Version imprimable des Pieds sur terre
Bernard Charbonneau
Les pieds sur terre
(Chapitre 10 de Sauver nos régions, Sang de la terre, 1991)
Pas de cultures locales sans agriculture
Il n’y a pas de mariage de l’homme et de la nature, de société différente parce qu’enracinée en son lieu, sans campagne où des paysans pratiquent l’agriculture. Celle-ci nourrit son homme, au plein sens du terme. Par le biais du pain et du vin (toujours du cru, s’il n’est pas fabriqué en usine), l’habitant de la terre en puise les sucs savoureusement nutritifs qui le font croître en force et en originalité. La nourriture est la première racine. C’est d’abord par le corps, dont les portes sont la bouche et les yeux, qu’il communie avec la nature, qui n’est pas une superstar invisible et divine mais toujours celle, bien charnelle, d’ici. Tout repas est une cène dont les espèces sauvent de la mort en donnant sang et volupté. N’allons donc pas trop vite, prenons notre temps pour rompre, mâcher ce pain, méditer le bouquet de ce vin : la vie ne s’avale pas comme une pilule. Alors pénètrent en nous ce sol, ce climat, cette saison ; c’est effectivement du soleil en bouteille ou en fruit dont l’ardeur nous gagne. À table, la nature donne corps à la culture : elle l’in-carne. Tout ce qui concerne l’alimentation est fondamental, comme l’ont pressenti les grandes religions ; elle concerne l’homme en sa totalité, et toute atteinte aux vivres est atteinte aux vivants. La nourriture (si elle est vraie, produite par l’agriculture) donne leur identité à la personne et à la société. C’est pourquoi la cuisine par laquelle le cru est cuit – ou le cuit maintenu cru par un raffinement suprême – est le dernier rempart des cultures locales. Qu’il s’écroule, faute de nourritures, et c’en est fait d’elles.
Une société a aussi besoin de sa campagne parce qu’il lui faut un espace où elle puisse se déployer en le marquant de son empreinte. L’habitant se nourrit aussi par la vue, dégustant cet autre pain quotidien qu’est son paysage. Ce à quoi une vie ne suffit pas, avec ses instants, ses saisons, ses années ; et moins encore le coup d’œil du voyeur touristique. Il est vrai que le paysan semble aveugle au paysage. Il en vit sans le savoir, et il ouvrira trop tard les yeux s’il part en ville. Car le paysage n’est pas un spectacle, mais un signe. Signe de vie, d’une certaine façon de cultiver, de sentir et de penser ici sur terre. Pas plus que s’il n’avait ses nourritures, le pays n’aurait de corps s’il n’avait son paysage, son œuvre du paysan, maître et serviteur de la nature, qui fait de la jungle hostile un jardin où subsistent d’ailleurs maintes réserves naturelles sans pancarte. Il est effectivement le conservateur du paysage – mais il ne faudrait pas qualifier ainsi l’agrochimiste qui en est le pire ennemi, parce qu’il étend la lèpre de l’industrie à la totalité de l’espace. Tandis que l’agriculteur est producteur, non seulement de lait ou de viande, mais de splendeurs dont les plus précieuses sont gratuitement offertes à tous et d’abord aux citadins.
Les villes aussi s’enracinent dans leur contrée, qui les nourrit de toutes sortes de façons. Un tour dans leur marché, là où il subsiste, suffit à nous le dire. Il n’y a pas de cité sans campagne cultivée – pas de culture sans agriculture, pas plus que de campagne sans ville où achève de se raffiner la sève puisée dans la terre. Il faut un cœur pour animer le corps qui le nourrit : un pays est fait d’une ville dans sa campagne. Pas de cité sans site : Barcelone dans la vaste paume du Tibidabo, New York sur l’étrave de Manhattan qui fend l’immensité océanique, seule capable de répliquer à la démesure des buildings. La ville est d’autant plus ville qu’elle se dresse et émerge des arbres ou des eaux, donc de la nature. Celle – ou plutôt ce monstre qu’on s’obstine à qualifier de ville – qui se perd dans l’aubier des banlieues, ne tire plus sa substance originale de son terroir ; elle n’est que la succursale standardisée, plus ou moins prospère, du supermarché mondial. Autant que de sa ville, le citadin vit de sa campagne ; il manquerait d’air s’il n’y avait un ailleurs familier où il puisse sortir sans y être étranger. À la rigueur, le paysan peut se passer matériellement et moralement de la ville, pas le citadin de la campagne. Le plus ignorant de la nature et de la liberté a besoin d’un espace relativement libre où il puisse aller sans se heurter à quelque barrière et reprendre contact avec la terre. Le campagnard, tout en restant l’allié de la nature, doit quotidiennement s’en dégager, tandis que le citadin demande à la nature humanisée de le libérer de sa glèbe sociale.
Mais la campagne n’est campagne et le paysan, paysan, que s’il existe une agriculture qui ne soit pas le simple prête-nom de l’industrie agrochimique. Une agriculture tout court ; nul besoin de lui ajouter le qualificatif de « biologique », c’est une tautologie puisque, lorsqu’elle mérite son nom, elle est pour l’essentiel une technique du vivant. L’agriculture biologique, surtout Nature et Progrès, a eu le mérite de mettre en question l’agrochimie en France à une époque où régnait un silence général. Elle a préconisé la remise en pratique de procédés respectueux de la nature et des sols comme l’assolement, l’emploi du fumier et des amendements, l’association de l’agriculture et de l’élevage, la polyculture, qui existaient avant que le développement de la monoculture, des cultures et des élevages « sans sol » au nom d’une productivité purement quantitative, n’aient annulé le progrès agricole du XIXe siècle.
Malheureusement, le mythe du « bio » ne produit pas seulement des aliments « naturels », depuis qu’il est devenu à la mode, il alimente aussi en rêves la nostalgie de nature des sociétés industrielles. Toute frustration – et nous avons vu combien est grande celle qu’entretient le système agrochimique – entraîne deux sortes de réactions : la volonté active d’y mettre fin ou l’évasion dans l’imaginaire, bien plus facile et à l’effet immédiat. C’est pourquoi au totalitarisme industriel répliquent une mythologie et une idéologie naturistes qui, elles aussi, nourrissent le public d’ersatz en lui vendant de la nature trop chimiquement pure pour être naturelle. Cette mystique reprend la tradition religieuse et pythagoricienne du végétarisme plus ou moins orthodoxe. Elle se réfère à la sagesse orientale telle qu’on l’imagine dans les milieux les plus évolués (ou décomposés) d’Extrême-Occident, et emprunte à un Tibet mythique des drogues qui dissipent magiquement les angoisses qu’entraîne la dénaturation de la vie dans les sociétés industrielles avancées. Comme dans tout mouvement religieux à l’état naissant, les sectes prolifèrent, qui s’excommunient mutuellement au nom de la Sainte Nature. À la suite des gourous vient l’épicerie qui prospère dans la vente de l’aliment, du remède ou du produit de beauté « naturels ». Et la pub du grand commerce se rue à son tour dans la voie du dentifrice ou du loisir à la chlorophylle (les couloirs du métro en sont le support idéal)…
Or, quand l’agriculture bio s’efforce de commercialiser des produits aussi naturels que possible, comme Nature et Progrès, trop soucieuse d’orthodoxie, elle ne peut fournir qu’une faible part du marché alimentaire ; et elle n’évitera pas d’être plus ou moins victime d’une pollution généralisée. Par ailleurs, ayant un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’agronomie et de l’agrochimie officielles – qu’elle a le tort de qualifier de « classiques » alors qu’elles sont exactement le contraire – et se voulant crédible, elle leur emprunte, outre leur langage, leurs critères de productivité et de rentabilité. Demandant plus de travail pour des rendements ordinairement plus faibles, l’agriculture bio est obligée de vendre ses produits nettement plus cher que les autres. Elle s’enferme ainsi dans un ghetto qui écoule sa marchandise dans la bourgeoisie. Cette production marginale ne concurrence donc en rien celle de l’agrochimie qui est prête à l’intégrer dans son système en lui accordant un label de « produit naturel » décerné par le service dit « des fraudes » parce qu’il sert les fraudeurs industriels du faux poulet ou du faux pain. Et un beau jour, déjà proche, les trusts de la bouffe lourde compléteront la gamme de leur production en réservant un banc à l’agriculture biologique dans leurs supermarchés. Celle-ci jouera ainsi dans l’alimentation le même rôle que le parc national dans le tourisme : la réserve alimentaire justifiera l’abandon de tout le reste à l’industrie. Comme c’est déjà le cas pour certains produits, notamment le vin, elle contribuera à faire éclater le marché entre le secteur de la qualité d’appellation contrôlée pour les riches et de la quantité non contrôlée – sinon pour l’hygiène – pour les pauvres (1). Ce qui signifie la distinction radicale de la société en classes, la fin de la fête populaire quotidienne, réduite à la pilule de survie.
Pourtant, dans cette phase de transition, une part importante de la production alimentaire, sans être parfaitement naturelle, le reste pour l’essentiel ; mais elle diminue chaque jour. Quelques produits de cueillette, de chasse ou de pêche subsistent : si les cagouilles et les grenouilles ont à peu près disparu de France, il y a parfois des champignons, et surtout l’énorme production de la mer, en baisse toutefois pour cause de surexploitation. Enfin, pour quelque temps encore, subsiste une agriculture. Des paysans poly-culteurs continuent à travailler la terre en utilisant du fumier, non du lisier. Dans de vraies basses-cours courent des poules : à la campagne, vous pourrez acheter leurs œufs parfois moins cher que ceux des tunnels industriels, le tiers du prix de ceux de Mésségué ou consorts en ville. Dans les prés, vous trouverez un élevage qui, sans être parfaitement « bio », n’est pas encore de batterie, et dont les bêtes se nourrissent et grandissent dehors ; c’est le cas d’une partie du gros bétail et surtout des ovins en montagne. Le recensement méthodique de ce qui subsiste d’agriculture dans les procédés et les produits en vue de leur conservation est une des tâches les plus urgentes qui soient. Mais il faut se presser, car d’année en année, là encore, la peau de chagrin se rétrécit.
Il ne s’agit donc pas de réduire la lutte contre l’agrochimie à l’agriculture bio : dépolluée de sa mythologie et de ses escrocs au produit naturel, elle serait tout au plus l’avant-garde qui ouvre les voies au gros de la troupe. Si l’on veut que l’ensemble des hommes continue de communier avec leur terre en consommant ses vivres, c’est la politique agricole qu’il faut changer. L’agro-bio ne doit pas nous faire oublier les dizaines de milliers de paysans poly-culteurs condamnés au départ ou au suicide, mais encore capables de nourrir de nombreux consommateurs. Mais l’œil humain est ainsi fait qu’il voit mal ce qui existe : vous mobiliserez difficilement l’opinion pour la défense de la pêche en mer tandis qu’elle s’intéressera à une aquaculture encore à venir, qui n’est rien d’autre que l’élevage polluant du poisson en batterie : et l’on sait ce que vaut la truite d’élevage ! Mais le jour où il n’y aura plus de pêche, on parlera d’aquaculture biologique. C’est pourquoi le vrai problème de la politique agricole est si difficile à poser en public. On le réduit tout de suite à la question des prix, sans poser celle de la qualité des produits ; ou bien l’on invoque la nécessité d’augmenter les rendements pour nourrir le Tiers-monde, et de la gauche à la droite tout le monde est d’accord. Cela s’explique : une politique agricole différente serait autrement gênante pour le désordre établi qu’une agriculture bio marginale. Même modérée, elle mettrait en cause l’actuelle gestion de l’espace, donc la politique générale et les grands intérêts. Comment le faire admettre aux idéologues qui rêvent d’un pur retour à la nature ou aux trusts prêts à leur céder une petite chapelle dans la cathédrale industrielle ?
L’agriculture peut résoudre les contradictions
de la société industrielle
Rétablir une agriculture, cela implique que l’essentiel du secteur agricole et forestier soit rendu à des paysans pratiquant la culture (et non l’exploitation) non épuisante des sols, en fonction des conditions locales, par l’assolement, l’amendement, les composts et le fumier, l’élevage de plein air. Le procédé mécanique ou chimique, sans être exclu par principe, ne peut être qu’un « rajoutis » dont seule l’expérience locale dira jusqu’où l’utiliser pour le rendement, contre les parasites et les maladies, sans nuire à la nature et à la qualité. Cela suppose que la priorité soit accordée au machinisme léger sur le lourd, au procédé naturel sur la chimie, à la polyculture sur la monoculture épuisante. Et que le paysan vivant sur et de sa terre, ni trop petite ni trop grande, remplace le prolétaire ou le capitaliste de l’exploitation agrochimique.
Certes, si l’on s’en tient au seul rendement, il baissera quelque peu dans l’immédiat, pour plus d’énergie humaine dépensée – dans de tout autres conditions. Mais sans une agriculture qui tire ses richesses d’une exploitation mesurée des ressources renouvelables de la terre, en y établissant des sociétés enracinées et équilibrées, on ne sortira pas des contradictions où le système industriel s’enferme. On a condamné l’agriculture au nom de la rentabilité ; pourtant, si l’on intègre dans le calcul les trois coûts évoqués (nourritures, paysages et cultures), il est probable que la moyenne exploitation de polyculture est autrement rentable que la grande exploitation de monochimie. C’est plus vrai encore s’il s’agit d’un pays dit « sous-développé » et si l’on envisage le long terme.
Dès à présent l’agriculture contribue à résoudre le problème de l’énergie, qu’aggrave l’agrochimie. Par la photosynthèse, elle utilise en effet l’énergie solaire selon des procédés déjà très au point, et en quantités énormes : peut-être plusieurs milliards de TEC (2) en y ajoutant la culture biologique et naturelle du bois, autrement dit les forêts. Et cet emploi massif de l’énergie solaire permet de dépasser la contradiction de l’énergie renouvelable non stockable et de l’énergie stockée non renouvelable. Tout en repeuplant l’espace, l’agriculture permet aussi de résoudre le problème de l’emploi, que le progrès des industries automatisées rend sans issue dans les sociétés développées, et plus encore dans les sociétés sous-développées à forte population rurale. Et l’agriculture résout aussi le problème du travail que la division rend ailleurs insupportable. On peut espérer que, dans la mesure où le paysan polyculteur deviendrait le maître de sa terre, de ses choix et de son rythme, et où son labeur serait valorisé, il serait moins obsédé par une « rentabilité du travail » ruineuse pour la nature autant que pour lui.
L’agriculture est aussi la seule activité qui puisse sauver du désert les régions ou les pays qu’on dit pauvres. Le midi de la France, mal adapté aux productions à gros rendements, à la différence des plaines limoneuses du Nord, pourrait l’être à une agriculture de qualité sur ses coteaux ensoleillés : vignobles du cru et vergers non irrigués, céréales dures, poulets, porcs et ovins de grand air fournissant une charcuterie ou des fromages qui seraient authentiquement « de montagne ». Dans les Pyrénées on liquide l’élevage montagnard, peu rentable s’il est modernisé, alors qu’un rapport officiel constate que l’élevage des ovins qui permit de peupler la montagne l’est parfaitement si on ne le ruine pas en le modernisant à tout prix (3).
La pauvreté a ses richesses, intactes parce qu’inexploitées, qui sont parfois inestimables pour ses voisins : ainsi l’eau pure. Pourquoi ceux qui la souillent plus bas ne payeraient-ils pas les montagnards pour ce qu’ils n’exploitent, donc ne polluent, pas ? (4) En particulier quand ils refusent l’industrie du ski, polluante à la source. On peut étendre cette règle aux peuples dits sous-développés parce qu’ils ne pillent pas encore des réserves précieuses, demain, pour toute l’humanité. Pourquoi ne pas les payer eux aussi pour ce qu’ils ne produisent pas ?
L’agrochimie se justifie souvent par la nécessité de sauver le Tiers-monde de la faim. Or, depuis les travaux de Dumont, l’on sait que la révolution prétendument verte, c’est-à-dire mécanique et chimique, est désastreuse pour la structure fragile des sols et des sociétés. L’intérêt de ces pays est de renoncer à un modèle occidental ruineux parce qu’inadapté à la situation locale. Un Nigérien, J.O. Fadaka, en propose un autre à l’Afrique, basé sur l’agriculture, l’artisanat, la famille et la communauté africaines (5). Traduit en termes européens, un tel programme pourrait d’ailleurs s’appliquer à l’Europe. Mais la caste politico-militaire qui exploite les peuples africains au nom de l’État-nation peut-elle l’accepter ?
Dans les pays développés comme dans les autres, une politique agricole est nécessaire pour une dernière raison. Inspirée par la défense de la nature et des sociétés existantes en même temps que par la passion de la liberté, elle est immédiatement applicable, au contraire des révolutions qui promettaient une société idéale, et ont finalement mené à l’établissement d’une dictature, exploitant la nature et liquidant les paysans. Plus que toute autre, la révolution écologique a besoin d’une politique agricole. Seule, celle-ci peut l’aider à dépasser la contradiction fondamentale qui est à la fois sa difficulté et sa richesse : celle de la nature et du désir humain, en l’empêchant d’éclater entre une droite réactionnaire et une gauche progressiste stéréotypées. Car, en agriculture plus qu’ailleurs, il n’est de changement qu’à partir de la reconnaissance du réel – qui n’a rien à voir avec le « fait » économique et politique divinisé. Ce qui a jusqu’ici manqué au mouvement écologique, c’est moins un but à long terme qu’un chemin pour l’atteindre ; il entrevoit vers quoi se diriger, mais voit moins bien comment. S’il sait contre quoi il se bat, trop souvent son programme se réduit à un catalogue de désirs et de rêves, illustré de quelques gadgets verts. Une politique agricole pourrait lui donner ce poids de réalité qui lui manque. Un programme qui n’est pas une affiche de propagande a forcément pour fonction d’assurer la transition : le passage entre le passé et l’avenir ; or la politique agricole est précisément le domaine où il s’opère tout naturellement : la transformation immédiate des pratiques où l’agriculture biologique aurait son mot à dire y est inséparable de la révolution des structures politiques et sociales. Ainsi sortirait-on enfin de ces dilemmes stériles qui opposent le changement de la vie à celui de l’État, la conservation à la révolution, la nature à l’homme.
Esquisse d’une politique agricole
Il reste maintenant à voir plus précisément ce que serait cette politique. Mais une fois encore, pas question de fournir des solutions qui dépendront largement des circonstances et des hommes : il faut prendre celles qui sont présentées ici comme des jalons sur une longue route. Ni agriculture, ni société locale sans un lien stable et profond de l’homme et de la terre qu’il cultive et habite. Pour qu’il s’y intéresse pour d’autres raisons que le profit, qu’il la respecte parce qu’il l’aime, il faut qu’il se l’approprie. Or jusqu’ici, il n’y a guère d’appropriation sans propriété juridique ou morale. Sans elle l’homme n’est qu’un locataire : un pur consommateur qui en use sans souci du lendemain ou des générations futures. C’est pourquoi sa revendication par le paysan qui la travaille est aussi vieille que l’agriculture, et toute liquidation de la paysannerie par l’industrie capitaliste ou étatique passe par l’expropriation. La propagande menée à droite comme à gauche contre la propriété paysanne qualifiée « d’outil de travail » a pour but de faire intérioriser cette expropriation par les agriculteurs transformés, quelques-uns en capitalistes, la plupart en prolétaires. Alors que la propriété de la terre – en général plus collective qu’industrielle puisqu’elle est au moins familiale – en fait bien plus qu’une matière première ou un outil : une assurance de liberté. Et si à l’Est la nature est souvent mieux préservée qu’à l’Ouest, c’est qu’en dépit de la collectivisation, l’État n’a pu assurer une production agricole qu’en maintenant une population plus nombreuse de paysans accrochés à leur lopin de terre. Qu’une agrochimie d’État permette d’en finir avec eux, et la dévastation de la nature et de la campagne sera aussi grande qu’à l’Ouest.
Pas de sécurité, de libertés et de société locale enracinée dans sa terre sans propriété. Mais la vraie propriété, non son contraire, le mensonge bourgeois ou capitaliste à quoi la droite et la gauche s’accordent à la réduire. Ce qu’on entend aujourd’hui par droit de propriété, c’est d’abord le vieux jus utendi et abutendi – le droit d’en priver autrui en allant au besoin jusqu’à la détruire – ce n’est pas la propriété de la campagne ouverte à tous. Et c’est le capital réductible à sa valeur en argent, qu’on peut accumuler indéfiniment grâce à la magie abstraite des finances, qui permettrait à la limite à un seul propriétaire – d’ailleurs anonyme – d’exproprier tous les autres. Alors qu’il suffirait de la ramener à son seul principe : la possession, l’usage effectif par son propriétaire personnel ou collectif. La maison à l’habitant, les moyens de production aux producteurs, la terre aux paysans, autant de moyens de faire de l’autogestion une réalité. Si on réinvente la propriété en la ramenant à la possession, les faux problèmes se dissipent. Rien n’empêchera le citadin d’acquérir la maison qu’il habite et l’espace forcément limité qu’il occupe et entretient ; par contre la propriété qui n’est plus habitée ni entretenue serait frappée de déshérence au bout d’un certain temps.
Il ne serait surtout pas question pour des riches citadins, ou pire, des sociétés anonymes, de cumuler à l’infini des terres cultivables qui devraient appartenir à ceux qui les cultivent. Le métayage et le fermage sont des absurdités qui transforment le paysan en exploité et en exploiteur de la terre.
Le rétablissement et le progrès de l’agriculture impliquent une réorientation générale qui se manifeste à tous les niveaux. À commencer par la connaissance scientifique qui est à l’origine du pouvoir. L’agrochimie continuera tant que l’Inra ne changera pas. La recherche agronomique devrait être décentralisée dans des instituts locaux orientés vers la connaissance de leurs sols, des espèces et des techniques locales. Ils se tourneraient vers l’étude des coûts de toute modernisation, la sélection d’espèces robustes et bien adaptées au pays, qui seraient aussi diversifiées, et non standardisées. Et là comme ailleurs, il faudrait voir par quel moyen la Science, pouvoir et autorité, pourrait redevenir service. Ce serait sans doute plus facile si, se décentralisant en petites unités dispersées, elle se rapprochait des lieux et des hommes. Bien entendu la réforme de l’Inra ne serait qu’un chapitre de celle de l’enseignement et du secteur tertiaire agricoles, qui devraient être eux aussi réorientés vers la nature et les habitants du pays, au lieu d’être la courroie de transmission de l’État et des trusts. Ces fonctions pourraient être attribuées à de petits agriculteurs travaillant à mi-temps ; restant paysans, peut-être n’oublieraient-ils pas qu’ils sont à leur service. De cette révolution-là, on peut dire qu’elle serait verte.
Je passe vite sur la nécessité de transformer la technique et le machinisme de plus en plus puissant, lourd et cher, et je m’en tiendrai à l’économie agricole. Des nourritures, des paysages et des sociétés diverses et dignes de ce nom, tant de richesses se payent. Pour toutes ces raisons le public devrait accepter de consacrer une part plus élevée de son revenu à son alimentation ; cela vaudrait mieux que des subventions qui donnent à tort l’impression aux paysans et aux citadins que l’agriculture est assistée, alors que la campagne est pillée. Mais comment y arriver ? Le label « produit fermier » refusé au produit agrochimique aurait l’inconvénient de souligner le caractère d’exception du premier, alors que ce devrait être le cas du second : il vaudrait donc mieux un antilabel « aliment industriel ». Le label a aussi le défaut d’entraîner une réglementation abstraite et autoritaire, alors que c’est au public de discerner par le goût ce qui distingue une nourriture – par exemple du pain – de son apparence : en ce domaine c’est son palais et non la diététique qui lui apprendra à juger. Cela suppose toute une éducation personnelle ou interpersonnelle, et l’élimination du bourrage de l’estomac par le crâne, c’est-à-dire la publicité. Là aussi il faut célébrer le peu mais bien, qui fait savourer une nourriture de qualité au lieu d’avaler aveuglément des quantités de protéines ersatz.
Dès à présent il serait peut-être possible d’éliminer les intermédiaires qui prélèvent leur dîme et de rapprocher la ville de la campagne, en établissant des circuits de la bonne chère, qui ne seraient pas seulement réservés aux agriculteurs biologiques : au tarif actuel de la douzaine d’œufs « fermiers », le consommateur y gagnerait autant que le producteur. On peut aussi imaginer des coopératives qui seraient vraiment celles des producteurs et des consommateurs, non les jouets de l’État ou des trusts. Mais il faut se rappeler que jusqu’ici elles se sont toujours transformées en entreprises capitalistes ou en administrations comme les autres. Par contre, une fois de plus, c’est une institution existante, au centre de toute vie locale, rurale ou urbaine, qui pourrait assurer un contact direct entre le producteur et le consommateur : le marché, qui mérite d’être réinventé. Ce que font d’ailleurs déjà certains individus ou communautés retournés à la terre.
D’une façon générale, renversant l’évolution actuelle, il faut raccourcir les circuits en aidant l’agriculteur à devenir de temps à autre commerçant, ce qui devient possible s’il écoule une partie de sa production sur place ; à ceci d’ailleurs peuvent l’aider les citadins en vacances. Il suffirait qu’au lieu de chercher sans arrêt les moyens de vendre toujours plus loin et hors de saison une production stockée et spécialisée, l’analyse économique s’attaque méthodiquement aux moyens de simplifier les échanges, ce qui concerne autant le commerçant en rapport avec la campagne que l’agriculteur en rapport avec la ville. Pourquoi la femme (et parfois le mari) ne retrouverait-elle pas au marché ou ailleurs sa fonction traditionnelle de commerçante ? Si la fermière vend elle-même sa volaille, les relations humaines y gagneront autant que la fraîcheur de la marchandise. Et si telle femme de pêcheur vend son poisson, il y a de fortes chances qu’il soit d’une autre qualité que celui, venu d’on ne sait où, écrasé sous la glace, liquidé à la tonne par le grossiste. Mais, là encore, il faut que le consommateur réapprenne à venir au-devant du produit, et à préférer les fruits savoureux du lieu et de la saison à l’apparence surgelée venue des antipodes.
L’association de l’industrie à l’agriculture peut aussi aider les campagnes et les pays à revivre. Mais, bien entendu, il ne s’agit pas de l’industrie actuelle qui, se dispersant, disperse la laideur et la pollution. On revient à la nécessité d’une autre technologie, plus légère, qui utiliserait l’eau sans la souiller, en réanimant par exemple les moulins qui contribuent à l’agrément et à la stabilité des cours d’eau.
Une telle industrie aurait l’avantage de peupler l’espace en utilisant plus de main-d’œuvre ; si celle-ci n’est pas exploitée, exercer ses muscles et son habileté serait-il plus pénible que de presser à longueur de journée sur un bouton ? Imaginons que l’on réintègre dans un travail personnel et diversifié la part de jeu que satisfait à grands frais l’industrie du loisir et des transports : au bout du compte on s’apercevrait peut-être qu’un travail industriel ainsi humanisé est autrement rentable et productif que la tâche totalement organisée ; et l’on aurait mis fin à cette schizophrénie du travail et du loisir qui dissocie l’homme. Mais cette nouvelle industrie relèverait plutôt de l’artisanat, l’industrie lourde nécessaire, objet d’un service social, étant strictement cantonnée dans sa « zone industrielle ». Comment d’ailleurs pourrait-il y avoir une société locale sans artisans établis sur place ?
Au fond l’industrie, comme l’agriculture, devrait revenir à la polyculture, ici poly-technique. Nous retrouvons encore le travail à mi-temps. Pourquoi le paysan, notamment dans certains pays de montagne, ne serait-il pas un artisan ou un ouvrier ? S’il ne cumule pas les deux métiers à plein temps, cela ne l’accablerait pas mais l’aiderait à élargir son horizon en complétant ses ressources. Ce mi-temps qui permettrait de lutter contre le fléau de la spécialisation, est tout indiqué, nous l’avons vu, pour certains métiers du secteur tertiaire, ou les fonctions indispensables à la vie rurale, tels qu’hôteliers, cantonniers – élevés à la dignité d’inspecteurs des chemins… Ces postes d’autorité attireraient sûrement certains intellectuels dégoûtés de la ville. Mais là commence l’utopie d’une société où le titre et l’autorité ne seraient pas strictement fonction du traitement et de la hiérarchie sociale.
Une entreprise qui a pour raison d’être la nature ou la liberté, le resurgissement des localités, se détruit d’elle-même si elle emploie des voies autoritaires et centralisées. Ce qui remet en question l’aménagement de l’espace rural : à la campagne, l’aménageur ne peut être que l’aménagé, le remembreur le remembré, même si cela ne va pas aussi vite qu’avec les bulls du Génie rural. L’aménagement s’oppose à la campagne autant qu’à la nature, il fabriquera tout au plus des « espaces verts » ou plutôt verdis. L’antithèse du paysage, c’est le paysage-isme fabriqué par le paysage-iste spécialisé, mais s’il doit rester la création spontanée du paysan, encore faut-il que ce dernier ne soit pas transformé en économiste. Qu’on y ajoute un habitat enlevé aux entrepreneurs et rendu au peuple, des forêts constituées d’arbres du pays et non de tulipiers de Virginie, et l’on peut penser que dans l’espace arraché aux banques et aux urbanistes, les paysages repousseraient d’eux-mêmes, aussi drus et divers que les arbres. Mais bien entendu il ne serait plus question de les raser tous les trente ans pour en tirer un argent facile.
Pour aider à une « décrue » de l’aménagement, puis à sa disparition il faudrait, dans la période de transition, donner à tout ce qui n’est pas occupé par la ville un statut de campagne, où serait maintenu l’équilibre de la nature et de l’homme. Excepté quelques réserves naturelles à la charge des pays, plus de parcs nationaux, alibis sous cloche, ni de Luna Park régional, plus de villages-musées comme celui de Marquèze dans les Landes : l’argent et le personnel eussent été plus utilement employés à l’entretien de la forêt et des maisons landaises encore habitées. Ainsi c’est la quasi-totalité de l’espace, et non quelques squares, qui serait rendue à la ville.
Il ne peut y avoir de société locale sans relation entre la campagne et la ville, mais une relation qui ne soit pas d’exploitation industrielle, notamment touristique. Par ailleurs, cette régénération de la nature et des pays ne peut s’amorcer que si l’exode urbain prend le relais de l’exode rural. À ses débuts, la révolution écologique et régionaliste part de la ville. Le tourisme lui-même, qui sous des formes dégénérées témoigne du besoin de nature et de diversité sociale, pourrait contribuer au renouveau des sociétés locales s’il était arraché aux griffes de Trigano et consorts pour être rendu aux habitants. Le système actuel indique ce qu’il ne faut pas faire : il suffit presque toujours d’en prendre le contre-pied. On ne sauvera pas la nature et les ethnies si on ne met pas un terme à ce cyclone qui tourbillonne de plus en plus vite autour de la terre.
Au tourisme rapide et lourd des tour operators, il faut substituer un soft tourism, léger et lent, de promeneurs ou de sédentaires, qui permet d’ailleurs d’en voir autrement plus parce qu’assurant un véritable contact avec la nature et les habitants du lieu. Donc plus de propagande publicitaire pour déchaîner l’avalanche. Réduite à la simple information, à un minimum d’organisation, elle doit rester l’affaire des intéressés : le voyageur et ses hôtes. Le gagnant serait d’abord le premier, car tout le sel du voyage est dans l’initiative et la découverte : celui qui les craint n’a qu’à rester chez lui pour cultiver son jardin. Plus de ces usines hôtelières, d’ailleurs chères et subventionnées, qui répandent partout comme des métastases les mêmes formes et les mêmes rites. Au contraire, des petits hôtels, des auberges où il n’y aurait pas de « menu régional » mais la cuisine du pays, le séjour à la ferme ou dans des gîtes ruraux encouragés par le gouvernement local, à la condition qu’ils se conforment au style de l’habitat et de la vie du pays, et pas seulement aux règles de l’hygiène. L’emploi y gagnerait autant que le paysage, et alors, au lieu d’engendrer la banlieue et le banlieusard, ce qui fut l’invasion touristique serait, en même temps qu’une aide, la rencontre des différences.
L’aménagement de la Côte aquitaine nous enseigne qu’on ne peut que détruire un pays en misant tout sur le tourisme lourd. Car ce tourisme, pure dépense, ne crée pas de richesses, naturelles ou humaines, il consomme et s’en va. Il ne peut être qu’un substitut, tout au plus un complément, aux véritables activités sans lesquelles il engendre le désert. Dans les Landes, la première chose à faire est de développer ou de rétablir les emplois permanents existants : la forêt, l’ostréiculture et la pêche, une agriculture et un élevage de qualité adaptés aux conditions d’un sol très particulier. Et au lieu de provoquer l’invasion qu’on ne pourra maîtriser en faisant de la propagande à Londres ou à Hambourg, se contenter d’encourager le tourisme local. Au lieu de planifier le béton, bâtir en utilisant le bois du pays et s’en tenir à la petite hôtellerie. Plus de voies express, mais des sentiers et des pistes cyclables en forêt ; plus de canaux et de ports pour bateaux à moteur, mais des barques et des voiliers construits par des artisans locaux. La nature, surtout dans la forêt de l’État, se protégera ainsi d’elle-même, et pour les Landais et leurs hôtes, il continuera d’y faire bon vivre. Ce qui sera la meilleure publicité, faite de bouche-à-oreille, et dispensera les Aquitains, fuyant la banlieue de la Miaca, d’aller voir sur la côte de Guinée si c’est pareil…
Plus que l’exode temporaire, c’est l’établissement permanent des citadins poussés vers la campagne par le goût ou la nécessité qu’il faudrait encourager. Au lieu de subventionner la construction d’usines ou de villas, et peut-être un jour d’imposer un départ autoritaire et massif à la cambodgienne, on pourrait soutenir le mouvement spontané qui porte certains jeunes citadins vers des campagnes pauvres et belles comme les Cévennes ou l’Ariège, où ils forment déjà une proportion non négligeable de la – faible – population rurale restante. Une formation professionnelle, une prime de mise en route les aideraient à passer du rêve à la réalité, alors qu’aujourd’hui on multiplie les obstacles (6). On peut aider aussi les citadins à devenir des résidents primaires, notamment à leur retraite, à condition de ne pas se contenter de repeupler la campagne de moribonds.
D’ailleurs, dans la mesure où les hommes, réenracinés, se sentiraient ici mieux dans leur peau, le goût du transport dévastateur se calmerait. D’où la nécessité d’humaniser les villes – je n’entre pas dans le détail, les Amis de la Terre ayant établi de nombreux projets. L’un des moyens de re-naturer la ville et de faire du citadin un paysan de Paris serait peut-être une politique du jardin familial, qui lui permettrait de rétablir un lien avec la terre et de mieux se nourrir (7). Et un beau jour (rêvons un peu !), la diminution du temps de travail ou le mi-temps le transformerait en maraîcher alimentant son marché de quartier ou pratiquant le « troc des saveurs » avec ses amis. Cela commence d’ailleurs ; comme pour d’autres choses importantes la pratique précède parfois la théorie. Cela ne tient qu’à vous… comme nous allons le voir.
Notes
1. En 1991, il est question d’étendre le système du label à l’ensemble de la production agricole.
2. TEC : tonne-équivalent-charbon. Unité de mesure thermique correspondant aux thermies produites par une tonne de charbon (1 000 thermies).
3. Rapport de la commission de la Datar à l’aménagement des Pyrénées, 1977-1991. La désertification s’étant poursuivie, le repeuplement par l’élevage montagnard devient de plus en plus difficile.
4. Actes du colloque de Huesca. Mario Gaveria : Présente y futuro del espacio pirenaico. Saragoza, Alerudo, 1976.
5. Foi et Vie, avril 1977, consacré aux problèmes écologiques.
6. Voir le rapport de la Datar sur l’aménagement des Pyrénées, déjà cité.
7. C’est le but de la campagne pour les schrebergärten, en Bavière. Dans beaucoup de villes, derrière la façade d’immeubles des îlots se dissimule une étendue de jardins. Pourquoi ne pas généraliser ce modèle ?