Chronique de l’an deux mille (2)

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Bernard Charbonneau

Chronique de l’an deux mille (2)

(Article paru en décembre 1972
dans Foi et Vie)

De la nécessité et du hasard, et de celui qui est pris entre les deux

Bien que notre époque ne sache guère où elle va, elle continue de s’interroger sur le sens de l’univers et de l’homme. Et faute d’autres références communes elle s’adresse à la science pour lui fournir des indications. Mais frappe-t-elle à la bonne porte ? C’est douteux, la science nous dit ce qui est, et c’est tout, pas quel est le sens de l’univers et de nous-mêmes : sinon elle n’est que scientisme. Mais alors à qui s’adresser aujourd’hui, puisque ce besoin d’un sens a été inscrit – par suite de quel hasard ou de quelle nécessité ? – dans nos gênes. À Dieu ? Il est mort, ou plus ou moins muet pour ce qui est de ce monde. À Karl Marx ? C’est moins de saison depuis quelques années. C’est pourquoi nous espérons que la science nous fournira au moins quelques cartes dont nous pourrons déduire l’ensemble du jeu. Ainsi depuis ses débuts, à chaque phase de l’ère moderne, nous interrogeons le sphinx, qui n’a pas de cœur, tout juste une tête.

Et à chaque époque, sous forme de livres, il nous fournit un oracle provisoire, exprimé dans le patois local. Après 1945 il fut donné aux Français, qui sortaient tout juste du sein de la guerre et de leur mère l’Église, par un paléontologue en soutane : le révérend père Teilhard. C’est l’époque où l’on croyait au progrès sans restrictions, et l’Évolution – ou Staline – vous menait par la main jusque dans la noosphère. Puis les temps et les générations ont changé. Il est apparu que le progrès, l’histoire et l’évolution, c’était plus compliqué que cela, quelques accrocs s’étant produits dans le système. Et d’autres autorités, plus compétentes, des biologistes cette fois, sont venues nous informer. M. Monod nous a parlé du Hasard et de la Nécessité, et M. Jacob de La Logique du vivant.

Pas question de suivre la démonstration dans le détail pour un profane, qui n’a pas fait d’études de biologie ; mais nous pouvons faire confiance, les auteurs ayant reçu le prix Nobel – malheureusement pas de théologie, ce prix n’étant plus distribué depuis qu’il fut donné par Rome à saint Thomas. Cependant, l’ensemble n’en reste pas moins assez clair. L’univers, comme on pouvait s’y attendre en se référant à la science et non à quelque bâtard de science et de religion, perd la belle logique qu’il avait à l’époque du Père Teilhard. Il devient à la fois plus rigoureux et contingent, et Jésus-Christ a encore moins à voir à l’affaire.

La biologie a fini par nous apprendre que l’évolution n’est ni continue, ni forcement nécessaire, la nécessité se combinant avec le hasard. Le cosmos : la matière, la vie, lance en avant une armée innombrable où se produisent sur le nombre de brusques mutations. Pour une masse énorme d’éléments qui répètent le modèle, un mutant. Pour une masse énorme de mutants « négatifs » qui accroissent le désordre, un mutant « positif ». Et probablement dans une multitude de mutants « positifs » un mutant qui n’est pas éliminé par la nature ou la société parce que non conforme au modèle. Celui-ci transmettra ses qualités à ses descendants qui, mieux armés, élimineront les modèles inférieurs. Ainsi les chances infimes d’un dépassement positif se jouant à la roulette, c’est le conservatisme génétique combiné avec la sélection naturelle qui assurerait la continuité de l’évolution. Le progrès, loin d’être le produit d’un mécanisme unique, serait fonction de la plus ou moins grande richesse en éléments, matériaux, espèces, sociétés ou individus, de l’univers.

Comparé aux vues de la biologie, le monisme évolutionniste, tel qu’il a été conçu jusqu’à Teilhard, n’est qu’un conte de bonne femme destiné à bercer des esprits faibles. II faut que les espèces et les individus se multiplient, donc qu’ils disparaissent, pour multiplier les chances d’échapper, au moins provisoirement, à l’entropie universelle. Peut-être est-il possible de tirer de ce chaos où le progrès est le fait du déchaînement de la guerre et de la mort une conclusion, entrevue par Huxley, qui le rend moins absurde qu’il ne le paraît.

À la continuité s’oppose désormais la mutation, à la fois angoissante et libératrice dans le déterminisme universel qu’elle rompt. En effet si nous pouvons enregistrer celles qui se sont opérées avant nous de la matière à la vie, et de la vie à l’homme, de quel droit, au nom de la science définirons-nous celles qui s’opèrent aujourd’hui, et à plus forte raison demain ? Le propre de la mutation est d’être inconcevable et imprévisible pour qui appartient au règne auquel elle échappe. Pourquoi comme l’apparition de l’homme, l’émergence de la conscience, la volonté d’introduire la liberté dans la nécessité, l’esprit dans les choses, ne bouleverserait pas le jeu ? Pourquoi cette mutation ne s’opérerait-elle pas dans l’individu humain ? Au nom de quoi la science – qui est toujours forcément celle d’hier – nous interdirait de le penser ? La personne, Dieu, la liberté, la conscience, en dépit de toutes leurs mystifications, ne seraient-ils pas les noms de cette mutation ?

Depuis l’origine une force obscure lance en avant une multitude innombrable afin de multiplier les chances d’un dépassement positif : c’est ainsi que la matière s’est faite vie, puis esprit. Dans le cas de l’humanité c’est maintenant l’armée innombrable des individus diversifiés par la combinatoire génétique qui joue ce rôle ; pour que l’espèce humaine puisse croître, ils doivent se multiplier, c’est pourquoi ils doivent mourir. Et la mort, l’angoisse d’être unique et différent est le prix dont se paye l’individualité. Le progrès est le fait de quelques mutants, la mémoire collective ne fait que transmettre et organiser l’acquis, sa fonction est conservatrice. Si la société peut croître quantitativement, jusqu’à en périr, elle ne peut changer qualitativement. C’est pourquoi elle se défend fort justement des individus dans lesquels (et c’est vrai dans la quasi-totalité des cas) elle ne voit que négation et désordre. Elle ne se trompe que dans un seul ; mais si d’une façon ou d’une autre elle réussissait à l’éliminer, cette erreur pourrait être mortelle pour l’espèce entière.

L’infinie diversité des mutations – du désordre – individuels est la chance de l’univers à travers celle de l’humanité : l’individu, ou si l’on veut la personne, et non l’idée qu’une société s’en fait. Car le moins ne peut concevoir le plus, l’ancien le nouveau. La société est tournée vers le passé, même si elle croit au progrès qui pourrait bien être une idée d’hier. Immobile comme un caillou à la façon des sociétés primitives, ou téléguidée sur d’invisibles rails à la façon de la nôtre, elle a son avenir derrière elle et ne peut se concevoir autre : ce qu’elle appelle changer c’est extrapoler le passé ou l’actualité. Tandis que si dans une société donnée la masse des individus se conforme au modèle, au moins un instant, il peut arriver que quelqu’un change et peut-être ce changement se transmettra. Si la société mue tant soit peu – ou se décompose – c’est à un de ces mutants qu’elle le devra. Plus il y a d’individus différents (de vrais, pas d’apparences individuelles) dans une société, plus elle a des chances de se transformer. Et plus les sociétés sont nombreuses et en contact, plus la diversité des individus risque d’être grande. À la condition que le contact ne signifie pas la fin des différences.

Mais nul ne sait quel est ce mutant individuel, surtout pas la société qui n’a qu’une idée : liquider l’étranger, mettre fin au désordre. L’individu n’est pas sur le podium qu’a dressé la puissance collective, il est perdu dans la masse immense que l’humanité à son tour lance en avant : c’est pourquoi la liberté est indissociable de l’égalité. Nulle autorité impersonnelle ne peut définir la valeur, la hiérarchie des individus. Et le pire qui pourrait arriver, la biologie transformée en biologisme aidant, serait que la société se réserve de définir la mutation positive, et de qualifier et de fabriquer les individus : qu’elle pratique « l’eugénisme », en éliminant tout ce qui ne serait pas conforme à son modèle du beau et du bon. Cette promotion sociale d’une « élite » ne serait qu’une liquidation de la différence et de l’individuel. Tout ce que peut faire une société c’est de donner à chacun sa chance, elle la donne ainsi à la terre entière.

Et si le progrès de l’univers est fonction de la multitude et de la diversité des individus, l’organisation, au nom de l’État ou de la Science, de la société totale, l’élimination de l’originalité naturelle, sociale ou individuelle signifie un échec et une régression d’une ampleur cosmique. Au nom d’une idée de l’évolution ou du progrès, l’évolution se bloquerait une fois pour toutes.

Voici ce que suggère la biologie. Mais sans doute ne le suggère-t-elle qu’à un esprit ayant pris certaines décisions spirituelles irréductibles.

Du bon usage de l’énergie atomique

L’an deux mille a commencé à Hiroshima. Et à cette époque l’on nous annonçait monts et merveilles de l’énergie atomique, qui devait produire dès 1970 une part importante de la production d’énergie mondiale. Or celle-ci reste pour l’instant infime, et finalement ce sont les hydrocarbures dont certains experts prévoyaient l’épuisement qui ont pris le relais du charbon. Car si l’énergie atomique est particulièrement énergique, sa maîtrise à des fins domestiques pose des problèmes qui sont loin d’être résolus, notamment celui des déchets, que l’on se contente d’enfouir à la sauvette dans la poubelle cosmique : l’Océan. Jusqu’ici il a tout avalé. Mais attention à l’indigestion.

Pour juger de ces problèmes, il faut se tourner une fois de plus vers notre futur : l’Amérique. Un article du Monde (1) nous révèle à quel point l’opinion publique américaine se pose la question de l’emploi pacifique de cette panacée énergétique : des risques de pollution radioactive et thermique. Nous y apprenons que les sociétés productrices d’électricité, qui n’ont pas le monopole de notre EDF parce que divisées en compagnies rivales, doivent compter, non pas avec l’administration, mais avec une opinion vigilante. L’enquête « de commodo et incommodo » pour l’établissement d’une centrale n’y est pas une formalité clandestine que précèdent les mesures d’expropriation et le « permis de construire, l’autorisation de la construction d’une centrale nucléaire est donnée au terme d’un long processus juridique et administratif pour la plus grande partie public, sur lequel chaque citoyen peut peser en intervenant dans les réunions contradictoires. Il ne s’agit pas d’autorisation au sens européen du terme, c’est-à-dire par un organisme officiel habilité ». Et la nouvelle loi fédérale sur la protection de l’environnement : la NEPA (National Environnement Policy Act) n’est pas lettre morte, parce que le peuple américain est prêt dans certains cas à sacrifier s’il le faut la production.

L’article du Monde ne traite que de la pollution thermique et se garde bien de poser le problème des résidus radioactifs. Mais le peu qu’il en dit donne à songer, et comme la chose risque de passer inaperçue, mon lecteur m’excusera de citer le texte et de me livrer à un raisonnement mathématique élémentaire. Nous y apprenons en effet que si « les règles internationales exigent que la population ne reçoive pas plus de 0,5 rem par an, les nouvelles règles de l’AEC (Atomic Energy Commission) visent un objectif qui est de 0,005 rem par an, soit cent fois moins que la dose limite que les biologistes considèrent comme acceptable. Cette nouvelle dose correspond à 20 % seulement de la radioactivité naturelle moyenne ». Je commence par me féliciter d’apprendre que si cet objectif est atteint, les centrales atomiques américaines (je ne dis pas les françaises, car on ne nous en dit rien) seront moins radioactives que les centrales thermiques fonctionnant au charbon ou au fuel. Cela me rassure tout d’abord de savoir que la radioactivité naturelle de mon environnement ne pourra être augmentée que de vingt pour cent, puis à y réfléchir je m’inquiète : vingt pour cent d’ajouté à ce qui fut jusqu’ici l’équilibre naturel, ce n’est pas rien ; il faut être bien sûr de sa science pour intervenir à ce niveau. On me parle de rem, mais qu’en sais-je ? J’en suis réduit à faire confiance comme autrefois aux autorités, mais sont-elles seulement d’accord sur la dose limite de radioactivité tolérable ? Les chiffres cités par Le Monde me feraient penser le contraire. En effet si 0,005 rem représente déjà 20 % de la radioactivité naturelle moyenne, 0,5 rem représente vingt fois celle-ci.

Et alors je m’inquiète, comment se fait-il que les savants, hommes précis passent de l’unité au centième ? Ignoreraient-ils par hasard quelle est au juste la dose de radioactivité tolérable ? Et en France quel est le critère, 0,5 ou 0,005 ? Cela a sa petite importance pour les voisins de Bugey ou de Golfech. Je ne doute pas que chaque Français n’ait reçu cette information en même temps que sa carte d’électeur.

Ainsi donc voici l’opinion américaine prête s’il le faut à se priver d’électricité. Pauvre Amérique ! Elle est bien en retard, pensera le paysan français. En quoi probablement il se trompe, la sottise étant toujours punie. Car on n’y échappera pas, si l’on veut augmenter la production, surtout dans la petite Europe, il faudra perfectionner fébrilement les techniques d’épuration, notamment des résidus radioactifs. La réaction de l’opinion américaine force chercheurs et industriels à les mettre au point tandis que l’Europe de l’Ouest et de l’Est s’obstine à développer l’industrie polluante : jusqu’au jour où ce seront les usines autant que les travailleurs-vacanciers qui étoufferont. Résultat, la Général Electric sera prête à nous vendre des procédés ou des stations d’épuration. C’est l’avenir – le progrès. Ainsi la société industrielle pourra-t-elle reculer encore quelque temps, pour mieux sauter.

Dans la banlieue de l’an deux mil

L’an deux mille est en train. Il ne se présentera pas, casqué et armé le 31 décembre 1999 à minuit pile, il s’installe déjà en l’an 1972. Ce qui ne va pas sans casse, car il a la main, ou plutôt la pelleteuse, lourde. Pour faire place nette il déblaye, et lâche son cube de ciment bien net au milieu des décombres de bâtisses ou d’idéologies. C’est verni, rectangulaire, mais tout autour c’est plein de déchets qui boursouflent : excédents, emballages ou névrosés perdus. Car notre monde, prodigieusement efficace quand il s’agit de produire, l’est beaucoup moins quand il s’agit d’éliminer les déchets, à plus forte raison d’assimiler les hommes. Il va trop vite ; une bagnole qui fonce à cent cinquante à l’heure n’a pas le temps de s’intéresser au cabot qu’elle fait éclater sur l’asphalte, où il reste incrusté. Comme nul ne préside à l’accouchement, notre meilleur des mondes émerge des glaires et de la merde : de là son côté clochardesque et bordélique que son côté hygiénique et rationnel rend tel : rien ne vaut un chouette building tout neuf dans un vieux quartier pour en souligner la crasse, et le bidonville ne prendra son plein sens qu’à l’ombre d’une tour de vingt étages. Nos générations n’ont pas pour cité le présent, elles sont au point d’impact du passé et de l’avenir, ce qui n’est pas toujours drôle. Elles n’habitent pas la campagne ou la ville, qui ont chacune les vices de leurs vertus, mais ce champ de bataille – arrière-garde des champs ou avant-garde de la cité ? – qu’on appelle la banlieue. Banlieue qui n’en finit pas dans l’espace-temps, au moins à l’échelle d’une vie d’homme ; car elle envahit bocages et forêts, et la Jérusalem promise est sans cesse à venir, machines et modes démolissant aussitôt ce qu’elles ont édifié. Nous vivons en banlieue, dans la poussière et la vase d’un chantier grondant, dont nous ne savons de quoi il accouchera au juste. Pour la première fois sans doute, le passé et l’avenir ne se marient plus dans le présent, ils se percutent. D’où le côté barbare de ce monde à venir, et le côté décadent de ce passé qui retombe en friche, qui prend l’aspect poussiéreux et rouillé des outils qui passent de l’établi à l’étal de l’antiquaire. L’an deux mille, rationnel, scientifique et organisé s’entoure d’une nuée mérovingienne, brutale mystique et chaotique. L’organisation engendre le chaos. Or en général nous voyons l’un ou l’autre. Au contraire j’essayerai de montrer ici comment ils s’associent, en donnant quelques exemples que l’on ne trouve guère dans les publications officielles, car ils tiennent à l’existence quotidienne et privée plus qu’à l’actualité politique.

Les temps mérovingiens de l’an deux mil 

De la banlieue mérovingienne de l’an deux mil… Passons vite sur le retour à la friche des religions. Les dieux sont morts et les temples s’écroulent, mais les démons ont la vie dure… Autres aspects : le joli pavillon avec vue sur le dépotoir, la piscine bleue à côté de la rivière-égout, le club Méditerranée dans le mazout. Signalons, sans doute conséquence du développement des autostrades, le retour à la nature du réseau routier secondaire. Les bas-côtés que l’on rase tant bien que mal au rasoir à moteur, quand on les rase… Il est vrai que les ronces dissimulent les détritus qui remplacent de plus en plus les pâquerettes. La signalisation qui devient dans ce cas médiocre, ou absente ; car si on ne les entretient plus, on multiplie les routes, et comme leur édification prend de vitesse les cartes, on s’égare dans l’asphalte comme autrefois dans les forêts. Enfin, signe des temps et du transfert des crédits aux autoroutes, au moment où il disparaît en Espagne, on voit reparaître le nid-de-poule en France. Le gouvernement central soucieux de décentraliser vient d’annoncer qu’il allait mettre toutes les routes en dehors de quelques voies de très grande circulation à la disposition des pouvoirs locaux qui seraient chargés de leur entretien : on devine ce qu’en France il sera. Ainsi s’ébauche une société faite d’un filet industriel et urbain, dans lequel la circulation sera parfaitement assurée par télécommande, mais dans les mailles duquel subsisteront des sortes de blancs, où s’aventureront seuls de courageux pionniers, à la recherche d’un gisement d’espace vert. À moins que l’aide aux citoyens égarés et la télécommande ne soient assurées grâce à quelque divinité électronique mise sur orbite, dont l’œil perçant saisirait la totalité de l’espace. On « régionalise ». À la France des chemins vicinaux succède celle des autostrades : produits, idées circulent par quelques grandes voies solidement nouées à quelques grands centres, sinon un seul. Et tout le reste n’est plus qu’un désert humain d’où la ville tire ses matières premières. Comme on le voit, la centralisation recule.

Soulignons aussi le retour à la nature des P et T. Dans cet extrême sud-ouest de la France, au temps où les rapides mettaient douze heures entre Bordeaux et Paris, pas de lettre qui n’arrivât dans la journée. Et un facteur allait la porter, en vélo ou à pied, jusqu’à la ferme la plus écartée des coteaux. Or, au temps des avions, des fusées et des autos, surtout entre les villes de province éloignées, il arrive que le courrier mette plusieurs jours ; et même, chose impensable autrefois, qu’il s’égare. Sans doute les P et T, comme l’Enseignement, ont-ils du mal à suivre la montée du Progrès, les idées, les crédits ont manqué ; il faut choisir entre livrer les fusées ou le courrier à domicile. Celui-ci met parfois deux jours entre Pau et Toulouse mais dans les campagnes sa distribution va faire un pas de géant, au lieu d’attendre bêtement le facteur à heure fixe à domicile, les villageois pourront aller chercher les lettres quand ils voudront dans une boîte collective située à un kilomètre de leur maison. Quant à la répartition du courrier, elle sera assurée par ordinateur, comme celle des bombes. La machine est au service de l’homme, mais ses services ne sont pas gratuits comme on l’imagine, et il faudra les payer en remplaçant le nom par un numéro matricule et en rédigeant l’adresse en langage codé. Une fois de plus l’organisation va engendrer le désordre en attendant que le matériel humain s’adapte, mais la signification de cette réforme est plus grave. Chaque fois que le matricule remplace le nom – à tout coup pour le bonheur et le salut de l’homme – la personne s’estompe. Quelle est donc cette institution d’avant-garde qui utilise déjà l’adresse codée ? – L’Armée en temps de guerre. Nous allons donc ajouter à notre collection un chiffre impossible à retenir de plus, et le cancer de l’abstraction va envahir un nouveau domaine. Nous perdrons un peu plus l’usage de la parole au profit d’un nouveau code, elle deviendra un peu plus diaphane, impalpable, chassée de la vie de tous les jours, refoulée dans la littérature, réservée aux fantômes bafouilleurs de la TV. Un beau jour, après l’adresse, c’est la lettre qui devra être codée ; et il n’y aura pas de problème, si les individus sont bien intégrés dans la structure sociale, tous leurs discours seront écrits d’avance et parfaitement décodables par la machine. Donc nous allons faire un pas de plus, qui n’est pas négligeable, vers le Système. Qui l’exige ? Certainement pas les usagers, même pas les techniciens des P et T, l’ordinateur. La machine est neutre comme on le sait, et l’homme est son seigneur. Du moins quand il réclame l’usage de la parole : quand il refuse de s’adapter ou de se laisser « recycler » indéfiniment. Cela se pourrait d’ailleurs ; dans ce cas le bordel engendré par l’organisation postale a un bel avenir devant lui.

Le pain quotidien

L’an deux mille vient ordinairement comme un voleur. Rarement il s’annonce à grand fracas de trompettes apocalyptiques : de Marseillaise pour déclaration de guerre, ou de bombe atomique. Le plus souvent la véritable histoire vient à pas de loup dans le quotidien. Elle peut d’ailleurs cogner à grands coups à la porte comme elle le fit en 1945, l’homme, ou plutôt la société, est sourd, il n’entend que sa musique intérieure.

Aujourd’hui ce sont nos nourritures qui changent : notre pain, notre eau ou nos viandes. Ce que nous supportons en silence, alors que nous sommes prêts à descendre dans la rue si l’on change la Constitution. Nous sommes frappés de schizophrénie : la Constitution, le Biafra, c’est la vie publique, le pain, le vin la vie privée. Le chroniqueur du Monde peut déplorer qu’ils disparaissent même des restaurants de luxe, ce sera dans la chronique gastronomique, alors que dans la page agricole, ce même journal n’en chantera pas moins le los du plan Mansholt, à qui l’on doit le pain et le poulet plastiques. Il ne faut confondre les torchons et les serviettes : les nourritures qu’on mange et les aliments qu’on produit.

Ainsi peut-on continuer à nous vendre sous le nom de pêche des balles vertes gonflées de chimie et d’eau par l’irrigation, et sous le nom de porc, une farine d’oléagineux et de poissons exotiques transformée par des bêtes névrosées, concentrées en masse dans des tunnels sur leurs déjections. L’on y interdit aux étrangers d’y entrer parce que la panique leur ferait perdre du poids, et l’on ne peut éviter l’épidémie qui dévaste cet entassement qu’en le saupoudrant d’antibiotiques. Comment veut-on que cette alchimie produise de la viande ? Et l’on fera mieux dans le sens de la transformation de l’agriculture en industrie chimique. La propagande qui nous tient lieu de presse agricole nous annonce que BP vient de mettre au point des protéines de pétrole. Que l’on se rassure, on en nourrira le bétail, pas encore les humains. Mais quand ils auront pris l’habitude de l’hydrocarbure en forme de porc, faute de pouvoir trouver d’autres viandes dans l’Empire de la pétrochimie, on en garnira les mangeoires des cantines. L’homme ne vit pas seulement de pain… Le pain n’est qu’un vieux préjugé, il suffit d’en faire perdre le goût. Comment faire concevoir le guin noir à qui n’a jamais connu que le bigarreau dur et fadasse ?

Rien n’y échappera, la rentabilité avant tout. À sa façon elle est puritaine et méprise les sens. La presse nous a annoncé il y a quelques mois qu’on avait découvert un nouveau procédé pour faire le vin : on fait éclater la vendange dans de l’oxyde carbonique au lieu de la presser. L’opération est très rentable, car la vinification est bien plus rapide : on peut consommer le vin tout de suite au lieu d’attendre des mois qu’il se fasse. Et le goût ? – Il serait plus fruité paraît-il, c’est-à-dire proche du jus de fruits. Peut-être sera-t-il meilleur, en tout cas il ne sera plus le même, ce sera autre chose que du vin : une fois de plus le signifié se dérobera au signifiant. Et je crains qu’il en soit pour ce vin rentable ce qu’il en est déjà pour le pain ou le poulet : tout vin fabriqué au pressoir sera vendu deux fois plus cher. Je doute que Clos Vougeot adopte la nouvelle méthode. Désormais Rothschild aura le vin et le peuple son spectacle. C’est ainsi qu’on fait le bonheur de celui-ci.

Pour aujourd’hui je m’en tiens à cet exemple. Mais mon lecteur chrétien va me traiter de païen, il me reprochera de m’attacher à des objets bien matériels. Je lui répondrai que si le Français supporte qu’on le prive de pain pour lui en donner l’apparence insipide, et que sous le nom de vin on lui fournisse un jus de fruits alcoolisé, demain il supportera qu’on le prive de corps au nom du progrès rentable. Je sais bien que l’esprit n’est pas de ce monde, pourtant si le pain n’est plus du pain, ni le vin du vin, la parole se sera un peu plus dégradée. Et pour ne pas se mentir il faudra communier sous les espèces du DDT et du mazout. Ce qui est normal d’ailleurs dans le monde de la pétrochimie : pourquoi la chimie se refusant à être chimie s’obstine-t-elle à emprunter ses vocables aux sociétés agropastorales ? Si la politique – le Viet Nam ou le Bengale – met en cause la théologie, à plus forte raison le pain ou la viande. Car il est dit quelque part que l’Esprit s’est fait chair. Mais non pas protéines.

Des paysages, et de leur aménagement

Qu’est-ce que la France pour l’œil ? – Un drapeau tricolore qu’il suffira de mettre en berne pour qu’elle ne soit plus. La France ce n’est pas la France, mais l’Alsace, le Pays basque ou le Béarn : des paysages dans lesquels on peut rentrer, c’est-à-dire où l’on peut bâtir sa maison, rompre le pain, se baigner. J’oubliais le plus petit de nos cantons : Paris. Mais ces pays, parce que charnels sont mortels. Ils éclatent, pourrissent ou se trouent ; tout cela pour édifier partout la même chose : la banlieue, le dépotoir ou l’aciérie. Cette gueule d’asphalte ou de béton qu’on retrouve d’Idlewild à Orly, mais qu’il suffit de peindre en tricolore pour qu’elle devienne la France.

En attendant, que le promeneur solitaire presse le pas s’il veut jouir du paysage : il s’efface comme un rêve. Pour ce qui est des quais de la Seine et des calanques de Provence c’est fait. Et partout ailleurs, ce ferme trait, plus buriné que celui de Dürer ou de Brueghel, qui cloisonnait l’émeraude des prés dans le bronze des landes, est en train de se brouiller. Toute promenade dans la campagne est faite en compagnie d’un ami que l’on sait condamné. La saveur de l’instant devient sans pareille, parce que se manifestent çà et là les signes de sa fin : ici c’est une lande que le bull a retournée, déracinant les chênes, là un mur qu’on vient d’abattre. Le citadin qui croit fuir la ville dans la campagne, retrouve partout les signes de ce front où la ville se détruit en détruisant la campagne : la banlieue.

Le chemin de halage

Sur la route de Bayonne le tapis roulant des bagnoles ronfle à plein régime. Mais quand on passe le pont de P… pour se diriger vers le Bec des Gaves, on suit des routes de plus en plus tranquilles pour aboutir à l’ancien chemin de halage qui suit l’Adour. Il se confond avec la berge dont il épouse les moindres contours, et quand la marée est haute, il semble que la voiture glisse sur l’eau. Il le fallait bien pour qu’autrefois les chevaux puissent haler les gabarres. Récemment on l’a asphalté, mais il est toujours aussi étroit et dépourvu de parapet, et comme autrefois une bagnole de retour du bal fait parfois le plongeon (2). Seuls s’y risquent quelques promeneurs, ou un camion qui, en dépit des pancartes, fait gronder les planches des ponts qui traversent les fossés des barthes. L’espace comme le fleuve s’étale. Le torrent qui écumait sur les galets à quelques kilomètres de là devient rivière, puis estuaire après avoir englouti les eaux noires de l’Adour. À partir d’ici il semble que ce soit l’Océan qui pénètre au cœur des campagnes avec le flot de la marée, et du vent d’ouest. Sur les berges qui s’abaissent et s’éloignent, de grandes fermes qu’écrase un toit majestueux se succèdent à intervalles réguliers. Parfois une maison bourgeoise dissimulée dans les arbres : souvenir de la domination que le port exerçait jusqu’à la limite de la marée. Juste après le Bec des Gaves sur la rive d’en face, on distingue la ferme-auberge qui porte un nom digne de la bâtisse et de sa salle : Horgave. En été il fait bon s’y arrêter dans l’ombre les pieds sur les dalles fraîches. Je connais peu d’endroits où le grand style des civilisations populaires se soit mieux conservé. Jusqu’à présent rien ne le gâte, dans la haute pièce il n’y a qu’une table et deux bancs massifs avec quelques chaises, une armoire sans ornements qui va jusqu’au plafond. Les harnais du foyer dignes des meubles brillent sur un fond de carreaux bleus. De quoi vit aujourd’hui la vieille femme qui tient l’auberge ? Le quai au rebord de pierre usée qui est devant la maison dit qu’elle était le rendez-vous des pêcheurs d’aloses et de saumons. Mais avec la pollution le poisson se fait rare, la pêcherie qui subsiste à deux pas de là est la dernière depuis qu’une base pour barcasses à pétrole a remplacé celle de P…

Sur la rive d’Horgave le chemin ne va pas plus loin, tandis qu’en face le chemin de halage poursuit sa route de métairie en métairie. Leur taille, la double porte charretière témoignent de l’ancienne richesse de ce fond de vallée où le fleuve tenait lieu de route. Maintenant la nationale des coteaux a remplacé les gabarres dont les membrures antédiluviennes émergent de la vase. On imagine à leur place des voiliers évoluant sur cette étendue déserte, autrement vaste que la mare aux crabes d’Hossegor. Mais pas un ne l’anime : il faut attendre le mot d’ordre : Plan d’Eau. Celui-ci a un tort, il existe, pas besoin d’investir. Mais qu’on ne s’inquiète pas, on vient d’inaugurer la base de P… Elle abrite surtout pour le moment, comme celle du Bec des Gaves, que quelques puissants Chriscrafts utilisés pour le ski nautique. Ils pètent et rugissent en soulevant des vagues qui vont éroder les berges : c’est ce que le ministre compétent, qui finance ces amusements infantiles, appelle les loisirs du peuple dans la nature. Heureusement qu’en hiver presque tous disparaissent. Mais sur l’eau s’inscrivent d’autres signes des temps. L’œil exercé distingue l’eau grise du gave de Pau de celle, gris bleue du gave d’Oloron ; et au Bec des Gaves la coulée noire, acre et glaireuse de l’Adour. La couleur dit la nature et l’importance de la pollution. Dieu a créé l’Adour, puis Saint-Gobain l’a recréé. Le fleuve prend sa source au pic du Midi de Bigorre, l’égout à Roquefort et à Tartas.

Promenade à Azkongaratékoaldéa

De la maison je peux choisir la hauteur qui sera le but de ma promenade. Le pays se soulève en houle rousse et verte jusqu’à la sierra blanche que les Francs prennent pour les Alpes en moins haut. En hiver quand le furieux noroît qui sent la neige est passé, tout n’est plus que cristal, améthyste, brillants de gouttes d’eau. Aussi ai-je décidé de monter à Azkongaratékoaldéa : ces vocables d’apparence magique ne disent que ce qui est dit dans toutes les campagnes : la maison, la fontaine, le coin du bois. On descend d’abord la pente verte parmi les brebis, on traverse un bois de chênes où court un filet d’eau. Une bagnole émerge d’un fourré décoré de plastique : ce coin perdu est au terminus d’un chemin carrossable. Mais il faut avoir l’œil d’un chasseur pour distinguer cette promesse de dépotoir, et le chemin sinueux continue dans la lande solitaire. Comment dire une fois de plus le plaisir d’ouvrir tout grands les yeux ? Boire, boire la vue, la source inépuisable. Nature ? Jardin ? – Comme pour l’Éden on ne sait. Sorti de l’ombre, le trait sombre du sentier sinue et monte avec la croupe au poil brun ; çà et là un chêne, il le fallait et l’on a choisi les plus beau. Demain les Navarrais viendront les couper et les bulls retourneront la touya. Dans le ciel, des vautours rôdent, en quête de charogne, et sous le chêne une truie mène ses petits à la glandée. En haut de l’ensellement on traverse un bocage que des murs isolent de la lande. Quelques châtaigniers, des vergers, une etche morte, une autre prospère, et l’on retrouve le chemin de crête qui vient de Beyrie. On l’a asphalté jusqu’aux dernières fermes, ce qui était nécessaire, comme l’électricité et surtout l’eau ; et on l’a prolongé jusqu’à Méharin, ce qui l’est moins. Nulle auto ne l’emprunte de ce côté si ce n’est celle des chasseurs de palombes. Mais les bulls ont eu du travail et l’asphalte s’est vendu. La nouvelle route qui balafre l’autre versant, tourné vers le soleil et la montagne, passe devant la maison Zaldumbidia. Accrochée comme un balcon à la pente, soigneusement encagnardée à l’abri des bourrasques du noroît, elle s’enracine dans les roches comme les châtaigniers qui l’accompagnent. L’énergie de ses formes et l’épaisseur de ses murs dont les blocs saillent sous le crépi en ferait une forteresse, n’était l’habit vert et rouge des bois se détachant sur le blanc de chaux. Si gaie en fin novembre, que sera-ce quand les cerisiers seront en fleurs ! Mais la fête est d’autant plus joyeuse qu’elle se détache sur fond d’austérité. Passé Zaldumbidia une immense croupe brune fait le gros dos dans le ciel. En bas des maisons blanches semées à poignées dans le bocage de Méharin, et tout autour tant de montagnes qu’on ne saurait les nommer. Un pays attardé, ultime campagne vivante de France, si l’on n’y regarde pas de trop près ; car même ici elle porte les deux signes de la fin l’abandon et l’exploitation. Dans la touya qui n’est plus rasée, de mauvais taillis de bouleaux et de peupliers repoussent ; l’avant-garde de la forêt reprend possession de la lande que les Vascons avaient défrichée. Au sommet la terre est retournée : l’État commençant à découvrir qu’il faut bien maintenir un minimum de population à la campagne, subventionne ce qu’il appelle l’« équilibre sylvo-pastoral ». Mais quelle sylve ? Celle, faite de chênes et de hêtres, qui naît spontanément de cette terre, ou celle, paraît-il plus rentable, que vend Vilmorin ? – Dans ce cas ce pays et ce peuple qui dansent au pied des Pyrénées doivent se préparer à porter l’habit de deuil des sapinettes.

Au retour il n’y a qu’à se laisser aller, comme porté par la houle dorée qui ramène à la maison. Tout va de soi, semble-t-il : s’en mettre plein la vue, aller çà et là, se remplir les poumons. Non, plus aujourd’hui. Il suffit de poser la question clef, cette lande plantée de chênes, est-ce rentable ? Combien cela rapporte-t-il à l’hectare ? – Quelques kilos de glands transformés en quelque cent grammes de succulents jambons, payés au prix de la charogne (3) que Sanders engraisse d’aliments innommables. Ce parc, orné de haies qu’un paysan a taillées sur des kilomètres, que vaut-il ? Je m’y suis promené à mon gré, payant seulement mon entrée d’un salut et d’un sourire. Quel scandale économique que cet espace gratuit, par conséquent abandonné. Rien ne doit être perdu, tout doit rendre, c’est la pensée moderne de l’Enfer. Dieu, ou le Diable n’oublie rien : pas un centimètre carré dont il ne fasse les comptes. En ce jardin, il n’est pas encore là, mais il vient (4).

L’environnement, vu de haut

Dans les paysages dont j’ai parlé l’on rentre à pied ; on les appréhende des reins et du mollet autant que de l’œil. Mais le temps du voyage artisanal, du déplacement à la main, est aujourd’hui révolu. Les voyages se font aujourd’hui à la chaîne, et en machine. La vue du piéton est forcément partielle, donc partiale et subjective. Pour dominer le sujet il faut le survoler. Aussi les spécialistes et les chefs qui nous gouvernent, dont le temps est précieux, considèrent-ils l’environnement qu’ils se préparent à aménager d’autrement haut. Pour avoir une idée de la côte des Landes, sur lesquelles il se prépare à faire exploser le typhon des milliards, M. Jérôme Monod, délégué à l’Aménagement du Territoire, l’a survolé en hélicoptère, la promenade à pied ou même en auto n’en donnant qu’une idée superficielle. « Ce qui nous a frappé, déclare cet expert, c’est que cette côte est pratiquement vide. Quelques stations disparaissent dans l’étendue gigantesque du littoral et de la forêt. La côte est extraordinairement protégée (5). Je pense que le développement touristique va se greffer sur ce qui existe à l’heure actuelle et mordra très peu sur l’environnement de la côte aquitaine » (6). À cette altitude en effet la frange de plastique et de mazout qui enrichit les plages n’est plus visible, et à moins d’infrarouges les banlieues du loisir et les barbelés de la base de fusées de Biscarrosse disparaissent sous le couvert des pins. Pour rendre sa virginité à la Terre il suffit de la considérer, avec ses problèmes, depuis la Lune.

Ainsi la terre qu’on nous fabrique n’est pas considérée du point de vue du piéton mais vue d’avion, et sans doute bientôt d’un satellite. De cette façon, administrateurs et spécialistes peuvent en saisir le panorama dans le minimum de temps. Et qui sait ? Peut-être que bientôt on parachutera les maisons et des villes toutes faites sur un terrain que la bombe atomique aura déblayé. Dans les Landes une élite de promoteurs va faire le bonheur des hommes en protégeant la nature, mais vus de si haut qu’en reste-t-il ? – Un plan. Plus de touffe d’herbes, ni d’écureuil dans les pins : des formes plates et géométriques. Et pour pénétrer le détail et donner du relief c’est en vain qu’on multipliera les plans : ceux des urbanistes, des biologistes, des sociologues. Le tout, et le vivant, échapperont, qu’aura connu le forestier ou le promeneur solitaire qui traverse la lède.

Pour le connaître faut-il survoler le paysage ou rentrer dedans ? – Sans doute l’idéal serait de faire l’un et l’autre, – mais pour ce qui est du survol, la moindre réflexion me semble plus utile que l’hélicoptère. Je me demande ce que connaît des Landes un vieux Gascon tel que Biasini, le chef de la mission. Il connaît la musique pour l’avoir administrée, c’est tout ce que j’en sais. Quant à ses collègues, je crains qu’ils ne connaissent surtout des Landes ce qu’on en voit à Hossegor ou sur les bords du Bassin. Ils feront donc un Pyla pour le peuple. Pour connaître un pays il faut des années de marche, et de station en un lieu. D’où les erreurs de ces projets qui nous tombent du ciel, ou bien de ces villes conçues à partir de maquettes réduites au millième. C’est très beau vu d’en haut par l’architecte, mais c’est un cauchemar pour le passant qui vit dans leurs canyons où gronde un Colorado de moteurs. L’homme ne vit pas en avion mais les pieds sur terre. Et malheureusement l’avion lui-même doit tôt ou tard atterrir.

Sur le front de Mixe

Je dirai maintenant ce que peut devenir un lieu, fût-il le plus retiré qui soit. Il n’y en avait pas de plus perdu que celui que j’évoque, à l’écart non seulement de toute route mais de tout chemin. Seulement la nouvelle société a une vertu, ou plutôt un démon : la méthode, qui a nom Soghrea ou SNETC. Qu’il s’agisse de derricks, de routes ou de bâtisses, d’aménager les Landes ou de noyer la vallée du Bager d’Oloron, la pensée précède l’action, l’étude les bulldozers. Grâce à elle l’espace est méthodiquement quadrillé, tout est recensé, tarifé. Ses esclaves, recrutés parfois dans l’Université, arpentent en tout sens l’espace, afin d’y établir des sondages ou des plans d’eau. C’est ainsi que tout : le bleu du ciel, le roux des toits, l’écume de la mer ou le rêve des hommes devient produit, marchandise, c’est-à-dire un beau jour déchet.

Là fut sans doute le cœur du pays de Mixe. Durant des kilomètres le méandre de la Bidouze s’y déployait, sombre et scintillant serpent d’eau replié sur lui-même, dans une triple enceinte de landes au dos rond et de futaies plongeant des nuages jusqu’à l’eau, tantôt bruyante tantôt muette, que nul chemin ne suivait, n’était-ce un sentier bientôt perdu dans la pénombre verte. Maintenant, on y accède par une route asphaltée comme partout ailleurs. Mais tout se paye, à la différence du sentier boueux, cette route ne mène les bagnoles nulle part. La corolle des hautes collines s’y déploie toujours, mais quelque flamme a calciné touyas et forêts jusqu’à l’os, il n’en reste que d’immenses pentes de cendres brunes qui s’écoulent jusqu’au fond du vallon. À l’entrée, émergeant d’un îlot de chênes et de ronces, se dressent les murs rouillés d’une grande bâtisse silencieuse : la Herrerie, forge et forteresse, que somme une tour. Des chevaux galopent dans le vaste pré qu’envahit l’épine noire, une rangée de jeunes pins alignés à la règle annonce dans les fourrés la forêt rentable de demain. Quelque gros exploitant a dû acheter à bon compte ce canton et ses fermes abandonnées.

Et pour conclure, juste sur le petit mont d’Arancou, car Pétrole aime être vu jour et nuit de loin, un Dieu de fer trône sur ce haut lieu. Son totem géant, puant et rugissant, jaillit dans le ciel de la plaie béante ouverte dans les chênes. Le pêcheur qui s’enfonce dans le labyrinthe de la Bidoure désormais polluée s’éloigne en vain, les caprices de la rivière le ramènent sans cesse à cette idée fixe plantée telle un javelot dans les reins de la terre. Peut-être qu’un jour le pus des futaies jurassiques jaillira des enfers : l’or noir dit-on qui n’est ni or ni noir, mais noirure. Et alors forêts, landes et maisons étant rasées, le drame qui blesse ici le cœur aura pris fin. La contradiction sera abolie, la Logique, qui est nombre, argent, pouvoir, acier et asphalte, fera du pays une autre Ruhr pour le bonheur des hommes.

Une conclusion commode. – Après nous le déluge

Autour de nous le flot monte. Déluge de quoi ? – Pas d’eau, qui se fait rare. Déluge d’autos, d’hommes, de produits, de concepts ou de lois, de chiffres sans cesse multipliés. 100000000000000000000… En tout cas déluge, chaos montant qui charrie maintes épaves : modes, idéologies, dogmes, morales. Armés de gaffes nous tentons de récupérer ce qui flotte pour l’entasser dans nos archives, mémoires plus ou moins électroniques ou musées. Que de courses vaines ! (En avant ou en arrière selon l’optique). De cris, de luttes inutiles pour la vie, en attendant le grand silence final. Celui de la mort ou du mutisme ? Cela dépend de la nature de la noyade.

En tout cas déluge ; c’est-à-dire débâcle géologique contre laquelle l’homme ne peut rien. Un jour nous avons ouvert les vannes, et maintenant c’est trop tard : on ne va pas… La sociologie, l’histoire, devient géologie. Nous feignons de participer, mais nous savons bien que la vague nous passe par-dessus la tête : fait en soi, évolution close, système, qui n’obéit plus qu’à ses propres lois. Structure aurait-on dit il y a quelque temps, contre laquelle on ne peut rien : pas plus les chefs que la troupe, comme on le montrait dans cette même revue à propos de l’administration. Et si le haut fonctionnaire ne peut rien contre sa fonction, qui fonctionne selon ses lois propres, qu’en sera-t-il de l’État, de l’Économie ? Ils poursuivront leur course comme une avalanche s’abat, toujours plus vaste, plus complexe, plus lourde et plus rapide… MV2… À moins que, tels les arbres, ils ne tournent en rond.

Déluge. Pour qui lève les yeux, houle vertigineuse dont l’écume surplombe soudain les nuages ; – mais il y a un bon moyen de reprendre ses esprits, concentrer fortement son attention sur la pointe de ses pieds, et le dernier éditorial du Monde sur la crise ministérielle au Malawi. Déluge, silencieuse pesée qui filtre quotidiennement goutte à goutte des joints de la digue, et qui surgit parfois très loin à l’intérieur du plat pays en calmes flaques. Déluge du temps que chacun sent tomber goutte à goutte, pour peu qu’il fasse silence… Flic flac… Tic, Tac… Déluge, noyade universelle, phénomène total, sinon totalitaire, à quoi rien n’échappe, pas même l’Ararat. Guerre, paix ? Prospérité, crise ? – En tout cas mondiale, diluvienne.

Le flot monte ; si vous préférez l’on peut dire progresse. Mais par ailleurs c’est la terre qui recule. La production augmente, et l’augmentation de la production. Mais les matières premières, les sources d’énergie s’épuisent, même si nous raclons nos fonds de tiroir jusqu’au plus creux des mers. Déluge de produits, déluge de déchets, égale pénurie de terre ; çà et là des groupes de savants consultent déjà les oracles, c’est-à-dire les ordinateurs, pour savoir la date fatale où le dernier centimètre carré sera recouvert (7). Avance égale recul, déluge d’usines pénurie d’eau, déluge  d’autos pénurie d’air, de ville, déluge de plages pénurie de mer, déluge de ski pénurie de neige ; la première des pénuries à se manifester, notamment en Europe étant probablement celle des lieux de loisir dans la nature. Déluge d’hommes, pénurie d’espace-temps. D’où la nécessité de renforcer partout les digues : le déluge de règlements donc la pénurie de libertés.

Ceci, en ces temps de progrès contre quoi l’on ne peut rien, nous le savons plus ou moins ; mais comme il n’y a rien à y faire, autant en prendre son parti. La génération qui a ouvert les vannes au lendemain de la guerre a d’ailleurs un recours : « s’a-dap- ter ». Je peux toujours reculer mon fauteuil si l’eau gagne dans mon coquet living-room. À mon âge cela durera bien autant que moi : il restera toujours en Patagonie quelque coin tranquille où je pourrai respirer le bon air. Après nous le déluge, ce sont nos fils ou nos petits-fils qui en hériteront. Le problème reste pour nous relativement théorique, ce sera à eux de le résoudre et à prendre la décision, qui sera tranchante. Mais, surtout dans ce cas, les choses vont parfois plus vite qu’on ne pense.

Aujourd’hui, sitôt que l’on gratte le vernis, combien de pessimistes ! Notamment ceux qui dissimulent leur angoisse de n’y pouvoir rien sous le masque d’un optimisme superficiel et à courte échéance. Combien de fois chez celui qui fait confiance au progrès et à la « créativité » humaine, l’on bute sur l’objection : « Que peut-on faire d’autre ? » Et si vous insistez, en vous adressant « ad hominem » il ne tardera pas à vous révéler plus ou moins explicitement sa pensée profonde : « Après moi le déluge… » Cela peut se dire d’ailleurs : « L’on verra bien ». Cette formule peut prendre maints aspects selon les catégories. Il y a l’après-moi-le-déluge bon vivant à l’Anatole France, et en déjà plus tragique, à la Louis Quinze : celui-ci s’accompagne de l’offre, après tout honnête, de savourer quelque coupe de champagne ou l’instant. Il y a l’après-moi-le-déluge du chrétien traditionnel, dont la satisfaction est soigneusement noyée dans un abîme de charité. On la retrouve chez maints post-chrétiens, toujours prêts à se réjouir des malheurs du présent, annonce d’une vie future. Il y a « l’après-moi-le-déluge » de droite qui sirote voluptueusement son amertume, et celui de gauche, qui lui pense tirer du pire le mieux ; mais il y a aussi l’après-moi-le-déluge philanthropique qui, pour les jeunes, s’accompagne d’une grande claque dans le dos : « Veinards, vous la verrez, vous, la Révolution… » Sous-entendu « pas moi, aussi en attendant j’en profite. » etc. Après moi le déluge… Que penser d’autre dans cette situation ? Un déluge en effet, cela ne s’arrête pas.

Mais il y a aussi l’après-moi-le-déluge qui ne dit rien d’autre que ce qu’il dit, sans panique, et sans trace d’une satisfaction particulière. Celui-là sans doute, sous prétexte que l’on n’y peut rien, n’ira pas ajouter sa cuillère d’eau à l’océan Pacifique. Il ne cédera pas au vertige du déluge, quel qu’il soit, il refusera de tout son être la noyade, même s’il sait que le destin de tout homme est de ne pouvoir y échapper. Il luttera jusqu’au dernier moment. Et qui sait, pour sa descendance, peut-être que Dieu, la liberté, le hasard…

Pour finir, quelques brèves notes sur la liberté et l’égalité

À côté de la Science, Lévi-Strauss tente de revaloriser la « pensée sauvage » ; ce qui n’est pas sans contradictions pour un savant qui veut faire de l’ethnologie une science rigoureuse. N’étant rien, sinon un Indien quelconque parlant un patois français, en ces temps de science spécialisée je me considère comme un homme : un représentant du langage et de la pensée sauvage de la tribu post-chrétienne et humaniste. Mais qui protège aujourd’hui ce genre d’Indien, et où est ma réserve ?

*

Rappel d’une vieille règle éthique ou morale (au choix du client) que dans les démocraties mécanisées tout le monde respecte, mais nul ne vit. Tous les hommes sont égaux, et chaque personne est infiniment supérieure à ses titres et fonctions. Aussi cet employé municipal a-t-il le devoir de condescendre à traiter ce prix Nobel en homme quelconque. C’est déroger je sais, mais l’amour du prochain mérite bien un petit effort ; allons mon ami gardez votre casquette sur la tête en face de M. le Président, vous lui devez cette suprême politesse.

*

De la solitude nécessaire. – L’essentiel, on en juge de soi devant soi-même, la communion vient ensuite, et en général c’est seul que l’on juge si l’on doit s’y rendre. Pour commencer il faut se retirer de la compagnie, prendre ses distances, se boucher les oreilles et fermer les yeux, et puis se taire : alors peut-être la réponse viendra.

Mais pas d’opération spirituelle qui ne soit physique, la nature ou Dieu ayant commis l’erreur de donner à notre esprit un corps. La solitude nécessaire est aussi physique, elle se mesure en espace bien que la pire soit d’être seul dans la foule, et la meilleure – la plus difficile aujourd’hui – d’être seul dans la solitude : au désert eût-on dit. J’imagine quelque Église qui, au lieu de convoquer ses fidèles au bureau de vote ou à la caserne au nom de la charité, leur eût conseillé d’aller tous les matins faire un peu de gymnastique au désert. Mais il ne faut pas que ce soit Cook qui nous y mène.

Et la solitude se mesure aussi en temps. Pour un individu donné, s’il y consacre une heure au lieu de six minutes dans l’année, il y a des chances qu’elle soit au moins dix fois plus grande. N’étant pas un ordinateur, je ne peux certifier l’exactitude de ce calcul, et mon lecteur humaniste et chrétien va se rebiffer de voir ainsi la qualité réduite à la quantité. Je n’y peux rien, je lui rappelle que malheureusement pour un homme la solitude spirituelle est aussi physique : s’il n’a pas une minute à lui, ce corps n’a pas d’âme.

Maintenant mon lecteur va me dire : « Vous appelez cela une chronique ? – Pourquoi ne me parlez-vous pas des prochaines élections ? » – Parce que je ne suis pas fonctionnaire de la science politique. Et que l’affaire de cette chronique c’est l’an 2000 et pas 1900.

Notes

1. Cf. Le Monde, 10 novembre 1971.

2. Naturellement, le temps d’imprimer ces mots, ledit chemin de halage va être élargi, signalisé, etc. etc.

3. Pardon, de la protéine désinfectée.

4. C’est fait ; les chênes sont abattus, et l’on vient de défricher les hauts de Zaldumbedla.

5. Alors pourquoi l’aménager, paraît-il pour la sauver ?

6. Cf. Sud-Ouest, novembre 1971.

7. Voir les travaux du « Club de Rome » dont Le Monde a parlé avec quelque retard (27 mars 1972).

 

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