À l’origine – pour certains individus et pour certains pays, elle n’est pas bien lointaine –, il n’y avait pas encore de nature. Nul n’en parlait, parce que l’homme ne s’était pas encore distingué d’elle pour la considérer. Individus et sociétés étaient alors englobés dans le cosmos. Une puissance omniprésente, sacrée parce qu’invincible, cernait de toutes parts la faiblesse humaine. La civilisation n’était qu’une clairière précaire, maintenue au prix d’un effort écrasant dans la marée des forêts. Des déluges, grouillants de monstres, clamaient leur règne. La vie, comme le feu, n’était qu’une étincelle incertaine perdue dans un océan d’obscurité. En vain le soleil triomphait-il ; chaque crépuscule ramenait la défaite du jour et le retour triomphal des puissances infernales. Comment nos ancêtres auraient-ils parlé de nature ? Ils la vivaient, et ils étaient eux-mêmes nature : force brutale et instincts paniques. Ils ne connaissaient pas des choses, mais des esprits ; dans l’ombre où ils étaient encore plongés, les arbres et les rochers prenaient confusément des formes et une vie surhumaine. Paysans et païens, ils ne pouvaient aimer la nature ; ils ne pouvaient que la combattre ou l’adorer…
Le Jardin de Babylone, éditions de l’Encyclopédie des nuisances