Quoiqu’à première vue moins tragique, le déracinement social est aussi grand en Occident qu’ailleurs. Mais les effets de la nouvelle abondance s’y combinent avec ceux de nouvelles privations. Là comme ailleurs, avec le milieu les règles et les institutions qui avaient jusque-là donné sa forme à la vie sont ébranlées : la famille aussi bien que le village, la paroisse et le canton millénaires. L’obligation pour les parents de changer de lieu de travail, et celle pour les enfants de poursuivre leurs études et de prendre un emploi ailleurs, rompent le lien qui attache à une patrie et à ses traditions. La seule c’est l’État-nation dont l’étendue fait une abstraction. Sans cesse déplacée ou dispersée, la famille ne peut guère transmettre de patrimoine matériel ou spirituel : et la pensée s’incruste souvent dans la pierre. Si le bien consiste en murs et en terre, la dispersion géographique autant que les lois de succession obligent les héritiers à les transformer en papier monnaie. Jusqu’ici un vieil homme pouvait se donner l’illusion d’avoir vaincu la mort en transmettant à ses enfants ce qu’il avait aimé : maison, croyance en un Dieu ou un souverain bien ; la valorisation de la mobilité sociale met fin à l’héritage. Il n’en restera que du vent : de l’argent. Son fils pourra le réinvestir dans un logement, de nouveau la pierre avec ses os tombera en poussière. Le changement déracine l’individu du foyer et de la tradition familiers dont il puise les sucs sans le savoir. Désormais derrière nous le néant, devant nous le vide. Nous mourrons tous en exil loin de la patrie et de la maison de notre enfance, et quelque part au loin le nom de nos parents s’effacera dans l’herbe.
Le Changement, 1990, Sang de la terre, 2013.