale en devenant un dramaturge ou une actrice célèbre comme le rêve l’héroïne de La Mouette. Mais jusque-là la déception vous guette, ou la mauvaise conscience d’auteur bourgeois à succès vis-à-vis de ceux qui agissent et se battent vraiment. Car si Tchekhov sympathise, il ne peut suivre jusqu’au bout l’écrivain engagé Gorki.
La première victime du pitoyable héros de Tchekhov c’est lui-même. Obsédé de soi, il ne s’en méprise pas moins jusqu’à la haine. Et à l’antipathie pour l’Autre, qui est rationnel, moral et actif (par exemple celle d’Ivanov pour le médecin Lvov) se mêle une admiration grandissante pour modèle impossible à suivre. Ah ! Au lieu de ratiociner, de contempler son nombril, planter des arbres comme le médecin Astrov d’Oncle Vania ou le Khrouchtchev du Sauvage : « Tant pis si les forêts brûlent, j’en planterai de nouvelles ! Tant pis si l’on ne m’aime pas – j’en aimerai une autre (1). » Ah ! Pouvoir se donner à une tâche humble et utile comme les gens simples. L’admiration de l’intellectuel pour certains personnages populaires, autant qu’à la mauvaise conscience du bourgeois cultivé, tient au regret de ne pouvoir partager leur foi naïve. Mais comme la foi est désormais condamnée par le progrès des sciences, le seul espoir c’est le travail, entre autres pour Tchekhov, qui était médecin, le travail médical. Mais comment ne pas désespérer de guérir à soi tout seul toutes les plaies de la campagne russe ? Dans ce théâtre « négatif » le héros « positif » n’est jamais loin, car c’est la nostalgie des personnages négatifs qui l’appelle sans cesse. « Il faut travailler… » revient comme une obsession. Leur aboulie leur paresse n’arrête pas de glorifier les vertus du travail ; Ils ne cessent de proclamer : « Marchons » en faisant du surplace. Ce qui dans certains cas les rend comiques autant que pitoyables. Ce culte du travail va jusqu’à la glorification du travailleur capitaliste, dont le bon sens généreux s’oppose aux apories et à la stérilité d’une classe de parasites condamnés par l’histoire. (Voir La Cerisaie.)
Ah ! croire. Avoir la foi et la foi efficace, celle qui fait qu’on agit. Les personnages de Tchekhov sont pris dans un espace-temps sans issue. Quand soudain, sans transition, ils clament leur espoir d’un avenir dont ils ne savent rien, sinon qu’il sera autre ; puis ils retombent dans leur désespoir. Le calme étouffant du présent est gros d’un ouragan à venir qui en balayera les miasmes. Ainsi dans Les Trois Sœurs, lorsque la garnison s’en va abandonnant la petite ville et ses habitants à leur isolement Irina s’écrie : « Un temps viendra où l’on comprendra tout cela, pourquoi ces souffrances, il n’y aura plus de mystère ; mais en attendant il faut vivre… il faut travailler, travailler… Demain je partirai seule, j’enseignerai à l’école, je donnerai ma vie à ceux qui en ont peut-être besoin. C’est l’automne, bientôt l’hiver, la neige va tout ensevelir, mais moi, je travaillerai… je travaillerai… » Et sa sœur Olga lui répond : « Oh ! mon Dieu ! Le temps passera, et nous quitterons cette terre pour toujours, on nous oubliera, on oubliera nos visages, nos voix, on ne saura plus combien nous étions, mais nos souffrances se changeront en joie pour ceux qui viendront après nous ; le bonheur, la paix, régneront sur la terre, et on dira du bien de ceux qui vivent maintenant, on les bénira(2). »
Dans le théâtre de Tchekhov le Dieu absent n’est pas loin ; et son œuvre nous en dit long sur les origines religieuses de la Révolution russe dans le milieu des clercs, théoriquement sans Église, qui l’ont déclenchée. Mais maintenant que l’ouragan est passé, dans l’immensité russe le silence est plus grand encore, et le désespoir de l’espoir trahi par la Révolution qui devait établir le ciel sur la terre. Alors que Tchekhov croyait peindre l’homme d’un temps et d’une société, sans doute peignait-il la condition humaine.
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Le grand mérite de la littérature russe prérévolutionnaire, c’est d’avoir été authentiquement engagée dans la réalité de l’homme et de son temps, alors qu’en général on ne peut en dire autant de la littérature de cour parisienne de la même époque, bien plus purement littéraire ; et encore moins de la littérature officielle soviétique d’avant Soljenitsyne, sauf si on donne à ce terme d’engagement le sens qu’il a dans les casernes. L’œuvre de Tchekhov appelle la comparaison avec celle des deux grands écrivains de la génération précédente : Dostoïevski et Tolstoï. Mais les personnages de Tchekhov, dans un mode mineur, sont plus proches des héros des Possédés que de ceux de Guerre et Paix, quoique sur la même ligne. Bien que Dostoïevski soit en religion et en politique du bord opposé à celui de Tchekhov, il flotte dans son univers les mêmes brumes étouffantes, signe des mêmes bourrasques. Tandis que Tolstoï appartient à une Russie qui reste petit bourgeois de province qui monte à Saint-Pétersbourg, c’est un grand seigneur qui n’a pas de nom à se faire et qui, au contraire, se retire sur ses terres à la campagne. Ce n’est pas un malade mais un colosse de fort tempérament qui tente en vain de le brider. Et si la réponse qu’il se donne aux problèmes de la vie et de la mort, posés dans la meilleure partie de son œuvre, peut sembler simplette et moraliste – en un mot protestante – du moins a-t-il la force de se la donner et non de l’emprunter à d’autres idéologues. Et il n’a pas rêvé de départ, il a quitté la ville, et même à sa dernière heure sa maison. Mais Tchekhov est arrivé plus tard, à un moment où l’explosion industrielle qui enrichissait la Russie achevait de la déraciner et de la corrompre. C’est vraiment le témoin de la vingt-cinquième heure.
Si la comédie dramatique, ou le drame comique, de Tchekhov n’a guère jusqu’ici de rides, c’est parce que ses personnages reflètent la crise que nous vivons encore ; bien que depuis 1910 maints orages aient éclaté sans purifier l’air. Crise de la Russie tsariste et crise de l’homme, crise de l’intellectuel russe et bourgeois pris entre ses principes et sa pratique, entre son passé et son avenir, le libéralisme et le totalitarisme. Cette crise, la situation prérévolutionnaire de la Russie de la Belle Époque lui donne un relief particulier. Les Russes restaient proches de la nature – d’autres diraient de la barbarie – qui les rendaient forts dans leurs angoisses ou leurs révoltes. La liberté de l’individu leur posait plus de problèmes, car ils sortaient juste d’une agropastorale sur la foi et l’autorité. Tandis qu’à l’ouest de l’Europe, et surtout dans l’Extrême-Occident anglo-saxon la crise est restée longtemps larvée parce que la société a eu le temps de secréter des antidotes contre les poisons du capitalisme industriel et de l’individualisme, et parce que les vérités chrétiennes laïcisées ont maintenu un minimum de sens à la vie et à l’entreprise humaine.
La sensibilité et l’art de Tchekhov nous peignent le drame comique de l’individu que la décomposition d’un ordre social livre à lui-même, à la fois écrasé par la nécessité, les habitudes dont il ne peut se défendre, et abandonné comme un bouchon sur le flot à toutes les foucades de l’humeur. N’ayant pas d’autre espoir qu’un amour idéal, immanquablement déçu par le quotidien. Ces bourgeoises qui bavardent, ces intellectuels qui rêvent de Petrograd, en quoi pour une part se reconnaît l’auteur, sont pris sur le vif dans toutes leurs nuances ; mais aussi parfois dans toute la naïveté de leur incohérence. Si les pièces de Tchekhov ont eu un tel succès auprès des intellectuels et des acteurs parisiens au lendemain de la dernière guerre, ce n’est pas seulement à cause de leurs qualités, mais parce qu’elles reflétaient parfaitement leur situation : leurs ambitions et leurs désirs professionnels, leur malaise d’être pris entre l’exaltation de la subjectivité individuelle et l’autorité, alors régnante en ces milieux, du communisme stalinien. Par contre, pour qui ne s’identifie pas aux personnages de La Mouette qui confondent leur rêve de liberté avec celui d’une carrière d’actrice ou de dramaturge, de tragiques ils tournent au comique.
Car le théâtre de Tchekhov est suprêmement ambigu, comme la situation précaire qu’il reflète. Et il garde sa force dramatique dans la mesure où persiste cette ambiguïté sans quoi il ne reste qu’une comédie sans comique ou une tragédie sans vrai tragique. Doit-on l’entendre comme la description compréhensive de la misère de l’individu moderne, dans la ligne du roman qui va de Flaubert à Maupassant, ou comme une peinture satirique de la décomposition de la bourgeoisie russe, aux fins de morale politique ? N’oublions pas que Tchekhov était lié à Gorki qu’il admirait. Mais il est probable que malade, hanté par la fuite du temps et la mort, par la crise de l’individu autant que par celle de la bourgeoisie russe, pris entre sa situation d’écrivain célèbre et les prêches socialistes de Gorki, il ne devait pas trop savoir lui-même où il en était.
Le point de vue officiel soviétique qui, comme Gorki (3), voit dans l’œuvre de Tchekhov une peinture de la décomposition de la bourgeoisie, est plus vrai que ne pourrait le croire un intellectuel occidental qui s’identifie à ses personnages. Et Jean Vilar n’a qu’à moitié tort quand, dans la droite ligne de l’orthodoxie du PC, il écrit qu’il faut interpréter ses pièces comme des comédies et non des drames (4). Mais si Tchekhov n’avait pas mis une part de lui-même dans certains de ses antihéros comme Flaubert dans la Bovary, et si son théâtre n’était qu’une leçon de morale politique a contrario, il n’aurait pas cette force. Et la valeur de ses pièces est strictement fonction de cette part. Il est plus difficile de prendre au sérieux les malheurs des fantoches de La Cerisaie ou de La Mouette qu’Ivanov ou l’oncle Vania. Si les premiers sont parfois folkloriquement slaves et ridicules, les deux autres sont pour une part nous-mêmes. Dans ce cas, ce ne sont plus les Pitoeff qui commettent un contresens mais le metteur en scène marxiste qui, avec sa leçon de morale communiste devient lui-même ridicule.
Le théâtre de Tchekhov, par sa force et peut-être plus encore ses faiblesses, nous pose la grande question de notre époque et peut être de notre espèce : celle de la liberté de l’homme, qui n’est pas seulement celle de l’individu par profession, acteur ou écrivain. La société et l’individu humains sont-ils faits pour la liberté ? L’individualisme bourgeois serait-il l’ultima Thulé sur cette voie de plus en plus escarpée et vertigineuse ? Au point où nous en sommes, pouvons nous revenir en arrière en retournant à la nature primitive ou en disparaissant dans un ordre total géré par l’État et l’ordinateur ? Le devons-nous, le pouvons-nous ? Si l’individu ne peut se contenter de mener la vie végétative d’un petit-bourgeois, est-il condamné à se tirer un coup de revolver dans la tempe ou bien à en recevoir un dans la nuque ? Si nous identifions la liberté, qui est celle de l’individu, à celle des personnages positifs ou négatifs de Tchekhov, la réponse ne fait pas de doute.
Un autre aspect du nihil(isme ?) : la négation et la destruction de l’espace et du temps.
Quand vient l’an Deux Mil, grande ou petite apocalypse, le cadre dans lequel l’univers fut sorti de chaos éclate. Les repères disparaissent, pas seulement ceux qui concernent le domaine spirituel. Aujourd’hui, se référer à ces deux dimensions de la réalité, l’espace et le temps, n’est guère à la mode. La science du siècle dernier ramenait tout au mètre et à l’horloge, la nôtre après avoir justement associé l’espace au temps, nous apprend que ce sont des notions relatives, pour ne pas dire une illusion entretenue par le langage des ignorants. Et la difficulté grandissante que nous avons de disposer de l’un et de l’autre nous confirme dans cette idée. Comme les contrées sous les ailes de nos avions, les événements défilent trop vite pour que nous puissions croire à la réalité du temps et de l’espace. Ce n’est sans doute pas par hasard que nos réformes de l’enseignement réduisent à presque rien les disciplines dont ils sont le cadre : la géographie qui est description de la terre et de la diversité des pays et des lieux, l’histoire qui est mémoire de celle des temps. Pourtant sans eux l’existence humaine, personnelle et sociale, peut-elle prendre forme, à son tour ne devient-elle pas une nuée aussitôt dissipée dans les nuées tourbillonnantes ?
La science a ses raisons, qui ne résument pas celles des hommes. L’erreur du passé, trop naïvement rationaliste, a sans doute été de chercher la réalité de l’espace et du temps dans les objets, alors qu’elle se situe d’abord dans la sensibilité et l’esprit du sujet humain. C’est probablement pour cette raison que nos pères distinguaient aussi strictement l’un de l’autre, alors que notre époque a découvert qu’il est difficile de les séparer, sinon de les distinguer. Mais pour elle la part de la subjectivité devient vite celle de l’irréalité.
Dans la réflexion qui suit, je m’en tiendrai surtout à la dimension de l’espace. Et mon survol, conforme à notre mauvaise habitude, sera forcément rapide. Mais pour un géographe il n’est pas mauvais de jeter un coup d’œil sur le panorama avant de pénétrer le détail à pied.
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Comme tout vivant, l’homme a besoin d’un minimum d’espace. C’est-à-dire d’abord d’étendue. Si celle-ci se rétrécit pour une raison ou une autre, au-delà d’un certain point de compression s’éveille en lui une inquiétude, puis une angoisse à laquelle il réplique par l’agressivité, même si la menace ne prend pas une forme objective. Si la densité des hommes et des choses s’élève trop, si la foule ou les murs se resserrent, il étouffe physiquement et psychiquement et redoute d’être enterré vivant. Alors la panique le saisit et il se rue, tels les lemmings ou les passagers d’un Titanic à la recherche d’une issue.
Pour l’individu et la collectivité humaine comme pour n’importe quel autre animal, cette étendue nécessaire à la vie, espace qu’après tout l’on peut bien qualifier de vital, prend la forme d’un territoire délimité par des frontières plus ou moins formelles ; les plus formelles, à la fois mouvantes et figées, étant celles des États-Nations. Son possesseur (ou plutôt propriétaire, car s’il n’est qu’un occupant il se sent mal dans cette peau d’emprunt) le défendra à mort s’il est menacé, et si le voisin ne se défend pas il cherchera à l’étendre. Le couple ou la tribu n’existe que s’il dispose d’un territoire où il est assuré de trouver les ressources, les réserves et le terrain de jeu nécessaires à la vie. Espace collectif ou privé, familial ou même individuel : la salle commune n’exclut pas la chambre individuelle où l’on peut se reposer, jouer et méditer en paix, pour être soi il faut un minimum de chez soi. Cet espace là plus qu’un autre n’est supportable que clos, ceint de murs bien que percé d’une porte et de fenêtres, coiffé d’un toit. Si de plus il est entouré d’un jardin délimité par une haie, il est par excellence lieu de vie. Mais il est aussi des contrées aux frontières invisibles que traversent librement les passants, qui pour être dépourvus de gardes ne sont pas les moins durables.
Car le rapport de l’homme et de l’espace ne se réduit pas à la disposition de l’étendue. Certes si son espace se resserre et s’encombre il s’inquiète à juste titre. Mais par ailleurs si l’étendue est trop vaste et trop vide, son angoisse est aussi grande. L’Espace absolu qui domine nos têtes n’est pas le nôtre, ce n’est qu’une abstraction vertigineuse, en un sens un bloc impénétrable en dépit de nos fusées qui ne l’entament même pas. Un vide noir clouté d’astres de feu ou de glace ; où contrairement à nos rêves la vie se révèle jusqu’ici impossible. Toute étendue vide et inhabitable est in-humaine. Ainsi le désert où nous ne risquons pas seulement de mourir de soif mais d’isolement. Il faut une bien grande force d’âme ou une bien grande folie pour se supporter dans cette immensité, régner sur ce territoire sans limites. Et ce sera toujours en se situant : en s’établissant dans quelque caverne à proximité d’un puits, ou au sommet d’une colonne comme le fit saint Siméon le Stylite ; en y déterminant un site et se fixant en un lieu.
Le rapport de l’homme et de l’espace n’est pas mécanique mais dialectique (pour user d’un terme qui commence à se démoder). S’il faut un minimum d’étendue à l’individu comme à la société, elle ne prend forme que si elle comprend des limites, un centre, des sites et des lieux, qui servent de repères, sans lesquels l’espace n’est pas plus concevable qu’habitable. Le site où l’on s’arrête et s’assoit détermine un point fixe : un pôle en fonction duquel on s’oriente ; le premier étant celui où se tient un homme, qui à partir de là repérera d’autres sites qui fixeront l’espace comme le font le soleil et les autres étoiles. Ce genre de point privilégié exceptionnellement signifiant, toujours remarquable, devient tout naturellement sacré, tels les chênes ou calvaires des carrefours, sources ou confluents, caps ou cimes plus ou moins olympiennes etc. Le site est la vérité à quoi le voyageur s’accroche, sans laquelle il s’égarerait, le port où le navire fait escale. « Il vaut le détour », et parfois le voyage du pèlerin ou du touriste. Bien entendu, le plus souvent ce n’est pas la fantaisie mais la société qui le déclare tel, aujourd’hui plus que jamais. Le site est désormais classé (une, deux, trois étoiles) et le guide (Michelin ou de Compostelle), détermine la nature, les formes et le temps de l’hommage qu’on doit lui rendre. Mais quand le classement se généralise et que garanti par l’État il devient aussi formel, le déclassement menace ; et l’on peut se demander si quelque séisme invisible n’est pas en train de déraciner les sites.
Au site s’apparente le lieu (ne pas confondre avec la lieue mesure de distance et de vitesse applicable en tous lieux). Lui aussi implique temps d’arrêt et de contemplation. D’origine ou de réunion, le lieu est dit, et habité par l’homme. Même s’il est décrété écarté ou solitaire, il est approprié par son habitant : dans la forêt vierge comme au large du Pacifique il n’y a pas de lieux, n’était-ce pour les tribus de la jungle ou de la mer. Le lieu comme le site est indéplaçable, il est le fruit de l’habitude à laquelle prétend échapper le touriste. Pourtant il est par ailleurs la raison d’être du voyage, car les différences engendrées par la rencontre de l’homme et de la terre dans les localités sont le fruit d’un enracinement séculaire : lorsque les indigènes deviennent à leur tour des touristes, le tourisme perd la plus grande partie de son intérêt. Car ce terme de lieu dont je me sers pour la commodité de la démonstration n’est qu’un mot ; ce qui existe (ou tout au moins existait jusqu’ici) ce sont les lieux, tous situés sur les continents sinon sur la mer trop mouvante, tous singuliers et inlassablement divers.
La relation de l’homme et de l’espace présente deux faces, apparemment contradictoires mais étroitement liées. D’une part il lui faut un minimum d’étendue pour prendre ses distances, non seulement vivre mais se distinguer, jouer et se mouvoir. Mais d’autre part ce mouvement n’a de sens que par rapport à des points fixes, sites et lieux, sans lesquels il n’y a non seulement ni départ ni arrivée ni retour, mais plus d’avance faute de repères, ni même de changement. Or aujourd’hui les lieux et les sites nous manquent autant que l’étendue. D’où la naissance et l’accélération de l’agitation touristique, qui à son tour précipite l’évolution qui l’a provoquée. Menaçant d’aboutir à une terre, où l’homme, privé d’espace : d’étendue, de sites et de lieux, est menacé d’être physiquement, psychiquement et spirituellement, anéanti.
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Le monde où nous vivons dévore l’espace : il remplit l’étendue, détruit sites et lieux. Or, même en y incluant l’hydrosphère qu’il commence juste à consommer, l’espace humain est un espace fini. On le sait depuis Magellan qui n’en fit même pas le tour. Et depuis, pour maintes raisons qui toutes convergent vers ce résultat, cet espace clos ne cesse de rétrécir. D’abord pour la raison simple qu’il y a de plus en plus d’hommes à se le partager, la population du globe croissant de façon géométrique. Et la pression de l’homme sur l’homme est d’autant plus sensible que notre société tend à les concentrer dans des villes jusqu’à plus de cent mille au kilomètre carré ; ce qui fait que, même s’il y a de la place à côté, il est incapable de l’imaginer et l’on doit l’y conduire par la main. Mais en plus cette population consomme bien plus d’espace par tête qu’autrefois. Son activité, son agitation, est bien plus grande. Qu’il s’agisse des pays « développés » (ou involués) ou de ceux « en voie de développement », elle est multipliée par cent comme le montre leur consommation d’énergie. Notamment la vitesse de leurs déplacements qui l’est presque à l’infini, puisque la terre de Magellan auparavant illimitée, qui avait plusieurs années de tour, n’en a plus que quelques heures ou minutes pour nos avions ou fusées.
Nous sommes pris au piège de la terre, et tous nos efforts pour en sortir jusqu’ici ne font que le resserrer ; les quelques raids dans la banlieue voisine n’incitant guère à s’y établir. La denrée la plus précieuse pour l’existence humaine : l’espace-temps, est la seule que nous ne puissions espérer fabriquer un jour, et toutes nos pénuries se ramènent à celle qu’on ne peut éviter. Nous sommes en train d’épuiser ses réserves à une vitesse vertigineuse sans nous interroger à ce sujet, même dans ce petit cap de l’Eurasie où elles sont particulièrement faibles. Oubliant que l’espace est inséparable du temps, nous avons cru l’étendre en accélérant vertigineusement nos moyens de transport, alors qu’ils précipitent l’implosion de la peau de chagrin que nous avons sous les pieds, implosion que ne compense en rien l’explosion de nos fusées dans le vide interstellaire. Rien n’est plus dérisoire que l’accélération des transports sur une planète minuscule réduite à quelques minutes de tour, elle fait penser au tournis d’un insecte affolé pris au piège dans un verre. Le génie technique dépensé dans une entreprise puérile comme celle du Concorde est un acte suicidaire que l’on peut qualifier de géocide par destruction d’espace. Si jamais notre foudre atomique prenait son vol, en un éclair il aurait lieu. Heureusement (ou malheureusement au choix du lecteur) que l’organisation qui permet cette maîtrise (?) de l’espace, par ses succès autant que par ses échecs se charge de nous l’interdire. Avant d’accéder à la passerelle de notre tapis volant il nous faut passer par maintes portes dont un jour certaines se fermeront. Les frontières et les clôtures privées ou publiques ne cessent d’être plus hautes et hermétiques. Quand la terre n’a plus qu’une heure de tour, il faut en compter plusieurs devant les guichets ou les feux rouges.
Cette étendue progressivement réduite, on la bourre de maintes façons en même temps qu’on la vide pour la remplir : ainsi l’avion qui néantise des immensités sous nos pieds, sans compter le vide asphalté qu’il exige. Passons vite sur l’évidence, le grouillement vibrionnesque des hommes enlevés par leurs autos (la contrepartie c’est le bouchon). Ajoutons aux routes, autoroutes (à quatre, demain cinq etc. voies), parkings divers, les autres produits de l’activité – dites créativité pour lui donner un sens – humaine : villes tentaculaires ou plutôt explosées en banlieues et villes (?) nouvelles, espaces administrativement peints en vert, réserves plus ou moins naturelles, camps militaires ou de loisirs, trous ou plans d’eau plus ou moins vastes (le tout dernier dans l’Aube noiera 2 millions et demi d’hectares), usines ou décharges, atomiques ou autres etc. Tout se fait dans l’espace-temps, et ne l’oublions pas la production-consommation d’espace doit croître : s’il n’y avait que nos grands partis politiques ce serait encore de façon exponentielle. De plus en plus, ne l’oubliez pas, si vous avez l’oreille fine vous entendrez le bruit du bull qui approche de votre maison.
D’où la hausse du prix du mètre carré et celle des clôtures. Dans les secteurs développés d’Europe occidentale, l’espace c’est de l’or, et demain du platine : il n’y a qu’à attendre. Notamment l’expropriation pour finir. Car au bout du compte le salut public peut dépendre d’un mètre carré. D’où la prise en compte et l’enregistrement de l’espace par l’État. D’où les cartes, à de plus en plus grande échelle, notant le moindre détail, qui de toute façon n’échappera pas à l’œil acéré du satellite artificiel : en permanence nous avons un aigle au-dessus de la tête. La nature est soumise au Plan – d’occupation des sols, des fonds marins, exploités donc pollués, à l’Aménagement de l’espace urbain ou rural. En attendant le PAT (Plan d’aménagement du temps). Et un beau jour le final : le PAET (Plan d’aménagement de l’espace-temps).
Comme toujours cette implosion explosive de l’espèce humaine crée le vide en liquidant les lieux que peuplaient les hommes. Dans les mailles du réseau où se concentre le grouillement des masses mécanisées s’étend le désert rural vidé de ses habitants : à perte de vue le désert vert de l’hybride, ou celui des friches envahies de ronces qui attendent l’arrivée des bulls de l’ONF qui planteront les sapinettes en ligne, ou qui tireront le trait des ruisseaux « recalibrés ». Mais le pire désert, particulièrement stérile et vide d’hommes c’est le Tanezrouft d’asphalte où ronflent les moteurs. L’autre Sahara humain vide d’hommes à longueur de journée que désertent les hommes en temps de travail ou de vacances. Comme au désert l’on s’y perd parce que c’est partout le même, qu’il n’y a ni site ni lieux pour s’y repérer ; – n’était-ce les stations d’autobus ou de métro, en général insuffisants. D’un bout de la terre à l’autre c’est pareil, en plus ou moins pauvre ou riche. Terrains justement qualifiés de vagues : industriels, agricoles ou forestiers. Ban-lieues résidentielles : bidonvilles sans étoiles, ban-lieues immobilières ou pavillonnaires, lieux d’exil à une, deux, trois étoiles. Touristique ou militaire la ban-lieue est uniforme et l’est de plus en plus, elle engloutit la diversité des sites et de la terre plus sûrement que ne le ferait un barrage ; çà et là protégé par des digues réglementaires qu’on élève en vain, un site classé s’obstine avant d’être englouti sous la pression montante de l’Insituable. Mais uniforme et vide, la banlieue n’en est pas moins impénétrable parce qu’elle est cloisonnée de murs hérissés de tessons, et là où l’État est propriétaire, de barbelés électrifiés. Essayez d’en sortir, entre le lit d’asphalte où rugit le torrent des bagnoles et le mur de béton c’est tout juste s’il vous reste un trottoir – et encore.
Et il en est de même pour le temps que dévore le travail-loisir, notamment le vampire télé qui vous attend dans l’ombre au retour du bureau, de l’usine ou du champ. L’homme est pris dans le bloc de ces deux dimensions comme il le serait dans de la glace.
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Devant la peau de chagrin de notre espace-temps personnel ou social, on comprend que faute de mieux l’on se persuade que l’espace et le temps n’existent pas. Mais sans eux existons-nous nous-mêmes ? Ce n’est sans doute pas pour rien que ces deux intuitions fondamentales de l’esprit humain furent dès l’origine inscrites en lui par Dieu ou la Nature. Et nous n’avons pas fini d’en épuiser les richesses, pas plus que celles d’autres archétypes comme la vie et la mort, l’amour et la liberté etc. Le voyage de l’homme commence juste et nous prétendons avoir déjà dépassé le but : décidément nous sommes bien pressés. Un individu, une société, peuvent-ils dégager leur identité des brumes du Tout sans se situer dans l’espace et le temps ? Sans eux une pensée ou une parole peut-elle se faire chair ? Peut-il y avoir rapport de l’homme à la réalité : à la terre, d’écologie (puisque c’est à la mode), sans reconnaissance de l’espace, mémoire de ce qui fut, interrogation sur ce qui sera ? La réflexion sur la fuite du temps, sur les limites et l’illimité qui les assiègent, qui est forcément saignante pour chacun, est spirituelle autant que matérielle. Se placer dans l’espace et le temps c’est faire descendre l’idée de l’empyrée pour l’incarner : la valeur d’une pensée ou d’un homme est fonction de son sens de l’espace et du temps, mais celui-ci n’a rien à voir avec leur recensement. La fin du temps – ou des temps, ce qui est un bon pluriel, cela s’appelle l’Apocalypse. S’il est vrai qu’elle a déjà eu lieu en ce narthex de l’an Deux Mil, je m’étonne qu’il y ait tant de bavards pour la dire.
Notes
1. Le Sauvage, acte IV scène 9.
2. Les Trois Sœurs, fin de l’acte IV.
3. « Devant cette foule ennuyeuse et grise d’êtres impuissants, un homme a passé, grand, intelligent, attentif à tout ; il a observé les fastidieux habitants de sa patrie… Il leur a dit de sa belle voix si sincère : “Vous vivez mal, messieurs”. » (Gorki) cf. préface de Jean Vilar à La Cerisaie et à La Mouette.
4. Cf. préface à La Cerisaie et à La Mouette par Jean Vilar.