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Bernard Charbonneau
Unis par une pensée commune
(Un hommage posthume à Jacques Ellul,
paru en décembre 1994 dans Foi et Vie)
À un ami disparu, on voudrait avoir tout dit. Mais il n’en reste que « trop tard… ».
Avec d’autres, camarades autant qu’amis, on partage surtout les plaisirs de la vie. Moins son sens. Tandis qu’avec mon ami Jacques Ellul c’est ce qui donne valeur et contenu à une vie que nous avons tenté de partager. Certains diront des idées. Mais au moins c’étaient les nôtres, pas celles de notre époque. Nous n’avons guère eu l’occasion de partager le pain quotidien, n’était-ce, quand il était étudiant en droit, moi d’histoire et géographie, une expédition sac au dos dans une Galice alors ignorée du tourisme. Au temps de notre jeunesse, pour lui l’essentiel était sa conversion à la foi chrétienne sur laquelle il est resté discret ; pour moi, le sort de l’homme et de sa liberté, mis en jeu par le changement explosif dû au progrès scientifique et technique. Ainsi, quelques années avant la guerre nous avons tenté mutuellement de nous convertir, et aujourd’hui nous pourrions dire que nous y avons réussi à moitié. Il me semble que je nous vois encore certaine nuit faisant les cent pas de la porte de sa maison à la rue Fondaudège, discutant passionnément du sens de notre vie dans un monde menacé du pire, et de la nécessité de le changer. La liberté, alors pour lui du chrétien, pour moi de l’homme, nous semblait menacée sur deux plans. Dans l’immédiat par la montée des totalitarismes politiques de droite et de gauche, à plus longue échéance par les moyens de propagande et de répression que la technique fournissait aux trusts et à l’État. Or, à une époque où la menace de la guerre et de la Révolution exaspérait les passions politiques, sauf pour quelques individus une telle question était impensable.
Alors, inconnus, perdus, loin du centre parisien, nous avons tenté de réunir quelques amis bordelais pour discuter de questions que nul ne posait, au moins en France. De mon côté j’organisais dans la solitude des Landes ou de la montagne pyrénéenne des camps de réflexion où nous partagions quelques jours de vie commune dans la nature. Et avec Jacques Ellul nous avons essayé de diffuser notre critique de la société, qu’on ne qualifiait pas encore d’industrielle ou de technicienne, dans des bulletins grossièrement polycopiés. Emmanuel Mounier ayant fondé en 1933 la revue Esprit, présentée comme un centre de pensée « personnaliste » neuve, posant les problèmes de la société moderne ignorés par les intellectuels de droite ou de gauche, nous y avons adhéré en 1934. Nous avons organisé les groupes de soutien de la revue dans le Sud-Ouest en étroit contact notamment avec le groupe de Pau. On y analysait les causes profondes de la montée des totalitarismes de droite détectées moins dans l’idéologie que dans les lieux communs et l’imagerie des médias de l’époque : grande presse, radio, cinéma. Et nous en profitions pour aider les membres des groupes à dépasser l’actualité. Tandis que Jacques Ellul publiait un article intitulé « Le fascisme, fils du libéralisme » pour montrer ses origines dans la société industrielle libérale, j’en rédigeais un autre, « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire », pour tenter de le dégager de la littérature bucolique et d’en faire un mouvement social et politique. Et Esprit acceptait mon article « La Publicité » où je montrais comment, pour vendre un produit, celle-ci changeait les goûts et les mœurs.
Mais de plus en plus nos raisons d’agir nous séparèrent des catholiques d’Esprit, d’abord préoccupés de désolidariser leur Église de la droite réactionnaire. Par ailleurs, pour Emmanuel Mounier, les groupes avaient d’abord comme fonction de soutenir la revue, alors que pour nous c’étaient des centres d’une réflexion originale sur le changement de la société par le progrès technique. Ce qui nous rapprochait de l’autre mouvement personnaliste : l’Ordre nouveau d’Arnaud Dandieu, Robert Aron, Alexandre Marc et Denis de Rougemont. En quelque sorte, nous faisions la liaison entre le personnalisme de gauche et celui de droite. L’avènement du Front populaire allait achever d’engager les catholiques d’Esprit à gauche. Tandis que nos sympathies instinctives nous portaient de ce côté, les problèmes des catholiques ne concernaient qu’indirectement le protestant et l’agnostique que nous étions. Surtout, à la différence de l’auteur de La Petite Peur du Vingtième siècle, il ne s’agissait pas pour nous de dire « Amen » au Progrès, mais de prendre conscience des menaces pour la nature et la liberté dont il faisait payer ses gains. Alors que pour Mounier il fallait d’abord s’adapter à la société en mutation, pour nous il fallait la juger en fonction de la démocratie et de la liberté afin de la changer. Par la suite, le même souci de s’adapter à l’état de fait ralliera Mounier au pétainisme – même à la croisade contre le bolchevisme en 40-41 (1) –, puis à la résistance en 42 et à la complaisance vis-à-vis du communisme triomphant des lendemains de la guerre.
La guerre a mis fin aux mouvements personnalistes qui, dépassant le marxisme et le nationalisme, avaient tenté de renouveler la pensée politique et sociale. Ses membres ont renoncé, ou se sont dispersés à gauche et à droite, prenant parti dans le conflit qui séparait l’Europe.
Parce que la guerre totale mobilise, elle isole les individus. Elle abolit tout ce qui la précède, elle ramène à zéro. Celle-ci a fait avorter le changement qui s’ébauchait dans les petits groupes de jeunes intellectuels qui se qualifiaient de personnalistes. Provoquant une prodigieuse accélération du progrès technique, elle entraîne par ailleurs une régression de l’esprit critique et de la création intellectuelle. De nouveau le blanc s’oppose au noir, le Bien au Mal. Ce n’est plus le moment de penser, mais d’agir : si on ne veut pas être dévoré par le monstre nazi, à tout prix il faut l’anéantir. Et les séquelles de la guerre chaude contre Hitler se prolongeront dans la guerre froide, stérilisant la critique, réduite au débat marxisme-libéralisme. La Seconde Guerre mondiale a probablement fait avorter la naissance d’un mouvement spirituel et social en Europe qui aurait donné à ce qu’on qualifie d’Écologie la profondeur et la dimension humaine qui aujourd’hui lui manquent.
Ainsi la guerre nous a un temps séparés, Jacques Ellul et moi. Juste à sa veille en juillet 39, ayant réuni quelques amis dans une grange du massif de Nistos, lors d’un camp auquel Jacques Ellul, pris par ses activités d’Église, n’a pas participé, je fis devant eux le serment de me consacrer à la question que posait le Progrès, et quelle que soit la nécessité de se mobiliser dans la guerre d’y rester étranger, bien que déjà informé du totalitarisme et de l’antisémitisme nazi. Après la défaite en 40-41, mon beau-père Henri Daudin, professeur de philosophie sympathisant du communisme jusqu’au pacte germano-soviétique, fut arrêté sur ordre de Vichy ; c’est le seul moment où je fus tenté devant la capitulation générale de m’engager contre l’occupant. Puis, la défaite du nazisme devenue probable avec la participation de l’URSS et des USA me dissuaderait de participer à la Résistance au moment où, fin 42, elle prenait forme. Et quand un représentant d’Esprit vint me proposer à Bordeaux de participer à son réseau, je refusai. Replié du lycée de Bordeaux à celui de Pau par passion de la campagne, les contacts étroits que j’ai pu y avoir avec mes amis résistants que j’espérais gagner après la guerre à mes idées ne peuvent être qualifiés de résistance. Étant resté étranger au pétainisme, je n’avais aucune raison de le condamner sur le tard pour me dédouaner. Et après le départ des Allemands, l’éclair d’Hiroshima allait me rappeler que j’avais eu raison de m’en tenir à l’essentiel.
La situation de mon ami Ellul était très différente. Ses origines familiales autant que ses opinions religieuses le poussaient à s’engager dans la Résistance. Son père, mort des suites de son arrestation, lui-même révoqué à son poste de professeur de droit, il échappe en se retirant dans un village de l’Entre-deux-Mers. C’est juste au lendemain de la Libération que nous nous sommes retrouvés pour reprendre notre entreprise commune après l’intermède de la guerre. Et sans doute est-ce la raison pour laquelle Jacques Ellul, à la différence d’autres résistants, n’est pas monté à Paris pour participer au pouvoir, et, après avoir renoncé à une carrière politique, est resté professeur à la faculté de droit de Bordeaux. Tandis que de mon côté, du lycée de Bordeaux puis de Pau, je me retirais à l’école normale de Lescar, ce qui me permettait de vivre au cœur d’une campagne qui semblait alors devoir être éternelle.
Le totalitarisme nazi avait été vaincu, mais c’est au prix de la victoire du totalitarisme communiste, alors le pire : stalinien. Et la libération de l’Ouest était payée de l’asservissement de l’Est. Tandis qu’en France le stalinisme héritait à gauche de l’autorité que le fascisme avait eue à droite. Ceci non seulement dans le protestantisme, traditionnellement de gauche, mais dans une partie du catholicisme français. C’est sans doute au refus d’admettre la capitulation des dignitaires des Églises protestantes de Bohême et de Hongrie devant le stalinisme qu’il faut attribuer la prise de distance grandissante de Jacques Ellul vis-à-vis de l’institution ; tandis que de mon côté je prenais conscience de l’origine chrétienne de mon amour de la nature et de la liberté. D’où une communion de pensée plus étroite qu’avant guerre.
Quand on doit poser une vraie question, il faut commencer par déblayer les fausses qui l’occultent. D’où en 1950-60 notre effort commun pour critiquer la vérité reçue qui réduisait tout problème au marxisme-léninisme, comme toute psychologie individuelle au freudisme. L’un et l’autre nous pensions après Marx que le développement social, quelles que soient les justifications de l’idéalisme bourgeois, est déterminé par celui de l’économie. Mais alors, comment le séparer de celui de la technologie ? Par ailleurs, comment séparer le développement de celle-ci de celui de l’État auquel elle fournit les moyens de réaliser son pouvoir ? Surtout à une époque où toute vérité déterminant l’action était militaire et politique l’analyse de la Technique était inséparable de celle de l’État. C’est ainsi qu’en 1949 une longue critique de Jacques Ellul dans Le Monde me permit de diffuser mon livre ronéotypé : L’État, alors impubliable parce qu’impensable (2). Mais pour nous cette analyse n’était que le préalable à une autre : celle, alors occultée, du progrès technique. C’est dans ce but que j’ai été amené à reprendre les camps auxquels Jacques Ellul a participé : dans les Corbières, à Taurize, au Crohot des Cavales dans la forêt entre l’Océan et le lac d’Hourtin. Puis, voyant que la discussion n’aboutissait pas, j’y renonçai. Jacques Ellul a repris l’entreprise, profitant de l’autorité qu’il avait sur ses étudiants bordelais, et j’acceptai de le seconder. D’où en 1950 la réunion dans la forêt de la Palmyre, puis d’autres pendant les week-ends aux environs de Bordeaux, dans ma maison de Lhers en vallée d’Aspe, enfin en 1957 à Lherm-et-Musset. Réunis en petit nombre, partageant quelques jours de vie commune, discutant d’égal à égal, posant les questions de fond à partir de l’actualité, nous pouvions confronter nos opinions en dehors des partis pris et des silences de l’époque. Mais la qualité de ce genre de rencontre – rien à voir avec les actuels colloques de spécialistes – tenait au fait qu’elle n’avait rien d’académique et sous-entendait l’engagement de ses participants. Pour moi, moins connu, moins engagé que mon ami Ellul dans une action dans l’Église ou avec Charrier auprès de jeunes délinquants, l’intérêt de ces discussions était d’aboutir à la création d’une institution quelconque qui aurait posé le problème de la Technique devant l’opinion. Si nous avions pu nous y consacrer, ce n’est pas en Californie, mais à Bordeaux que le mouvement étiqueté plus tard « écologiste », aurait pris racine. Et, cette priorité étant reconnue, avec mon ami nous aurions pu lui éviter de se réduire à sa caricature politique.
Le recul des membres de ces réunions informelles devant les servitudes de l’institution – il faut croire qu’il est plus facile de s’intégrer dans celles qui existent que d’en créer – menaçait de faire de ces rencontres une simple discussion entre amis, leur ôtant tout contenu ou intérêt. Nous avons donc renoncé, mais je restais en étroit contact avec Jacques Ellul. Et l’un comme l’autre, nous n’avions plus qu’à nous consacrer au seul moyen disponible pour un individu : l’écrit. Dès 1954, non sans mal, Ellul avait réussi à faire publier La Technique, sévèrement critiquée par son collègue Duverger. Il ne doit pas sa notoriété à la France, mais à l’Amérique. De mon côté, de 1963 à 1967, la maison Denoël croyant avoir découvert un « best-seller », je réussissais à publier plusieurs essais critiques sur le changement de notre société. Puis, grâce à mon ami marxiste Henri Lefebvre, Le Jardin de Babylone en 1969 chez Gallimard. Mais, sauf une brève période de notoriété auprès du Landerneau intellectuel parisien, mes livres étant peu connus et vendus, vivant au fin fond de la campagne béarnaise, ma carrière d’écrivain patenté s’est terminée. Et, en dépit des efforts d’Ellul inscrit pour un temps à la notitia dignitarum des médias, la moitié de mon œuvre est restée impubliée ou inconnue. Par ailleurs, je dois à la fidélité de mon ami d’avoir pu exprimer ma pensée dans Réforme (1950-65) et dans une « Chronique de l’An Deux Mille » (1971-89) de la revue Foi et Vie dont il était le directeur. Enfin, en 1970, au signal de l’Unesco (ou plutôt de la Californie), le problème des coûts du Progrès est publiquement posé. Et soudain les Français découvrent à la télé les pollutions qu’ils ont sous leurs yeux.
Alors naît un mouvement « écologique », adjectif scientifique donc sérieux, qui défend la nature contre son exploitation. On parle des menaces sur « l’environnement », terme d’origine anglo-saxonne, les pays latins en retard pour le progrès le sont encore plus pour le constat de ses effets. Au début, le « mouvement écologique » se limite à des individus et un milieu marginaux. Avec Pierre Fournier de Charlie Hebdo j’ai participé à la fondation de La Gueule ouverte en 1972, où j’ai tenu les « Chroniques du terrain vague » jusqu’en 1976. Dès 1972, j’avais réuni au Boucau, ma maison des bords du Gave, des personnalités aussi variées qu’Henri Lefebvre, Pierre Samuel, Jacques Ellul, Philippe Malrieu, Lionel Bénichou, etc., pour discuter de l’impact du développement sur la nature et l’homme. Les divers exposés, dont celui de Jacques Ellul sur « Le mensonge de la protection de la nature par la technocratie » sont conservés dans Les Cahiers du Boucau. Cependant, un peu partout, les Français découvraient les menaces du développement incontrôlé et fondaient des comités de défense de ceci ou de cela. En 1973, à la demande de Serge Malet, je devenais président du Comité de défense de la Côte aquitaine contre un aménagement qui, sous prétexte de la préserver, la transforme en banlieue touristique. En 1979, jugeant ma tâche terminée, j’en transmis la présidence à mon ami Ellul. En 1974, après avoir publié Le Système et le Chaos et Tristes campagnes, je participai à l’abbaye d’En Calcat à la création d’Ecoropa par Édouard Kressmann, qui rassemblait pour la défense de la nature et de l’homme un certain nombre d’Européens notables, dont Jacques Ellul. Puis, après la parution de mon « autocritique du mouvement écolo » Le Feu vert en 1980, apparaît l’écologie politique. Tandis qu’hors d’elle prolifèrent les comités de défense : tout le monde est d’accord pour l’autoroute, mais « pas chez moi ». De phénomène marginal, l’écologie est intégrée dans la société globale. Ses représentants politiques sont reçus dans les médias, Brice Lalonde devient une vedette à la télé. Les enquêtes d’opinion accordent des pourcentages flatteurs au parti vert. L’environnement a désormais son ministère, et les trusts tirent de nouveaux profits de la dépollution des pollutions qu’ils génèrent. Les images de neige et de plages intactes contribuent au bétonnage des côtes et des montagnes. Le Développement se poursuit, mais c’est désormais sous une couche de peinture verte. La critique de la société actuelle n’est plus le job de bénévoles inconnus, mais d’une nouvelle génération d’écologistes patentés et salariés ralliés plus ou moins tard à la mode, de 1980 à 1990. Les problèmes posés par la Science et la Technique sont pris en main par les divers spécialistes de la Science et de la Technique, les sociologues découvrent et analysent la nébuleuse écolo (quand j’écrivais mon Feu vert, au moment où Jacques Ellul publiait Le Bluff technologique, c’était une fois de plus trop tôt). De prise de conscience personnelle, la critique de la société industrielle devenait fait social réduit à des stéréotypes, neutralisé et récupéré. Le temps passe, les précurseurs disparaissent ; que reste-t-il de la première génération d’écolos, le seul héritage positif de Mai 68 ? Ne parlons pas de Bernard Charbonneau, même de quelqu’un de connu comme Jacques Ellul, ignorés jusque dans les milieux écolos actuels. Par contre, s’il s’agit de tel ou tel intellectuel reconnu des médias qui a suivi le mouvement dix ou vingt ans après son apparition en France…
Quelles conclusions tirer de ce qui pourrait être qualifié d’échec ? Bien que pour la passion du vrai il ne s’agisse pas de réussite ou d’échec, mais de sens ou de non-sens. Toute vie est une œuvre inachevée. Pour ce qui est de la nôtre, nous l’avons vu, il nous restait à compléter la parole par un samizdat qui en aurait assuré la diffusion. Mais ni l’un ni l’autre n’avions un talent d’organisateur, et nous n’en avons pas trouvé dans notre entourage. Ceci pour deux raisons différentes. Pour Jacques Ellul, le goût de l’autorité et de l’engagement social, ses relations avec les milieux protestant et juif l’ont porté à se mobiliser dans des actions publiques. Tandis que de mon côté, voué tout entier à une question qui n’était pas encore admise, le plaisir de vivre dans une campagne que je savais condamnée, m’aidait (certains diront par égoïsme) à supporter le silence et l’isolement de la retraite.
Mais surtout, notre échec a été celui de tous les précurseurs. Si des individus peuvent prendre conscience des problèmes que leur pose leur société, celle-ci ne le fait qu’à son heure, lorsque l’évidence en devient crainte (par exemple, il a fallu attendre trente ans pour que les pays développés découvrent les pollutions et les déchets accumulés par les « Trente Glorieuses »). Si la conscience personnelle est inactuelle, l’action publique ne suit qu’après coup, souvent quand le fait accompli est irréversible. Et c’est la société, les grands intérêts, l’État, qui se chargent de résoudre la question en fonction de leurs préjugés et de leurs moyens, non quelques individus ou groupes marginaux sans argent ni pouvoir. En 1935, même en 1960, poser le problème des déterminations de la Technique, c’était trop tôt, en 1990 trop tard ; les technocrates s’en chargeront en trouvant des solutions techniques, qui à vrai dire sont scientifiques.
Nous en arrivons ici au fond du problème qui, entre Jacques Ellul et moi, est resté en suspens. Aujourd’hui, impossible de pousser l’analyse de la Technique jusqu’au bout si elle n’englobe pas celle de la Science. De même qu’hier, il était vain de critiquer la Machine sans s’attaquer à l’immatérielle Technique, de même il reste aujourd’hui à remonter de la Technique à la Science. Si le développement économique est lié à celui de la Technique, celui-ci l’est à celui de la Science dont il copie les méthodes. Si on ne pousse pas la critique de la société technicienne jusqu’à sa racine, on peut être sûr que, pour fuir la question posée par la mutation sociale actuelle, certains opposeront aux méfaits de la Technique, ou même d’une technoscience, les bienfaits de la Science. Mais aujourd’hui, quelle est la science qui n’est pas une technoscience ? Même à l’origine, Archimède et Galilée furent à la fois des savants et des inventeurs de machines. La physique théorique de 1930 a fini par accoucher d’une bombe atomique fabriquée par des prix Nobel. Les biologistes et les généticiens actuels sont-ils des savants ou des techniciens ? C’est après la Science et non seulement la Technique que court aujourd’hui une morale rendue étique par les progrès foudroyants de la Recherche. Si j’en juge par les dernières conversations que j’ai eues avec mon ami Ellul, je sais qu’en poussant la critique jusque-là, je ne trahis pas, mais continue sa pensée. Mais alors on arrive à des questions qui dépassent l’Écologie : qu’est-ce que la liberté humaine, comment la défendre d’elle-même ? Il est encore plus difficile de mettre en cause la Science que la Technique, car à son origine elle est un fruit de l’esprit de liberté. À la suite du christianisme, en désacralisant les puissances du cosmos elle nous a permis de les connaître et d’en jouer : de nous libérer pour une part de la nécessité en connaissant ses lois. La Science, véritable magie, nous fournit des pouvoirs : des moyens. Sans elle, comment vivre mieux sur terre (voir les progrès de la médecine ?). Mais elle ne nous dit rien des fins : « aimez-vous les uns les autres » n’est pas une loi scientifique. D’où les problèmes posés par ce même progrès de la médecine. Connaître pour connaître les choses, pouvoir pour pouvoir n’est que folie. La Recherche poussée jusqu’au bout dans tous les domaines, sous prétexte de libérer matériellement l’homme finit par l’enfermer dans un totalitarisme scientifique de fait. Et dans la mesure où elle ne réussirait pas à le connaître et à le contrôler, son échec risque de provoquer les réactions délirantes des individus et de leurs sociétés menacées dans leur être.
Or, plus la Science avance, plus les moyens grandissent, plus les fins morales et spirituelles qui leur donnent sens et contenu s’estompent. Qui leur rendra vie et force ? À défaut des sectes ou d’un intégrisme religieux pour lesquels avoir la foi s’identifie au refus de penser, je doute que ce soient des Églises pour lesquelles être présent au monde actuel signifie lui dire Amen. Une fois de plus, en ceci je ne crois pas trahir la pensée de mon ami Ellul.
Maintenant il ne s’agit plus de lui, ni même de moi. À d’autres de reprendre, contre la nature et soi-même, l’éternel combat de l’esprit dont un Dieu, inconnu même de ceux qui le connaissent, fit don à l’Homo sapiens.
Notes
1. Cf. l’introuvable Dictionnaire des Girouettes de Galtier-Boissière.
2. Réédité depuis aux éditions Economica (1989).