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Comment l’Histoire fait l’histoire

(Ce texte écrit en 1950 est paru pour la première fois en  novembre 2013 dans le numéro 15 de la revue Entropia, avec une présentation
de Sébastien Morillon )

Mon propos est d’écrire ici en historien et en sujet de l’Histoire. Je ne parlerai pas d’une science du passé étrangère aux hommes dans son immuable impersonnalité, mais de ce qu’une société donnée peut entendre par ce mot à une époque donnée : ainsi tenterai-je de réintroduire l’histoire dans l’Histoire. Mais pour connaître l’action de l’Histoire sur cet homme – celui de ce pays et de ce temps – je dois prendre la seule voie qui puisse permettre d’atteindre la réalité vivante : celle de l’expérience vécue. J’essaierai de dire brièvement quel fut mon passé d’élève, d’étudiant et de professeur d’histoire dans cette province du sud-ouest de la France des années 1920-1950.

Il y a évidemment quelque outrecuidance à s’adresser à des historiens en rejetant aussi délibérément les méthodes qui sont leur raison d’être. Mais peut-être ainsi arriverai-je à déchirer le voile de l’Histoire pour atteindre la chair et l’esprit de l’homme : les faits concrets que dissimulent les problèmes abstraits du spécialiste. Peut-être contribuerai-je ainsi, au lieu d’échanger par-dessus l’impénétrable paroi des frontières l’impalpable monnaie des idées, à ouvrir les yeux de mon prochain sur l’existence de son prochain. Le professeur d’histoire allemand qui lira ce témoignage d’un professeur d’histoire français ne découvrira pas ici l’Histoire qu’ils ont en commun, mais les mœurs et les pensées des hommes d’une autre nation. S’il fait l’effort de dépasser la diversité des situations concrètes, il retrouvera ce qu’elles dissimulent d’authentiquement universel.

Histoire… quel peut être le sens de ce mot pour le jeune Français qui écoute les paroles de son professeur dans la salle d’un lycée de province ? Il faut dire tout de suite que l’Histoire du professeur n’est pas celle de l’élève, et que ce malentendu, dont peu de maîtres sont conscients, constitue la grande difficulté de la pédagogie de l’histoire. Le constat objectif du passé demande des vertus d’adulte – et à ce compte bien des hommes demeurent des enfants dans la mesure où l’objectivité de l’enseignement historique était le but de nos maîtres l’histoire cessait de nous concerner, et je me demande si l’indifférence des élèves pour cette discipline secondaire ne reflétait pas celle d’une société qui avait cessé de croire à son passé en même temps qu’à elle-même.

Mais le cours d’histoire n’était pas toujours pour nous une occasion d’ennui ou de chahut, lorsque notre imagination ou les partis pris du professeur faisaient revivre les mythes. Plus s’épaississaient les ténèbres du passé, plus brillaient la magie et le sacré que nous refusait l’univers trop clair et trop plat de la civilisation moderne. Des passages funèbres ouverts dans les parois ensoleillées de l’Égypte de la couronne blanche et de la couronne rouge nous permettaient de pénétrer jusqu’au royaume d’Anubis. D’autres tombes nous ouvraient les trésors d’Our et d’Ourouk, et nous nous essayions à épeler les formules magiques de Téglath-Phalasar et de Nabuchodonosor pour ouvrir les portes des chemins perdus dont ils étaient la clé : et peut-être dans notre innocence étions-nous plus proches de ces temps peuplés de dieux que nos maîtres avec leur science. La Grèce avec son Olympe humanisé était déjà trop moderne et la Rome des juristes et des politiciens aussi ennuyeuse que nos premiers thèmes latins, n’était-ce l’éclat de ses armes. Heureusement le Bas-Empire nous permettait de retrouver un monde oppressant et bariolé comme une icône, et nous aimions un Moyen Âge de miracles et de contes que nous regardions toujours avec les yeux du Victor Hugo de La Légende des siècles. L’an 1453 mettait un terme à notre émerveillement : nous devions ouvrir les yeux sur le réel, c’est-à-dire sur la politique et l’économie. Ce n’est pas sans apprentissage que des enfants peuvent les prendre au sérieux, le professeur auquel le hasard des programmes – rompant parfois avec la sage tradition qui réserve l’époque contemporaine aux grandes classes – impose de parler du passé récent à des garçons de treize ans, sait combien il est difficile de les intéresser à la Constitution de l’an VIII ou à la théorie de la plus-value.

Heureusement que l’âge leur permet alors de découvrir dans l’Histoire un autre sujet d’intérêt : la mythologie de la nation ou du parti. Il ne m’appartient pas de poser ici le problème général de l’objectivité en histoire, d’autres (je pense en particulier à la thèse de Raymond Aron) l’ont fait. Je voudrais seulement montrer comment, dans le cas particulier de l’enseignement primaire et secondaire français, cette objectivité a été illusoire. L’enseignement de l’histoire dans les écoles et les lycées français était officiellement fondé sur le principe de l’objectivité historique, et l’université française lui demeure encore attachée bien que dans ce monde en crise il lui arrive d’avoir mauvaise conscience d’elle-même. Du ministère, en passant par notre professeur, nous arrivait l’ordre de considérer les faits avec un esprit libre : le manque de largeur d’esprit pouvait faire échouer au bac au même titre que l’ignorance. Mais étions-nous vraiment libres ? Avec nos maîtres ne prenions-nous pas pour de l’objectivité nos partis pris les plus enracinés ? Ceux qui n’appartiennent pas à quelques-uns mais à tous, ceux qui étaient passés de notre conscient dans notre subconscient. Si je fais l’effort de dépouiller l’être que toute société forme dans la personne, je vois des a priori qui s’accusent des travaux de facultés aux manuels du secondaire, pour se réduire aux slogans abrupts de l’école primaire. L’objectivité est la plus impossible des vertus : le maître qui s’efforce de l’enseigner à ses élèves doit d’abord se combattre pour l’acquérir en lui-même, et dans l’enfant il doit combattre la société tout entière, le journal, le cercle de famille, le film et la rue, pour priver l’esprit des petits hommes du mensonge qu’ils ne cessent de réclamer.

Qu’est-ce que l’Histoire ? Pour ces professeurs, et surtout ces élèves de la France libérale de l’entre-deux-guerres ? Dans la mesure où les hasards de l’histoire l’ont fait revivre, la question vaut encore pour aujourd’hui. L’Histoire de nos écoles et de nos lycées n’est pas fondée sur une doctrine officielle, comme celle qui s’enseigne dans les sociétés totalitaires, elle se caractérise plutôt par une certaine façon de voir le passé, d’un certain point de vue politique. Les efforts tentés depuis la dernière guerre pour augmenter la part des faits économiques et sociaux ne me semblent guère avoir modifié ce point de vue. Si j’ouvre le premier manuel qui me tombe sous la main, le Malet et Isaac de seconde (programme de 1931 : la France et l’Europe de 1610 à 1789), je constate que, malgré la condamnation de « l’histoire bataille », l’histoire des guerres et des complots, des rois et des traités comprend en gros les 80 % de l’ouvrage. Il ne reste que quelques chapitres pour la religion, les lettres et les arts. Quant au passé réel, les travaux et les jours du commun des mortels, ils se réduisent à une vue rapide sur la société que beaucoup de professeurs pressés par l’examen doivent écourter. Qui se douterait, à voir la place que la campagne tient dans les manuels, que les sociétés du passé étaient pour 90 % des sociétés rurales ? Il est significatif que le nouveau programme d’histoire contemporaine ne comprenne plus l’historique du mouvement des sciences, des techniques et de l’économie qui servait d’introduction à celui d’avant-guerre. Malgré la multiplication des travaux d’histoire économique et sociale, un élève moyen peut continuer de croire qu’il connaît l’histoire contemporaine lorsqu’il ignore les principaux faits économiques, scientifiques ou sociaux. Interrogés au baccalauréat, un candidat sur trois connaîtra l’existence de la bataille de Balaklava, deux sur trois auront des notions élémentaires sur Disraeli. Il n’y en aura pas un sur cent pour avoir un semblant de notions sur les prix, les salaires et la monnaie avant 1914. L’histoire des écoles et des lycées est presque entièrement vue sous l’angle de la politique.

Il s’agit d’ailleurs d’une certaine histoire politique. Nos professeurs, même marxistes, s’interdisaient de donner un sens à l’Histoire : la philosophie de l’histoire a toujours été suspecte dans l’université française. Pourtant, avec eux ou malgré eux, une continuité se rétablissait ; des choix implicites escamotaient certains faits, mettaient d’autres en valeur. Le temps reliait le fait au fait comme le pas succède au pas dans une marche, et pour l’esprit humain une marche mène toujours quelque part. Une tragédie se construisait dont les acteurs (les grands hommes dont les portraits ornaient nos manuels) paraissaient tout à tour sur les « tréteaux de l’Histoire » avant de disparaître dans la trappe de la mort. Quel destin commandait à ce drame exaltant ? Le développement de notre pays : notre temps nous apparaissait à la cime de l’Histoire, et la France au centre de notre temps. Cette France s’identifiait pour nous à l’État français : les frontières dessinaient les contours d’un corps dont la capitale était le cœur, le drapeau qui rassemble les soldats était son plus haut symbole. Sans l’agressivité du nationalisme totalitaire nous ramenions tout le passé au développement de l’État-nation, nous interdisant ainsi de comprendre les temps dont les catégories n’étaient pas seulement politiques. Sur nos cartes nous nous acharnions à tracer des frontières dans le foisonnement de l’anarchie féodale : nous pensions partis, lois, désertion quand il fallait penser tendance, coutume, réfractaires. Les faits les plus étrangers n’ébranlaient pas notre certitude. Quel scandale aurait dû être pour tous les petits Français et tous les petits Allemands cet empire carolingien dont le cœur fut la frontière de la France et de l’Allemagne ! Heureusement nous savions d’instinct qu’en installant sa capitale à Aix-la-Chapelle, Charlemagne n’avait fait qu’annoncer la politique des frontières naturelles. Dans les rois angevins aussi étrangers à l’Angleterre que les capétiens à l’Anjou, nous ne voyions que les Anglais. La France éternelle (l’État-nation du XIXe-XXe siècle), s’imposait dans notre esprit, au passé aussi bien qu’à l’avenir : ses frontières étaient si bien tracées dès l’origine que nous étions prêts à voir dans les Ligures et les Gaulois les premiers envahisseurs de la France. Si le propre de la connaissance historique, comme de la géographie, est de donner le sens de la pluralité et de la relativité des civilisations, alors on peut parler d’un échec de l’enseignement historique dans les classes primaires et secondaires françaises. Mais cette faiblesse n’est certainement pas particulière à l’enseignement français.

Ainsi se constitue l’Histoire ; celle dont on dit : « l’Histoire nous jugera. » Le bric-à-brac du pittoresque historique dont le clinquant nous distrait des problèmes permanents de la condition humaine, et le reflet mensonger du présent qui nous fait perdre de vue ce que le présent comporte d’unique en nous cachant l’irréductibilité du passé. Telle est l’Histoire, sinon celle qui s’élabore dans les concepts des spécialistes de la connaissance du passé, du moins celle qui vit dans le subconscient des masses et fait leur vie en animant les partis et les armées.

En matière d’études historiques, comme pour les autres matières, le passage du lycée à la faculté est un saut. Dépassant les facilités de l’Histoire, nous nous trouvions sans préparation aux prises avec les difficultés rébarbatives de la science historique : heureusement le « bachotage » de la licence et de l’agrégation nous ramenait sur un terrain connu. Cette science historique – je crois que la faculté où j’ai fait mes études résumait assez bien les autres facultés –, se présentait à nous sous des visages divers, dans un enseignement qui ne connaissait ni les disciplines d’une doctrine officielle ni celles d’une science constituée ; les cours étaient l’expression du caractère de nos maîtres et de la tournure d’esprit qu’avait cultivée leur spécialité. Nous écoutions le médiéviste chrétien ou anticlérical, l’historien de la Renaissance et de la Réforme, dont la pensée avait fini par s’identifier au meilleur de l’humanisme. Les cours du vieux professeur d’histoire ancienne faisaient la synthèse de la Vie des hommes illustres selon Plutarque, de la tragédie classique, et de l’épigraphie de l’académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Le conservateur, le catholique et le libéral communiaient dans un même culte de la méthode et de l’objectivité ; mais leur méthode et leur objectivité n’étaient pas les mêmes.

C’étaient des historiens. Leur fonction n’était pas de conclure, les documents n’étaient pas encore réunis, et chaque jour les progrès de la science historique en accumulaient de nouveaux. Ceux que la formation chartiste ne prédisposait pas à s’absorber dans le catalogue minutieux des sources se laissaient entraîner par le démon d’une connaissance plus noble, ils accumulaient les lectures et les points d’interrogation : la question sans réponse était pour eux la solution que d’autres trouvent dans la réponse sans question. Cet abandon au démon de la connaissance les plaçait sur un plan qui échappait au tragique de la condition humaine : l’Histoire était le divertissement qui leur permettait de s’évader d’eux-mêmes, en les sauvant du présent personnel. Et ce divertissement, en leur apportant la considération avec le pain quotidien, leur donnait aussi le sentiment d’être utiles. Telle est presque toujours l’Histoire de l’historien : reculer indéfiniment au nom de la connaissance l’opération de la pensée.

Mais la connaissance pure est inhumaine. Pour le bien et pour le mal l’historien demeure un homme : nos maîtres du supérieur n’arrivaient pas mieux que ceux du secondaire à se dégager des divers partis pris qui coexistent dans la société libérale. Leurs connaissances historiques n’aboutissaient pas à leurs choix politiques et sociaux, mais leurs appartenances politiques et sociales se superposaient à leur connaissance de l’histoire, quand elles ne la commandaient pas à leur insu. Nous retrouvions en eux la Droite ou la Gauche, le cléricalisme ou l’anticléricalisme de la rue. Il est vrai qu’ils y ajoutaient des nuances, car le souci des nuances est le propre du milieu universitaire français. En ajoutant des nuances, voilà comment l’individu calme les scrupules de son honnêteté intellectuelle lorsqu’il cède à la force élémentaire du donné collectif.

Chez les professeurs de la vieille génération, l’histoire continuait de se réduire à une histoire politique commandée dans le meilleur des cas par une histoire des idées : la technique, l’économie, et surtout l’irrationnel sociologique en étaient exclus. Là aussi, les mœurs n’étaient qu’une sorte de toile de fond confuse sur laquelle se détachait le geste des personnages historiques. Durant l’entre-deux-guerres, une équipe de chercheurs, dont le plus remarquable était Marc Bloch, s’était efforcé de développer une histoire économique et sociale : le gouvernail d’étambot et la charrue, le prolétaire et le paysan avaient fait leur entrée jusque dans les manuels du primaire. Mais si l’histoire de la société s’ajoute à celle de l’État, c’est trop souvent parce que l’a priori marxiste s’ajoute à l’a priori nationaliste. Bien rares étaient ceux qui s’élevaient jusqu’aux terribles vertus d’une inhumaine objectivité ; chez les meilleurs elle ne conduisait qu’à un scepticisme désespéré qui les isolait de la plupart de leurs collègues et de leurs étudiants, jusqu’à un retrait misanthrope dans leur vie privée. Et le jour où leur nihilisme était poussé jusqu’au bout, il ne leur restait plus qu’à croire à leur carrière, en se cramponnant pour vivre aux honneurs d’un décanat ou d’une chaire en Sorbonne.

L’échec de l’Histoire universitaire était encore plus net au niveau des étudiants de cette faculté de province. Je laisse de côté le plus grand nombre : ceux qui n’y voyaient que l’occasion d’acquérir un diplôme, et qui s’étaient portés vers l’Histoire faute de pouvoir réussir en lettres ou en sciences. Pour ceux-là, l’Histoire n’était qu’un gagne-pain et ils ne dépassaient pas la licence. Pour la minorité des plus doués, candidats à l’agrégation, elle était à la fois une vocation et une carrière. Tandis que la préparation des concours les engageait dans les rails d’une carrière de fonctionnaire de l’enseignement (il n’y avait pas alors la possibilité d’en sortir par le biais de la recherche), la scientification de l’Histoire imposait toutes sortes de chaînes à la pensée autrefois vagabonde de l’étudiant. Nous devions nous soumettre aux disciplines des sciences annexes de l’Histoire et surtout engloutir la masse énorme de connaissances qu’accumulent les progrès de l’Histoire, et de la géographie, car nous étions alors étudiants « d’histoire-géographie ». Malheur à celui qui prenait trop au sérieux les Himalaya bibliographiques des programmes toujours plus lourds des concours ! Il était enlisé vivant dans un abîme d’imprimés. À l’âge où l’esprit acquiert sa maturité, où le corps humain est à l’apogée de sa force et de sa sensibilité, tout nous poussait à nous enterrer dans une caverne aux murs tapissés de livres. Tandis que les tempêtes d’un siècle incertain battaient à notre porte, il faisait bon s’enfermer dans l’univers bien ordonné du programme et s’endormir dans la digestion végétative des feuilles imprimées de l’arbre de la Science. Malheureusement, depuis 1930 ce sommeil a tendance à devenir encore plus lourd. Les tonnes de documents divers continuent de s’ajouter aux tonnes, et dans un monde où nul n’est sûr du lendemain, la nécessité du diplôme pèse plus strictement sur l’insouciance de la jeunesse, la pensée n’est accessible qu’à celui qui dispose du temps. Aujourd’hui le jeune homme n’a plus de temps à perdre.

Ainsi l’Université se vidait de toute vie intérieure. L’Histoire était pour nous une activité close, sans rapport avec le temps présent, et parce que la conscience du présent n’enrichissait pas notre réflexion sur le passé, nous étions livrés nous aussi sans défense à tous les démons de l’actualité. Si je mets à part quelques individus, la masse des étudiants vers 1930 se caractérisait par une ignorance bourrée de connaissances scolaires. Elle ne se tenait pas plus au courant de l’art et de la littérature vivante que de l’économie ou de la pensée religieuse ; elle englobait dans un même mépris Van Gogh et Picasso, elle prenait Gide pour un auteur abstrus… comme ce Bernanos. Plus naïvement que leurs maîtres, les étudiants dressaient un mur entre leurs études et leur existence. S’ils se mêlaient de penser la société ils puisaient leurs opinions dans L’Humanité ou dans Gringoire : les formes extrêmes du conformisme étaient l’ultima Thulé qu’atteignait l’élan de leur jeunesse. Loin de les aider à penser leur présent à la lumière du passé pour le transformer, l’Histoire achevait de bloquer leur esprit dans le donné historique. Mais ils étaient excusables car tout leur enseignait que l’Histoire ne se pense pas : les plus audacieux savaient qu’elle avait été pensée une fois pour toutes par Marx. C’est ainsi que l’accumulation de la connaissance historique va aujourd’hui de pair avec l’appauvrissement de la réflexion politique et sociale.

Je sais que je suis dur pour l’Histoire que j’ai connue, mais trop souvent l’Histoire nous tombe sur la tête. Et, puisque je l’enseigne, mon devoir est aussi de connaître ce que j’enseigne, le vieux précepte du « connais-toi toi-même » demeure le fondement de toute autre forme de connaissance. L’historien doit se méfier d’abord de l’Histoire. En les débarrassant de leur côté de boutade, il doit reprendre à son compte les critiques de Valéry. S’il n’est pas absorbé par l’Histoire il se rappellera que l’objectivité n’est pas une attitude naturelle définie une fois pour toutes par quelques règles de méthodes, mais un sens dans lequel il lui faudra toujours avancer à contre-courant. Il sait que la première forme de l’objectivité est la prise de conscience de ses limites. Il devra être en garde contre les mythes et les lieux communs du présent qui risquent de fausser son examen du passé, ce qui l’obligera à connaître tout d’abord le présent vivant. Il devra surtout se défier de la déformation professionnelle. Une telle volonté d’objectivité suppose un choix fondamental en faveur de la conscience libre : seules les bases spirituelles les plus fermes peuvent le maintenir dans une voie qui n’est pas naturelle à la faiblesse humaine.

L’objectivité en soi n’est que le mythe d’une société donnée : la société bourgeoise et libérale des cent cinquante dernières années. L’objectivité elle-même n’est possible qu’en s’affirmant comme une valeur préexistant aux faits. La situation de l’historien vis-à-vis de sa discipline est celle de tout homme qui réfléchit à sa vie : s’il ne croit en rien, quelle raison aurait-il de s’intéresser à l’histoire ? Le seul fait de s’en occuper suppose un choix extra-historique ; s’il n’en est pas conscient il ne lui restera plus qu’à attribuer aux faits l’autorité qu’il refuse à son esprit. Le culte de l’histoire en soi conduit tôt ou tard à une religion du déterminisme historique, quelle que soit la forme. Et cette religion de l’Histoire, plus que les religions intemporelles, représente exactement le contraire de l’objectivité. Quelle raison, et quelle force, élèverait l’historien au-dessus de l’Histoire ? Non seulement le déterminisme historique lui apporte une explication toute faite, mais s’il s’agit vraiment du devenir et non d’un système, cette explication sera contenue dans le constat. La notion même d’objectivité suppose la capacité pour l’esprit humain de se dégager du fait : tout au moins une liberté intellectuelle. Et si l’esprit est libre, l’action commence à l’être. Pour l’historien qui pense sa discipline il n’y a que deux formes possibles d’histoire, celle du déterminisme historique et celle de la liberté. Seule la dernière le laisse libre de dominer les faits, libre de penser à la fois l’infinie prolifération de leurs possibles, et la rigueur de leurs déterminations.

Disposant ainsi d’une mesure solide, l’historien sera armé non seulement pour le constat, mais pour la compréhension. Et l’Histoire telle que nous la connaissons, cette science soi-disant objective qui ne sert qu’à déchaîner les démons de notre subconscient collectif, pourrait céder la place à un sens historique dont l’esprit moderne est aussi dépourvu qu’il est obsédé par l’Histoire. L’originalité de la connaissance historique par rapport aux autres disciplines est en effet extrême. Dans un monde qui tend à la spécialisation, elle est, avec la géographie, la dernière discipline synthétique. À la poursuite du passé perdu, l’histoire cherche à reconstituer dans le temps la totalité de l’existence, comme la géographie dans l’espace. Aussi, l’historien fidèle à la vocation historique doit-il lutter désespérément contre les fatalités de la spécialisation. Quels que soient ses penchants, il ne doit pas céder à la facilité de l’économique, de la politique ou du sacré pour lui-même. Il doit se rappeler que si l’abstraction permet d’aboutir à la rigueur logique, la vie concrète est une : le sang nourrit la chair à l’instant même où monte la prière. Certes la connaissance historique risque de se priver ainsi des certitudes et des facilités des autres sciences, mais à travers ses tâtonnements elle demeurera la seule à connaître une réalité à plusieurs dimensions.

Un authentique esprit historique pourrait aussi nous aider à dépasser l’apparente contradiction de l’un et du multiple. Nous vivons au temps du scepticisme et du slogan, l’un engendrant l’autre. Le nihilisme qui s’abandonne aux avatars de l’actualité côtoie l’idéologie pour laquelle elle est toute faite : deux formes du même refus de penser. À travers l’unité de l’esprit humain et du temps l’histoire pourrait au contraire nous donner le sens de l’accident. Au lieu de reconstruire l’Histoire à partir du présent d’une nation particulière, l’histoire nous apprendrait ce que chaque pays à chaque époque comporte d’original ; et en apprenant ainsi à découvrir le propre du passé, nous découvririons le propre de notre présent. Au lieu de nourrir des analogies mensongères et les lieux communs du retour éternel, l’histoire nous permettrait de mesurer ce que le monde de la guerre totale et de l’énergie atomique comporte de sans précédent. L’histoire nous ferait alors un peu participer à l’ironie des dieux, en nous montrant tant de nations acharnées à remporter tant de victoires qui les perdent, et à maudire tant de défaites qui les sauvent. L’histoire ne porterait plus le masque mensonger d’une éternité qui n’est que le reflet précaire d’un certain présent, elle ne serait plus le monument d’orgueil que César se construit à lui-même, mais le vanitas vanitatum des empires dont ne subsiste que la permanence de l’homme et de l’esprit.

Le propre de l’histoire est d’accorder la primauté au constat sur la logique et de mettre au premier plan le devenir de l’homme dans sa totalité concrète. La seule continuité que connaît tout d’abord l’historien est celle du temps, un temps qui commence avec le témoignage que l’homme apporte de sa propre présence, l’esprit historique se distingue de la logique abstraite du théologien, du philosophe ou du mathématicien. Mais, pour sa force, et ses faiblesses, l’historien sait qu’il appartient à ce devenir de l’humanité qui est l’objet de sa connaissance, ce cours multiple et hasardeux comme celui d’un conte ne fait que placer l’unité à un niveau plus profond. Car l’histoire est une histoire : la seule où nous soyons spectateurs et acteurs. L’irréductibilité du passé par rapport au présent n’apparaît qu’à celui qui mesure à chaque instant l’un à l’autre. Pour mesurer l’accident historique, l’historien doit penser en fonction de l’ensemble des temps, il est conduit à découvrir des constantes en même temps que l’accident. S’il est deux disciplines qui ne devraient pas être séparées, c’est l’histoire et la sociologie : la sociologie donnant à l’histoire le sens de l’universel, l’histoire apportant à la sociologie celui du contingent. Mais n’est-ce pas demander l’impossible ? Car pour notre malheur, il semble bien que le sens de l’universel et celui du concret se soient toujours exclus dans l’esprit humain.

Ces quelques réflexions peuvent sembler oiseuses, parce que trop générales et trop théoriques ; certains leur reprocheront aussi de ne pas comporter de solutions. J’avoue m’être préoccupé avant tout de savoir quelles étaient les vraies questions qui se posaient au professeur français de l’an 1950, que je suis. Poser ces questions n’est pas inutile, elles sont aussi déterminantes qu’un bon diagnostic pour une bonne thérapeutique. Autant il est normal de définir clairement une vue d’ensemble, autant il est ridicule de prétendre sur le papier à des solutions toutes faites. J’espère que ce ne seront pas des historiens qui me contrediront sur ce point.

Tout ce que je peux dire, c’est que la question posée ici me semble commander à la fois mon existence d’homme vivant dans l’histoire, et de professeur chargé de l’enseigner. Et la réponse n’est pas facile, car il ne s’agit de rien moins que de me dégager de l’Histoire, et d’aider les autres à s’en sauver. Dans le domaine de l’enseignement historique comment substituer la réalité du temps perdu au mythe de l’Histoire ? D’abord en dégageant cet enseignement du préjugé le plus grossier : le parti pris nationaliste. Nous aiderions ainsi nos élèves non seulement à dépasser l’horizon trop étroit de leur nation, mais aussi celui de leur époque, pour leur montrer que l’avenir peut ignorer ce qui fut ignoré du passé. Le plus sûr moyen de ne pas céder à l’optique nationaliste est de se rappeler qu’il fut un temps où il y eut des patries sans frontières, sans drapeaux ni casernes, que l’identification de la société à l’État n’est qu’un stade historique. L’enseignement historique devrait insister sur la maison plutôt que sur le palais, sur les mœurs autant que sur les traités. Une histoire de l’homme le replacerait au centre des temps : l’homme dans sa totalité et non pas quelques Homo politicus, economicus ou religiosus. Le professeur soucieux d’atteindre ses élèves se rendra compte alors des difficultés pédagogiques que multiplie le refus du mythe. Je n’aborderai pas ici cette question. L’historien doit surtout se rappeler qu’il ne peut espérer dominer l’histoire qu’en essayant de la penser. Le moment vient toujours où le jugement doit conclure et précéder l’opération de la connaissance : bien plus que d’accumuler des faits, il devient nécessaire aujourd’hui de penser les quelques faits vraiment acquis. Cette réflexion sur l’histoire n’est possible que si l’historien échappe tant soit peu à son époque : la connaissance du présent garantira donc l’objectivité de sa compréhension du passé. L’existence d’une connaissance historique qui ne serait pas une Histoire réduite à une fonction sociologique dépend donc de la volonté de l’historien d’être un homme libre. Comme l’objectivité de l’enseignement de l’histoire est liée chez le professeur à une religion du respect de la personne de ses élèves, l’objectivité de l’historien est liée à sa volonté de se dégager des temps pour atteindre à une vérité intemporelle, c’est dans la mesure où il vivra cette volonté qu’une Histoire anonyme ne se substituera pas à la réflexion de la personne libre sur ce qui fut vraiment. Mais, en cet instant où les portes de l’Histoire semblent une fois de plus vouloir nous enfermer dans la nuit, est-il encore possible d’unir la largeur d’un esprit à la fermeté, l’engagement à l’objectivité, la liberté à la vérité ? Il semble bien que notre cerveau devenu trop étroit ne puisse plus concevoir à la fois les multiples aspects d’un esprit vivant. Une pensée vraie, parce que libre, et libre parce que fondée. La terrible question posée à l’historien est celle qui est posée à tous les hommes de ce temps. S’il arrive dans son domaine à lui donner une réponse positive, il ne l’aura pas donnée pour une fois à l’Histoire, mais aux hommes.

Entropia, revue théorique et politique de la décroissance, n° 15, automne 2013

 

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