Chroniques du terrain vague, 2

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Bernard Charbonneau

Chroniques du terrain vague, 2
(La Gueule ouverte, n° 4, février 1973)

Le terrain vague c’est vague ; ça fume, ça bouge, ça borborygme ; et dans cet espace douteux l’on ne sait où poser le pied. Il faut tâter le sol, prendre des repères. Or je crains qu’aujourd’hui tout ne soit terrain vague, à commencer par la défense de l’environnement. Je crains que là aussi on ne soit obligé de dissiper le smog entretenu par les divers pollueurs : d’où le titre de cette chronique. 

Mansholt ou Mansholt ?
La gueule fermée (puis ouverte) 

 

Notre société n’est pas une société, c’est un ordinateur

Jusqu’en 1970 – et que dire d’avant 1965 – pas moyen d’ouvrir publiquement la gueule sur le ravage de la nature et des campagnes, à plus forte raison sur les périls de la croissance : l’auteur de ces lignes en connaît quelque chose. Puis tout d’un coup, clic ! C’est l’année de la protection de la nature, le feu vert s’allume sous l’index du président Nixon et les grosses bagnoles se précipitent : la TV, la presse et les divers notables. Pas de maison d’édition qui ne tienne à avoir son bouquin ou sa collection d’écologie. Partout l’on aménage pour sauver la nature, comme dans le Languedoc ou dans les Landes, et les bulls suivent aussitôt les beaux discours. On crée des parcs nationaux, et pour les protéger on installe tout autour une « zone périphérique » livrée à la banlieue du ski. Dernièrement d’ardents défenseurs de la nature se sont réunis pour élaborer une « Charte de la Nature ». Mais il y a un point qui me tracasse. Elle prévoit entre autres qu’il faudra réserver un tiers de l’espace montagnard ou des côtes à la nature, soit, si je comprends bien, les deux tiers aux diverses banlieues : allons ! il y a encore de beaux jours pour le béton. Le minimum vital ce serait plutôt l’inverse. Je rappelle aux lecteurs de La Gueule ouverte qui aiment à planter leur tente dans un vallon tranquille que l’espace campagnard encore disponible en France représente au moins les huit dixièmes du territoire. Qu’ils imaginent ce qui leur restera quand les deux tiers des côtes et des montagnes seront livrés à l’asphalte et au béton ! Si la nature c’est l’exception et l’anti-nature la règle, celle-là ne tarde pas à devenir anti-nature à son tour et la forêt tourne au square. Désormais la société qui détruit la nature la protège, que voulez-vous de plus ? Il lui faut donc un protecteur qui l’aide à faire le trottoir pour le compte de Trigano-Rothschild, et la nature a désormais son ministre. Dans une société mouvante comme la nôtre il faut savoir prendre les devants : et toutes sortes de girouettes palpent l’espace pour prendre le vent. Tôt ou tard la protection de la nature devait poser la question de la croissance : le tout est qu’elle soit posée par des experts en la matière. J’étonnerai peut-être mes lecteurs en leur apprenant que le Club de Rome, initiateur du rapport du MIT, réunit quelques-uns des plus éminents dévastateurs de la terre, ainsi pour la France, Pierre Massé, ex-directeur du Plan, et rien moins que Jérôme Monod, directeur de l’Aménagement du territoire. Mais il y a mieux, et tout le monde le sait sans le savoir. La nature en Europe étant d’abord campagnes, si l’on doit décerner le titre d’ennemi public numéro 1, il faut certainement l’attribuer à l’auteur du plan Mansholt. Donc (telle est la dialectique) qui va partir en guerre contre les méfaits de la productivité au nom de la « qualité de la vie » ? – Coucou ! Ah le voilà ! De la dernière haie sort le museau pointu du vieux renard batave. Le plan Mansholt ? Mais de quel plan Mansholt parlez-vous ? Le second a fait oublier le premier malheureusement, si celui-ci s’inscrit dans les discours, celui-là continue de s’inscrire dans le paysage.

Le lecteur va trouver que j’abuse en tirant ainsi sur mes troupes, ou plutôt leur général. Mais je ne le fais pas par goût de la critique systématique, et je serais le premier à accueillir M. Mansholt ou M. Monod convertis à la défense de la terre : je leur laisserais volontiers le fauteuil directorial dont ils ont la manie. Malheureusement, la conversion commence par l’aveu de ses erreurs, et je n’en vois nulle trace jusqu’ici, et ce ne serait pas la première fois que de belles déclarations justifieraient exactement l’acte contraire. Pour progresser sur une route qui sera brumeuse et ardue, le mouvement écologique devra s’exercer à la critique de soi et de ses pseudo-alliés : et pour ce travail de dépollution intellectuelle et morale, les matériaux ne manqueront pas. Je me vois donc obligé, documents et arguments à l’appui, d’analyser le cas Mansholt. Mais je suis le premier à savoir que M. Mansholt n’existe pas, qu’une entreprise aussi énorme que la liquidation des paysans et de l’agriculture européenne ne peut être l’œuvre d’un seul homme. Seulement, puisque notre société anonyme nous fournit pour une fois un nom, clouons cette vieille tête de chouette au pilori.

Pourquoi une critique de la conversion de Mansholt ?

Ses thèses actuelles sur les périls de la croissance exponentielle sont justes, inutile d’y revenir ; d’autres les ont mieux défendues bien avant lui. M. Mansholt n’est qu’un vulgarisateur tardif. Son mérite c’est d’avoir posé ce problème devant le grand public, et d’avoir ouvert la porte cochère par laquelle les autres s’engouffrent, même M.Doutrelant, le défenseur inconditionnel de l’agrochimie dans Le Monde découvre, ô merveille ! que la pêche au DDT et à l’eau n’a aucun goût. Il est vrai qu’il s’agit de celle de Californie, et non de celle du bas Rhône. Mais ce mérite est bien secondaire, par rapport à ce qu’il faut oublier, c’est-à-dire :

1. Malheureusement, on ne peut pas distinguer M.Mansholt de ses idées (qui ne sont d’ailleurs pas de lui). M.Mansholt n’est pas n’importe qui, c’est l’auteur du plan de « rentabilisation et d’industrialisation de l’agriculture ». Or, comme en France l’espace rural représente au moins 80 % du territoire, l’industrie agricole est la première cause de la dévastation de l’environnement. Je me contente de rappeler ici brièvement les trois coûts du plan Mansholt :

a) L’agrochimie dévaste les sols pour produire des nourritures qui n’en sont pas, à bref délai elle privera le peuple de pain, de vin, de porc, en le gavant lui aussi d’aliments de synthèse ;

b) elle le privera aussi de paysages, d’arbres, d’eau ;

c) et pour finir, en le privant de paysans, elle le privera des pays, des cultures « agropastorales » qui font la richesse et la diversité de l’Europe. Le plan Mansholt, la fin des campagnes, c’est la banlieue totale, la prison dont on ne sort que les pieds devant. Les idées de M. Mansholt ne sont rien au regard de ses actes ; pendant des années, l’auteur de ces lignes a vu le pays qu’il aimait transformé en décharge, et pour finir, chassé par la banlieue, il a dû fuir le foyer qu’il avait édifié. Et aujourd’hui quand il pénètre dans une ferme où survit un homme de 40 ans qui sait qu’il mourra seul avec un tracteur sous le toit qui s’écaille (1), il sait à qui officiellement il le doit. Les idées de M. Mansholt sont intéressantes, mais il y a eu – et il y a – crime, et lequel ! l’ethnocide européen ; et pour une fois nous savons le nom de l’auteur. Le minimum eût été qu’il se taise quelque temps ou fasse l’aveu public de son erreur. Un conseil aux lecteurs : chaque fois que dans une réunion ils rencontreront ce distingué défenseur de l’environnement, qu’ils lui demandent bien haut ce qu’il pense du plan Mansholt. Ils auront des surprises. Car il ne s’agit pas seulement de morale mais de politique économique.

2. M. Mansholt, l’écologiste distingué, ne met absolument pas en cause le plan de M. Mansholt, l’éminent technocrate. Il suffit de se référer aux textes les plus connus : la dénonciation des effets de la productivité à tout prix va chez lui de pair avec la glorification du « développement » agricole. L’un et l’autre se superposent dans sa tête sans se mêler, comme l’huile et l’eau. Ainsi, quelques jours après la publication du « rapport Malfati » sur la croissance, il publiait un article dans Le Monde où, tout en réaffirmant la nécessité de freiner l’exode rural dans certains secteurs de montagne « paradoxalement dépeuplés » il n’en affirmait pas moins qu’en 1975 dans l’Europe des Six 500 000 exploitations agricoles « devraient cette année-là se trouver dans la phase de modernisation ayant pour but d’assurer à la famille agricole qui les exploite un revenu comparable à celui dont jouissent les autres catégories socio-professionnelles. » (2) Un nombre égal d’agriculteurs âgés, grâce à l’indemnité viagère de départ (IVD) pourront quitter la terre, récupérée par les autres. Or, « la plus forte proportion d’agriculteurs âgés se trouve précisément dans les régions démunies. Par conséquent, les mesures prévues se traduiront par un transfert de revenus au profit de ces régions. » Et voici pourquoi, selon l’auteur de ce plan, les régions de montagne « paradoxalement se dépeuplent ».

Dès 1968 (c’est un précurseur) M. Mansholt dénonçait, paraît-il, la pollution par le DDT à un banquet offert par la Shell, et dans le « rapport à Malfati » il n’hésitait pas à dire que l’industrie agricole était la plus polluante. Mais il se garde bien de l’évoquer dans ses discours sur la politique agricole : Mansholt ignore les œuvres de Mansholt ; dans sa tête, le tiroir écologique n’a rien à voir avec le tiroir économique. Et cela continue. En novembre 72, cet adversaire de l’expansion interrogé par L’Expansion fait le bilan de 14 ans de travail au sein de la CEE. Dans cette interview, il critique la politique de soutien du gouvernement français à l’exploitation familiale de polyculture, car un technocrate trouve toujours plus technocrate que soi. C’est à l’exploitation paysanne que nous devons la pénurie de viande. « On ne peut pas produire de la viande bovine dans de petites exploitations. » (3) Tiens ! Mais alors que produisent les usines à « viande » ? Selon Mansholt, il faut éliminer les « mauvais producteurs de porcs » c’est-à-dire les paysans auvergnats ou basques, au profit des bons, c’est-à-dire des fabricants hollandais de saucisses à l’aniline. Si M. Mansholt a la même idée de la qualité de la vie que de celle du jambon !…. Et le prête-nom de la banlieue agricole européenne dénonce une fois de plus les défenseurs de l’exploitation familiale de polyculture, (dite EFP, vous ressemblerez au professeur Vedel). « C’est tout simplement de la démagogie de dire que l’expression : exploitation familiale de polyculture, a une signification précise… quand M. Pompidou se déclare pour l’entreprise familiale, je voudrais savoir de quelle entreprise familiale il veut parler. » (3) Sans doute dans l’esprit de cet exploitant en retraite, l’EFP c’est la propriété de la famille Mansholt, quelques centaines d’hectares de polders (soit, dans ce genre de terrain, quelques milliards). Espérons que grâce à l’IVD pépé Mansholt pourra se consacrer à la défense du bocage qu’il aura fait détruire. Ainsi, à la fois défenseur du peuplement et du dépeuplement des campagnes. M. Mansholt déborde MM. Cointat et Pompidou sur leur gauche et sur leur droite (ou vice versa). En tout cas, le paysage ayant pour défenseur celui-ci, et les paysans ceux-là, les amis de la nature, c’est-à-dire de la campagne européenne, peuvent dormir sur leurs deux oreilles.

Mais le cas de M. Mansholt n’est qu’un cas limite

Il n’est pas le seul : la dépollution, et même finalement le freinage de la croissance démographique et économique, c’est l’avenir. Ces problèmes vont se poser de plus en plus, et il faut prendre place, au niveau théorique. puis pratique. Au fond, la bourgeoisie intellectuelle ou industrielle qui nous dirige n’est pas plus pour l’expansion que contre ; elle ne défend pas une idée, elle n’en a aucune. Il n’y a qu’un point sur lequel elle ne transigera pas : le pouvoir intellectuel, économique ou politique.

L’avenir c’est l’eau, le silence, la nature, qui va devenir exactement son antithèse : le plus coûteux des produits. Bayer enténébrera l’atmosphère pour vous fabriquer du ciel bleu, Esso-Standard engraissera l’Atlantique pour dégraisser la Méditerranée. L’ENA vous fabriquera des paysages où les gentianes et les ours seront administrés bureaucratiquement. Et un beau jour, en catastrophe et quand l’irrécupérable sera accompli, MM. Massé et Jérôme Monod planifieront la décroissance ; et le « birth control » irréparable succédera enfin aux allocations familiales. Mais l’un et l’autre auront en commun d’être obligatoires et de contrôler les individus jusque dans l’orgasme. Car si l’on veut le bien du peuple, il faut le rendre heureux ; et la science lui dira quand et comment il doit tirer son coup. Après la quantité, M. Mansholt se chargera d’organiser la qualité de la vie : demain comme hier vous n’y couperez pas.

L’organisation de la défense de l’environnement, de la qualité (laquelle ?) de la vie et du freinage de l’expansion peut être l’occasion d’un renforcement du système scientifique et technocratique à base de vérités, de règlements et d’ordinateurs. Peut-être assurera-t-on ainsi la survie de l’espèce ; en tout cas, ce sera au prix d’une aggravation de la pollution fondamentale, la disparition de l’égalité et de la liberté, car cette société sera aussi autoritaire, contraignante, qu’oligarchique. Tout mouvement engendrant à son insu son contraire, le péril interne qui menace le mouvement écologique c’est le raffinement, par suite le renforcement de l’organisation.

Donc, n’oublions pas : la nature doit rester nature, la défense de l’environnement sera l’œuvre des environnés eux-mêmes. Ne comptons pas sur un savant, ou un chef génial. Pour l’avoir oublié on a vu ce qu’est devenue la révolution prolétarienne.

Notes

1. Le tiers des agriculteurs qui subsistent dans la montagne sont célibataires.
2. Cf. Le Monde, 24 février 1972.
3. Cf. L’Expansion, novembre 1972. Dans cette interview, M. Prioure nous apprend que M. Mansholt, refusant le « cursus » des honneurs et de l’argent – que serait-il devenu s’il l’eut accepté ! – aurait pu devenir l’administrateur d’Unilever, comme tel autre l’est devenu de la Shell. Ainsi, le père spirituel de tant de petits cochons gavés de granulés aurait des relations privilégiées avec Lever, dont Sanders dépend ? On s’explique une certaine modernisation de l’élevage européen.

 

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