Version imprimable d’Un nouveau fait social
Bernard Charbonneau
Un nouveau fait social :
le mouvement écologique
(Article paru en décembre 1974
dans Foi et Vie)
L’an deux mil c’est comme l’an mil, c’est l’an zéro ou zéro un. L’on stoppe puis l’on repart pour aller ailleurs. Espérons que ce n’est pas simplement pour aller en sens inverse sur la même ligne.
Jusqu’ici, surtout depuis la dernière guerre, il était entendu qu’il fallait foncer en avant. Le progrès exponentiel de tout : de la production d’hydrocarbure, donc de bains de rivière et de mer, de paysages, de liberté et d’égalité etc. était la vérité révélée de tous les régimes du monde industriel ou appelé à l’être. Et le char du développement économique fonçait droit devant lui, écrasant les arbres, les murs, et parfois les hommes. Parce que c’était ainsi, cela devait être.
Puis un beau jour l’on s’aperçut que « le développement n’est pas la croissance » – vous pouvez d’ailleurs retourner la formule, c’est sans importance. C’est-à-dire que la divine Ascension des courbes comportait des coûts. Les premiers à le constater, n’était-ce quelques écrivains sans importance, furent des biologistes et des naturalistes spécialisés dans 1’étude des équilibres naturels ou écosystèmes : ainsi en France Roger Heim puis Jean Dorst. Mais c’est surtout dans la société industrielle la plus avancée que cette discipline s’est développée et a fini par influencer l’opinion publique. En effet tout ensemble naturel, marais ou steppe, hêtraie ou terre est le fruit d’un équilibre où la partie contribue à l’équilibre du tout ; et si par hasard le développement ou l’absence d’un facteur le rompt, par exemple la multiplication d’une espèce, la mort rétablit l’équilibre. Or plus prolifique et puissante que toute autre est l’espèce humaine. Dès l’origine elle a donc tendu à le rompre, mais comme pendant longtemps le rythme de son action a été lent et limité, et que l’impuissance incitait à la sagesse, cet équilibre finissait parfois par se rétablir et le bocage remplaçait la forêt : l’harmonie des paysages campagnards n’est rien d’autre que le signe de cet équilibre précaire de l’homme et de son environnement. Mais la croissance démesurée et indéfinie de nos moyens, si elle a permis de lutter contre certaines formes de la misère et de la mort, a déchaîné le déséquilibre sur la totalité de l’espace-temps terrestre et même océanique, source de toute vie. Ce qui est en cause, ce n’est plus tel écosystème particulier mais l’écosystème terrestre dans sa totalité. Tôt ou tard la montée de la courbe vers l’absolu se heurte à l’espace-temps limité. Si le pétrole s’épuise, on pourra imaginer d’autres sources d’énergie ou de matières premières, toujours en les payant à un prix de plus en plus élevé, il sera autrement difficile d’inventer un ersatz de mètre carré.
Du désordre engendré par ce que nous prenons pour la rationalité économique, la pollution est le signe : la civilisation industrielle sauvage engendre les dépotoirs et les égouts comme l’agriculture les paysages. Mais les plaques grisâtres de terrain vague qui maculent de plus en plus la terre reflètent un autre chaos qui ronge cette fois les sociétés et les individus ; car si l’homme pour une part échappe à la nature, de l’autre il en fait partie : nous verrons à quel point il n’est pas ici ou là mais dans l’entre-deux. Par son corps il n’est qu’un animal comme un autre, et son esprit lui-même tire ses plus grandes joies de la nature. Il lui faut satisfaire un certain nombre de besoins naturels, mais ce qui ne l’est pas, c’est d’en prendre conscience. Ah ! Savoir que l’on vit ! Que l’on plonge son corps dans l’eau claire, qu’on satisfait sa soif, et sa soif bien plus grande de l’autre : de la femme, qui est la femelle du mâle humain, – et bien plus encore. Remplir d’air ses poumons, arpenter la glèbe, se rincer l’œil, exercer ses activités de prédateur, c’est-à-dire de chasse et de pêche ; c’est non seulement notre vie mais nos joies que nous devons pour la plupart à la nature. Ce que nous demandons à l’industrie, par exemple à la bagnole, n’est pas de les remplacer mais de nous y mener. Et dans la mesure où elles nous sont interdites s’exaspère un « sentiment », une révolte pour la nature dont la force est exactement celle de l’industrialisation.
D’où la naissance, aux USA puis en Europe selon la montée des villes et des machines, d’un mouvement qu’on dit « écologique ». Il est significatif que pour désigner un mouvement aussi vaste et divers l’on ait eu recours à un qualificatif tiré d’une science spécialisée : une bonne étiquette collée au dos d’une plante ou d’un homme doit emprunter son signe au grec ou au latin, sans cela ce n’est pas une étiquette. Pour la France, à la différence des USA où le mouvement fut bien plus spontané, les dates sont précises, comme si ce mouvement s était déclenché au signal, et l’on peut parler d’un « feu vert ». 1970 « année de la protection de la nature », pollution des écrans de télé par les dépotoirs de la « France défigurée ». Discours officiels divers : la rubrique « Environnement » s’installe à côté de la rubrique « Équipement » dans la presse. Création du ministère de l’« Environnement » – comme si on ne s’était pas assez occupé de lui le pauvre ! Mais jusqu’en 1972 on n’enregistre que l’effet : la pollution, pas la cause : le développement économique et démographique exponentiel. C’est le rapport du MIT qui le pose, l’ordinateur ayant seul autorité pour dénoncer les répercussions de l’ordinateur, et M. Massé (du Club de Rome) pour souligner les lacunes des plans de M. Massé. Enfin la crise du pétrole achève de faire passer les problèmes d’énergie et de matières premières pour réels auprès des gouvernements et de l’opinion.
L’étiquette « d’écologie » n’est pas donnée pour rien à la révolte plus ou moins raisonnée contre le développement à tout prix. Elle simplifie et rationalise un mouvement inquiétant et complexe, et elle permet par sa forme scientifique de le réintégrer dans le système qu’il menace : on ajoutera aux facteurs des polytechniciens ceux des écologues pour alimenter les ordinateurs chargés d’intégrer. C’est pourquoi il me paraît important de refuser ce qualificatif qu’on applique aux sociétés humaines comme aux sociétés animales. Le niveau écologique n’est qu’un aspect limité d’un mouvement autrement divers et profond, qui me paraît mettre en cause le sens et la totalité de la société où nous vivons. Mais l’écologie est une bonne porte pour y accéder. Ce n’est pas l’alpha et l’oméga, mais c’est déjà quelque chose, par rapport à certaines mythologies politiques aussi étrangères à la nature terrestre et humaine qu’aux grands problèmes de notre temps.
Le « mouvement écologique », spontané aux USA, est à la fois naturel et artificiel en France. Le problème posé d’en haut a déclenché un mouvement d’opposition que la classe dirigeante et les mass media contrôlent plus ou moins bien ; les sorciers sont puissants mais il arrive parfois qu’ils déchaînent des forces qui les dépassent. Mouvement spontané, le mouvement écologique est complexe et divers, je me contenterai d’en rappeler les principales tendances. Il y a d’abord le réformisme écologique officiel, – mais est-ce seulement un réformisme ? Car pour cette tendance, qui est celle du ministère de l’Environnement et de ses fonctionnaires, ainsi que pour certains industriels, il n’y a pas de contradiction entre le développement et la protection de la nature et de « l’environnement ». Car il faut augmenter encore la production pour assurer la « qualité de la vie ». On ne s’était préoccupé jusqu’ici que du nécessaire, grâce aux kilowatts supplémentaires l’on va s’occuper du superflu : de la pureté de l’air et de l’eau dont nous vivons. On fera sa part à la nature (si c’est comme sur la côte Aquitaine cela fera environ un pour cent de l’espace consacré à l’industrie touristique). Le corollaire d’un pareil point de vue c’est que s’il y a une crise de l’énergie on consacrera tous les investissements à l’industrie, entre autres nucléaire, sans se soucier des conséquences sur le milieu. Un tel mouvement, loin de menacer le système industriel, capitaliste ou socialiste, servira à le renforcer. Les travaux, les profits se multiplieront, comme aux USA où la fabrication de l’air et de l’eau, la vente du spectacle des derniers paysages, va devenir la première industrie. Et partout les règlements et les spécialistes chargés de les établir, les policiers de les faire appliquer, se multiplieront, avec les occasions de prestige et de carrière. Déjà toute l’intelligentsia qui ne s’en préoccupait guère, pas plus qu’Esso, l’UDR ou le PC, se rue pour exploiter ce nouveau matériau.
Mais il y a aussi une nouvelle opposition. D’abord ceux qui s’étaient toujours posé le problème, et qui ont trouvé parfois une occasion de se faire entendre et d’agir : mais leur voix a été aussitôt étouffée par celle des nouveaux convertis. Existant aussi depuis longtemps, il faut mentionner les divers groupes naturistes, végétariens, nudistes, les agriculteurs biologiques etc. longtemps réduits à une action quasi clandestine, qui trouvent soudain une audience inattendue. Limitée à quelques individus ou à quelques milieux marginaux, l’opposition à Sa Majesté la société industrielle prend une certaine consistance, un peu partout se fondent des « comités de défense » de ceci ou de cela ; il y en aurait, paraît-il, plus d’un millier en France. Et il arrive parfois que leurs fondateurs plutôt sceptiques au départ se retrouvent devant une salle pleine qui rassemble la population locale subitement réveillée par l’arrivée des bulldozers, ou composée en majorité de jeunes.
Car la grande nouveauté d’un mouvement conservatoire sinon conservateur comme le mouvement écologique c’est de prendre une tonalité révolutionnaire. Ce qui se comprend, la nouvelle classe bourgeoise actuelle ayant joué la carte du développement, du progrès technologique et de la liquidation des paysans comme l’ancienne avait prétendu mener de pair l’industrie et le maintien de l’agriculture. Un chassé-croisé s’est produit comme il y en a eu à propos de la guerre et de la paix entre la Droite et la Gauche. La défense de « la terre qui ne ment jamais » est passée du pétainisme au gauchisme ; tandis que le centre gauche socialiste ou communiste reste fermement progressiste comme le centre droit gaulliste. Pierre Fournier (malheureusement disparu) dans Charlie Hebdo puis Illich, non seulement font la critique de l’exploitation démente de la terre pour le profit et la puissance, mais ils dénoncent, comme autrefois Huxley, la menace que la technique fait peser sur l’homme. Et le groupe Survivre, fondé par le mathématicien Grothendieck, finit par mettre en cause la Science, dont le caractère autoritaire et ésotérique menace la liberté et l’égalité. En critiquant le progrès, le gauchisme non marxiste retrouve la tradition de Jean-Jacques, son rêve libertaire d’une vie simple et libre. Et au mythe d’une révolution politique pour demain s’oppose la revendication immédiate d’une communauté qui changerait immédiatement la vie, à celui de l’État national ou international celui d’une société à taille humaine, originale, qui se développerait en autarcie de façon autonome. La revendication des particularismes culturels locaux succède à la Gleishschaltung des partis politiques centralisés, nationaux et internationaux, dont le PC stalinien a été le type achevé. Dans tous les domaines le renversement est complet ; et ce qui était indicible dans certains milieux de gauche est soudain reçu d’avance – ce qui ne va pas sans malentendus, car la Nature, nous le verrons, peut être une idée reçue. Quant à la Droite, fidèle à sa vieille habitude, elle sacrifie sans hésiter ses valeurs à celles qu’elle a en portefeuille.
On peut parler d’un « mouvement » et non d’un parti écologique, car en dépit de la mise en train officielle de 1970 il s’agit d’un fait social spontané qui prend les formes les plus diverses, et aucune institution officielle pour rassembler ses tendances. On y trouve de tout : la jeunesse dernier cri des lycées et des facultés qui lit Hara Kiri et Pilote, et parfois des survivants du pétainisme que les hasards de l’Histoire ont replacés dans le courant. Des marxistes qui à la suite de Marcuse ont découvert la nature à travers Freud et le désir ; des vieux et des jeunes anars qui choisissent la liberté et l’égalité contre un progrès devenu totalitaire. Des jeunes qui sentent d’instinct qu’un non profond à la société implique aujourd’hui la critique du travail et de l’économie comme autrefois celle de la religion, et une masse d’opportunistes qui suit la mode. Des intellectuels à l’affût de l’actualité, instruits par le prototype américain, comme Edgar Morin, découvrent que l’homme pour une part appartient à la nature. Et çà et là telle personne attachée à sa montagne ou à sa rivière se bat parce que si elle disparaissait la vie serait sans saveur. Il y a des écologues prudents du Sauvage supervisés par Le Nouvel Obs, et ceux qui se veulent révolutionnaires de La Gueule ouverte, eux aussi supervisés par ses patrons de Charlie Hebdo. Le mouvement écologique arrivera-t-il à conquérir son indépendance ?
Entre des tendances aussi diverses il y a forcément des contradictions et des conflits : on se réconcilie en parlant du Larzac, de Lip et du Chili, mais l’accord est précaire. Les anarchistes et les marxistes classiques pour lesquels l’écologie n’est qu’un rajoutis suspect s’entendent mal avec ceux pour lesquels ce problème est essentiel. Ceux qui s’inquiètent de la dégradation des paysages et des nourritures se méfient des idéologues et des commerçants qui vendent des produits plus ou moins « bio », et les carnivores s’opposent aux végétariens ou végétaliens. Les progressistes naturistes pour lesquels la science demeure taboue dénoncent comme réactionnaires et fascistes ceux qui la condamnent, les partisans de la révolution politique s’opposent à ceux de la révolution culturelle. Les mystiques côtoient les rationalistes. Les naturistes plus ou moins intégraux, formes par la science écologique, s’opposent à ceux qui font sa part à la pensée et à l’action humaine etc. comme toujours dans un mouvement de révolte spontanée qui rassemble des mécontents et des marginaux, les fortes personnalités sont nombreuses ; d’où la multiplication des orthodoxies et des groupuscules qui s’excommunient mutuellement comme aux plus beaux jours du surréalisme. (Cf. les querelles à l’intérieur de Survivre et de la GO.) Ce qui sépare prend plus d’importance que ce qui unit. Le mouvement – la nuée – écologique arrivera-t-il à prendre forme ? Si oui, laquelle ? Et s’il réalise l’unité nécessaire, ne risque-t-il pas de perdre en spontanéité et en richesse ce qu’il gagnera en efficacité ? Si le mouvement écologique ne veut pas échouer, qu’il soit réprimé ou récupéré, il faut que ses membres apprennent à pratiquer la critique de soi. C’est donc : en tant que participant du « mouvement écologique » (qualificatif que je n’aime guère tellement il est borné) et, je crois, au nom même de ses principes, que je tenterai maintenant d’en pousser l’analyse jusqu’au bout.
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Si l’on essaye de résumer l’esprit, plus ou moins confus mais puissant qui anime le « mouvement écologique » on peut dire qu’il se ramène à un maître mot : la nature. Non seulement l’homme fait partie d’un ensemble qu’il ne saurait détruire sans se détruire lui-même mais toutes les joies du corps et de l’esprit lui sont données par la terre qu’il habite ; la qualité de la vie, des aliments et des paysages, tient à ce qu’ils sont naturels, comme la beauté de la terre et de la vie végétale et animale qu’elle a engendrées. Et pourtant à y réfléchir rien de moins naturel que la nature : le simple fait d’en parler démontre qu’on en est sortis. Dans son sens actuel, le mot ne s’est guère vulgarisé qu’à partir de l’ère moderne, et la diffusion du « sentiment de la nature » suit fidèlement l’évolution des sociétés et des milieux que gagnent l’industrie et la ville. Dans les sociétés païennes et les chrétientés traditionnelles, l’homme et ses œuvres se distinguent à peine de la nature qu’il domine mal, dont il doit respecter le rythme et à laquelle il emprunte ses matériaux. La nature est partout, jusqu’au cœur des villes où en temps de famine et d’épidémie elle rappelle durement sa présence ; les dieux hantent encore les bois et les montagnes. Quand les sociétés agropastorales ne déifient pas la nature, elles sont trop occupées à la combattre pour penser à sa beauté.
L’objectivation de la nature distinguée de son contraire, son opposition à la culture : à l’homme, à la société et à ses œuvres, est très récente. En France, on n’a commencé à les opposer qu’après 1918, à l’exemple de l’Allemagne et de l’Amérique industrielles. Mais ces sociétés où triomphent la science et la technique et où l’on prend conscience de la nature sont d’origine chrétienne et même protestante. Et ce n’est sans doute pas par hasard que Jean-Jacques est né à Genève. Il se peut que la foi chrétienne ait préparé les voies au triomphe de la science et de l’industrie humaines, et par conséquent à la distinction de la nature et de la culture. Seule une puissance divine pouvait chasser Zeus de l’Olympe et désacraliser le Cosmos, la simple raison n’y eût point suffit. En faisant de la nature la création d’une personne divine, et en instituant l’homme à l’image de Dieu seigneur de la terre, la foi chrétienne permettait à la science de se saisir d’un objet profané, et la maîtrise spirituelle annonçait la maîtrise pratique. D’autre part, en plaçant la nature sous le signe du mal et du péché, la chrétienté médiévale incitait à la maîtriser. Et plus on s’éloigne de l’Évangile plus, sauf exception, la nature devient humaine. La pente du christianisme, c’est la surnature qui fait oublier que la création est quand même l’œuvre de Dieu : c’est pourquoi sociologiquement le progressisme scientifique, technique ou idéologique, le choix de la culture contre la nature, est d’origine chrétienne. Et par conséquent l’anticulture qui réplique à l’antinature. L’important comme nous allons le voir c’est l’opposition, et non pas l’un ou l’autre des termes.
En effet, tôt ou tard dans les sociétés post-chrétiennes un naturisme devait répliquer au christianisme et à ses sous-produits : la science et l’industrie. Mais dans ses moindres détails ce naturisme reproduit les traits de la matrice où il s’est formé. La pente du « mouvement écologique » c’est un paganisme rebouilli au feu du christianisme. Une fois de plus la nature s’oppose à la surnature, l’innocence et la spontanéité de l’instinct, notamment sexuel, au péché, à la distinction du bien et du mal et à la morale qui triomphent dans les sociétés bourgeoises et urbaines. L’inconscient cosmique s’oppose à la conscience individuelle, le retour éternel des saisons au temps et à la mort. La fête charnelle réplique à un monde gouverné par la raison abstraite. Un panthéisme plus ou moins élaboré conduit à « l’amor fati », à la déification de la nécessité, donc à la négation de la personne divine ou humaine, qui disparaît dans le tout : nature ou groupe. Le naturisme est le produit de l’angoisse des individus, entre autres des jeunes, qui se réveillent seuls, perdus dans un univers qui tend à se détruire ou à se constituer en totalité artificielle.
La révolte naturiste a été pour une bonne part le fait d’écrivains des sociétés industrielles protestantes qui ont continué la tradition de Rousseau, elle constitue un aspect de la pensée de Nietzsche et l’essentiel de celle de D.H. Lawrence. Mais le développement de certaines disciplines comme l’écologie et l’éthologie lui a donné des lettres de noblesse scientifiques, indispensables à l’autorité et au sérieux dans une société comme la nôtre. Et comme l’économie tend à devenir un économisme, la psychanalyse un psychanalysme, la spécialité écologique se présente parfois comme une explication de l’univers, et il lui arrive de proposer l’exemple de la terre et des bêtes à l’homme. Autant l’écologie peut être un gain pour la pensée en nous rappelant que l’homme n’est pas un dieu et en lui posant des problèmes concrets, autant l’écologisme l’appauvrit en le réduisant à l’élémentaire, et en reconstituant une idéologie, une morale, aussi abstraites à leur façon que l’idéologie du progrès et la morale du travail. Car sitôt que l’on parle de nature elle n’est plus seulement nature mais un mot et un concept produits d’une société ; autant le savoir si on veut préserver la part de la première. Pour sa chance et son malheur, le propre de l’homme individuel ou collectif, sa spécificité – sa nature –, c’est de dépasser la nature. Et dans un vieux pays comme l’Europe, ce n’est pas elle que nous avons devant les yeux le plus souvent mais la campagne, fruit d’un équilibre entre la nature et l’homme. En opposant systématiquement l’un à l’autre l’écologisme est constamment tenté d’éliminer l’élément perturbateur : l’homme et sa liberté. Et comme le fait humain est la première réalité que rencontre l’homme, un intérêt trop poussé pour la nature aboutit à un idéalisme qui détourne des faits culturels, économiques, psychologiques, politiques ; ce dont la nature sera la première à souffrir. Même si l’on complète les stéréotypes naturistes par des stéréotypes de droite ou de gauche.
Par ailleurs, la dichotomie de la culture et de la nature caractérisant notre société, il ne faut pas s’étonner si le progressisme de la société globale s’accommode fort bien d’un ghetto naturiste. Dans le système de l’aliment industriel il y aura par exemple l’étagère de l’aliment « bio » de luxe. Dans la banlieue totale la nature sauvage sera conservée dans des parcs où quelques écologues patentés pourront oublier ce qui se passe à l’extérieur. Les trusts qui détruisent partout la nature financeront des réserves dites naturelles. On ajoutera quelques fiches à l’ordinateur, et quand la montée des pénuries et des frustrations imposera une dictature, les écologues auront droit selon le cas à un tabouret ou à un fauteuil à côté du trône. Et si par hasard, à la suite d’une crise ou d’une catastrophe, un « écofascisme » était porté au pouvoir, il organiserait le retour à l’élémentaire, la grande communion de la horde sous la direction de ses chefs. Justifiant ainsi un progressisme qui pourrait se réclamer de la liberté et de l’égalité.
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L’homme n’a pas à choisir la culture ou la nature : il procède des deux (l’erreur c’est l’opposition de la culture à la nature ou de la nature à la culture, dans les deux cas, qu’elle disparaisse dans la société ou la nature totale, sa liberté disparaît). Il n’est pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre. Malheureusement, c’est peut-être exiger trop de la nature humaine que de lui demander d’enregistrer deux facteurs au lieu d’un. Il ne s’agit pas de fabriquer un système à partir de l’un ou de l’autre mais d’assumer et de dépasser une tension entre deux termes contraires et cependant associés en nous. Il s’agit de supporter une tension et de maintenir jusqu’à la fin à force d’imagination et de volonté un équilibre entre les deux. Mais, selon les temps, il faut mettre l’accent sur l’un ou sur l’autre. Aujourd’hui c’est sur la nature menacée par la surnature sociale. C’est en ce sens que le mouvement écologique a raison.
L’acte surnaturel, progressif sinon progressiste, par excellence c’est la prise de conscience de la nature, qui est moins le fait d’une société que des personnes qui la composent. Car il ne faut pas oublier que la protection de la nature est surtout celle de l’homme par l’homme. Il y a en effet une certaine outrecuidance dans la prétention du petit hominien à protéger la nature. Périrait-il pour avoir oublié qu’il appartient à la nature que l’Océan pollué n’en continuerait pas moins à mugir sous les étoiles invincibles. Ce n’est pas la nature que nous devons sauver mais notre maison : la terre.
Pour qui ne distingue pas absolument la nature de la culture il ne peut y avoir de dichotomie de l’espace naturel et de l’espace urbain : la jungle urbaine est aussi invivable que celle d’Amazonie. Des parcs nationaux interdits aux masses qui auraient tout juste le droit de se rincer l’œil ne peuvent être qu’une exception, un signe qui nous est fait pour défendre tout le reste. Notre univers c’est la ville, qui n’est telle que si l’on peut rêver sur les berges des fleuves qui la traversent ou à l’ombre des arbres de ses jardins. Et c’est surtout la campagne où l’on peut vivre dans sa maison : habiter dans la nature ; celle qui peut fournir au peuple, et non à quelque bourgeois, des paysages et des villages, la masse des produits agricoles, le trésor des cueillettes grâce à quoi casser la croûte et marcher devient parfois une fête. C’est pourquoi la défense contre le pain et le terrain vague produits par l’agrochimie est urgente et décisive.
Dans cette bataille pour la survie, les joies et le sens de la vie, les chrétiens ont-ils leur place, ou une fois de plus, cédant à leurs vieux démons, se contenteront-ils de suivre le courant ? Une théologie de la Création peut-elle les aider à se définir en ce domaine sans céder au progressisme ou au naturisme ? Je ne sais. En tout cas c’est leur affaire, puisque le monde où nous vivons est pour une part l’œuvre de leurs pères. Car ils ne suivaient pas l’histoire, heureusement ou hélas, ils la faisaient.