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Jacques Ellul
Une introduction à la pensée
de Bernard Charbonneau
Cahiers du Sud-Ouest, n° 7, janvier-mars 1985
Je venais de recevoir le livre de Giedion, Mechanization Takes Command, Bernard Charbonneau était dans mon bureau. Nous parlions de tout autre chose. Il avait pris le Giedion et le feuilletait. Il ne connaît pratiquement pas l’anglais. Il feuilletait en apparence négligemment, mais examinait avec son attention acérée les photographies et illustrations. Nous parlions. Soudain, il pose le livre de Giedion, et j’entends encore sa phrase : « En somme cet Américain croit que le progrès mécanique a démoli l’homme, mais avec un idéalisme bien américain il croit en un Homme absolu, et c’est l’art qui permettra de résoudre le conflit. » Il avait en une heure, sans lire, avec son intuition exceptionnelle, par le simple choix des illustrations et leur arrangement, mis le doigt sur la faiblesse principale de ce livre savant… Je cite cette anecdote pour, simplement, donner un exemple et de sa capacité incroyable de « saisir » des phénomènes et de l’acuité de son jugement.
Nous avions découvert, au début des années trente, une convergence de nos inquiétudes et de nos révoltes. Mais il était incomparablement plus avancé que moi. Il avait une connaissance de la pensée révolutionnaire et une appréhension de notre société qui m’éblouissaient. Je me suis mis à son école, dans cette orientation socialiste qui refusait à la fois la mollesse de la SFIO, la dictature du communisme et qui cherchait une voie originale pour la révolution. Ce qui dès cette époque le caractérisait, et rend toujours aujourd’hui sa lecture difficile, c’était une critique permanente (d’où devait sortir la découverte du positif), mais une critique principalement adressée à ceux qui lui étaient le plus proche. Il ne s’attardait pas tellement à la critique du nazisme, parce que nous en étions infiniment loin, mais bien à celle de la gauche, parce que c’était là que se situait notre enracinement, et me semble-t-il, il ne pouvait supporter les compromissions, les faiblesses, les erreurs de cette gauche, et il était exigeant précisément parce que là lui semblait résider notre place.
Années trente, montée des fascismes partout. Nous étions extrêmement solitaires quand nous apprîmes la fondation d’un mouvement qui se nommait « Esprit ». Nous allâmes voir aussitôt, avec certaines réticences. Le titre lui paraissait très mauvais. Il craignait un spiritualisme, une fuite dans le spirituel, ou une reprise d’un quelconque christianisme social. Nous avons trouvé un groupe avec qui il était possible dans une certaine mesure de dialoguer, avec qui nous partagions des révoltes communes et un refus de la droite et de la gauche, du stalinisme et de l’hitlérisme, mais autant de la démocratie libérale et des États-Unis… Les refus étaient très comparables, l’interprétation du monde moderne et les entreprises positives, moins. À la rigueur, nous pouvions entrer dans la perspective d’un personnalisme, dégagé de l’individualisme du XIXe siècle, retrouvant les dimensions essentielles de l’homme, insistant sur l’unité de l’être humain, sur l’incarnation, sur l’engagement en fonction d’une décision personnelle vraiment choisie, sur le caractère politique de toute entreprise de ce genre et sur la « Révolution nécessaire » – mais qui ne pouvait être remise indéfiniment.
Le personnalisme en tant que philosophie nous touchait très peu, et surtout nous nous écartions de la façon très politique d’interpréter le monde occidental. Bernard Charbonneau avait déjà reconnu que le caractère principal, le facteur déterminant de notre temps était la technique. Il commençait à en tirer les conséquences. Mais à Esprit, personne ne l’entendait. L’opposition théorique s’est aggravée très rapidement. Bernard Charbonneau était le premier à dépasser la critique du machinisme et de l’industrie pour accéder à une vue globale de la technique comme pouvoir structurant de la société moderne.
Dans les divers groupes que nous connaissions, nous nous sentions plus proches de Dandieu que de Mounier. Cependant lorsque Ordre nouveau (1) fut fondé (vers qui allaient mes préférences), Charbonneau en fit une critique très rigoureuse et demeura à Esprit. Mais le problème s’est posé d’une manière assez aiguë au sujet de la tactique à suivre. Nous étions tous convaincus qu’il y avait un premier pas à effectuer, celui de la prise de conscience. Mais celle-ci ne pouvait être le seul résultat de la lecture de la revue ou du contact personnel avec Mounier. Charbonneau pensait à un développement de groupes de base, qui ne seraient pas seulement des groupes de lecteurs et de soutien pour la revue, mais qui effectueraient déjà un certain travail révolutionnaire, avec la critique spécifique de la société actuelle (critique portant sur ses formes fondamentales : État, publicité, propagande). Bernard Charbonneau pensait que ces groupes devaient se fonder partout, avec une grande autonomie, et puisque l’un des aspects de la pensée d’Esprit était la décentralisation, la critique de l’État moderne, etc., il fallait commencer par le mettre en pratique. Mais il s’est assez rapidement heurté au parisianisme du groupe central d’Esprit, au peu d’intérêt marqué par les groupes autonomes et provinciaux, et à une certaine défiance pour les initiatives locales qui n’exprimaient pas forcément l’orthodoxie en train de se constituer. En même temps, s’était affirmé un durcissement catholique, et Bernard Charbonneau, en tant qu’agnostique, se sentait assez rejeté. Esprit nous paraissait alors comme un groupe culturel de catholiques de gauche, incapable de s’engager dans une action révolutionnaire. La rupture fut assez dramatique. À partir de ce moment, Bernard Charbonneau, inlassablement, avant et après la guerre, a tenté de constituer des groupes orientés vers une prise de conscience révolutionnaire, mais exprimant déjà dans leur mode d’action et de vivre un peu de la rupture radicale que cette société imposait puisqu’elle était totalisante et exigeait donc une mise en question plus fondamentale que celle effectuée par les marxistes. C’était extrêmement difficile d’amener quiconque à des prises de conscience de cet ordre, aussi totales et profondes, et encore bien plus quand il s’agissait de passer au stade de la mise en pratique et de l’action. Deux fois nous fûmes très près de réussir. Deux échecs parmi d’autres. L’intransigeance et la rigueur critique de Charbonneau, qui ne pouvait se satisfaire de demi-adhésions, de demi-mesures, d’une compréhension intellectuelle, ou d’un mouvement plus nombreux sans une clarté suffisante, ne rendaient évidemment pas les choses faciles.
Je fus pour lui, je dois le dire, un second aussi fidèle que possible mais sans cesse dépassé par le renouvellement et l’approfondissement de sa compréhension de la société occidentale moderne, et aussi sans cesse remis en question par son impitoyable critique.
L’écrit paraissait à Bernard Charbonneau un moyen second dans une entreprise de cet ordre. Ce ne pouvait être qu’une base de réflexion, de recherche, une mise au point pour la progression commune, et c’est pourquoi beaucoup de ses écrits ont eu d’abord pour objectif les membres des groupes qu’il connaissait. Puis, certain qu’il n’arriverait pas à réaliser le mouvement révolutionnaire qu’il voulait, il se mit à écrire des livres. Mais ils sont difficiles. Ceux qui sont publiés sont les plus aisés, l’énorme collection de ses manuscrits recèle le plus dense et le plus profond.
La difficulté de ses écrits est très particulière : elle ne tient ni à un vocabulaire abscons ni à une forme obscure ; au contraire, c’est le vocabulaire de tous et le style est d’une luminosité extrême. La difficulté tient me semble-t-il à deux faits. Le premier, c’est l’immense érudition historique et sociologique de Bernard Charbonneau, qui n’est jamais exposée. Il ne progresse pas selon la méthode universitaire, en énonçant ses sources ou en démontrant chaque point : il avance comme si le lecteur savait autant de choses que lui, et il procède à une réflexion dans laquelle les faits sont simplement évoqués, traités par allusion. Or, en même temps, l’ordre de faits auquel il se réfère est souvent saisi par « intuition », et par conséquent, le lecteur n’est pas forcément averti de quoi il s’agit. Bernard Charbonneau à un « flair » incomparable pour appréhender les phénomènes sociaux, pour leur donner leur véritable importance. Ce qui l’amènera à des jugements estimés scandaleux. Je me rappelle une conférence, en 1959 ou en 1960, où il avait déclaré que la guerre d’Algérie n’avait aucune importance… Après cela, l’auditeur ne veut plus rien entendre ! Mais il s’agit de distinguer ce qui est l’événement superficiel, ou encore simplement déterminé par « la force des choses » (et par conséquent sans intérêt, parce que n’éclairant rien de nouveau) et puis ce qui constitue cette « force des choses » elle-même, qui est le seul problème clef. La seconde difficulté pour la lecture de Bernard Charbonneau tient à la conception très singulière de ses livres : ils sont un mélange de tout, histoire, réflexion, analyse sociologique, démonstration, lyrique, et surtout le grand problème de l’unité du sociologique et du personnel. Chaque livre de Bernard Charbonneau (je crois qu’il est le seul à y parvenir) est caractérisé par la cohésion entière entre la compréhension, ou la description du collectif, et l’insertion de l’individu, de lui-même d’abord. Il n’y a aucune dissociation entre les deux. Or, ceci est écrit dans un style brillant, qui convie à se laisser aller à une lecture hypnotisée, alors que chaque phrase est rigoureusement significative : il y a là un malentendu constant que j’ai souvent rencontré. Le lecteur est tenté de lire comme une formule rhétorique heureuse ce qui est la formulation stylistiquement parfaite d’une pensée rigoureuse et complexe. En définitive nous sommes en présence d’un ensemble complexe d’expérience directe, réfléchie, critiquée, intégrée à une connaissance globale de notre société, exprimée dans une forme esthétique saisissante. Là réside la difficulté !
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Sur L’État, de Bernard Charbonneau.
Le livre ici présenté aura bientôt trente ans. Il eut d’abord une édition ronéographée. Il est antérieur à toutes les études sur l’État et le Pouvoir qui ont fleuri après 1950. En apparence, nous sommes en présence d’une analyse de la croissance du pouvoir politique depuis deux cents ans dans le monde occidental, et ceci en liaison avec l’évolution globale de la société. C’est donc une description du passage des sociétés agropastorales à la société industrielle, l’État n’étant qu’un aspect, un moyen et une expression de cette mutation fondamentale. En apparence… par conséquent nous rencontrons des questions que nous croyons bien connaître, après tant de sociologie et de science politique. Mais nous avons ici une connaissance plus profonde, plus fondamentale que celle à laquelle nous sommes accoutumés. Plus fondamentale ? On sera alors tenté de traduire « moins précise » ! Car nous sommes obsédés par le besoin d’exactitude et de précision, l’accumulation des preuves. Bernard Charbonneau retient des faits qui sont pour lui certains non par des preuves statistiques mais par suite de l’analyse globale. En 1947, il expliquait la nécessité inévitable des camps de concentration en URSS, et était le premier à parler de Magadan ! Le lecteur reste perplexe, parce que cette interprétation fulgurante lui échappe. Il reste dubitatif, parce qu’il est accoutumé à des preuves. Ceux qui ont pu lire L’État en 1950 ont parfois critiqué le caractère non scientifique de cette étude. Pour eux, il s’agissait d’« idées », d’« opinions »… Je voudrais seulement alors faire une remarque : en trente ans ce livre n’a pas vieilli, rien ne s’est révélé, à l’expérience, inexact ; au contraire, tout ce que Bernard Charbonneau avait prévu s’est réalisé. Je ne connais pas beaucoup de livres scientifiques de sociologie ou de science politique dont on pourrait dire la même chose ! Or, dans ces questions, il n’y a pas d’autre preuve scientifique que l’épreuve du temps. Ce n’est pas la précision de la méthode qui garantit ici l’exactitude des résultats, ce n’est pas la description minutieuse d’un certain ordre de faits qui garantit la réalité de la compréhension. Ce n’est pas la mathématique qui assure la scientificité : il n’y a pas d’autre critère que l’épreuve du temps, en sciences humaines, car toute étude sociologique ou politique, parce qu’il s’agit de phénomènes humains implique une certaine situation par rapport au futur, une certaine vue du futur : aucune étude, si statistique fût-elle, n’est privée de cette dimension. Et c’est ici que l’on s’aperçoit de la valeur du travail. Que signifierait le travail d’un chimiste si, quand il fait concrètement la synthèse, il obtenait un tout autre corps que ce qui était prévu ? Or, il n’y a rien à changer à l’étude de Bernard Charbonneau sur l’État. Et ceux qui entrent dans le processus de « monstration » poursuivi par Charbonneau peuvent bien entendu comprendre le caractère inattaquable de sa démarche. Bien entendu, on peut aussi la refuser. Mais il faut alors savoir qu’il s’agit d’un refus sans plus. Refus qui peut être fondé sur une certaine idéologie, par exemple. Ainsi, les communistes ne pourront pas accepter ce que dit Bernard Charbonneau, parce qu’il y a une mise en question radicale de presque tout leur credo. Mais le plus souvent le refus sera systématique et irraisonné, parce que le lecteur ne supportera pas d’être pris à partie aussi personnellement, d’être acculé dans sa conscience et sa vie. Mais quant au livre lui-même, il est impossible d’en effectuer une démolition, une déconstruction, parce que l’accumulation des faits implicites est telle, l’établissement des interrelations, des interconnexions entre ces faits est si précise, que je ne connais personne qui soit capable de les critiquer efficacement. C’est un livre de Tout ou Rien, et c’est bien au fond ce que Bernard Charbonneau a toujours cherché à faire. Une mise au pied du mur en fermant toutes les issues de fuite possible de façon à ce que le lecteur soit interpellé sans possibilité de l’éviter. Obligé de choisir, et par là obligé de se reconnaître coupable. Car ce livre prend à partie, exige une décision personnelle, en décrivant l’interaction de l’individu (chacun) et du pouvoir. Tel est bien le problème.
Bernard Charbonneau a l’air de décrire un mécanisme abstrait, l’État, qui fonctionne par lui-même, qui a son poids, sa raison de développement, sa cohérence. Comme si l’on avait un cancer qui se développe dans la société, en soi, par soi, hors des prises de l’homme. Et c’est la première impression que l’on peut avoir lorsque justement on lit ce sous-titre « Par la force des choses ». Je suis donc hors de question. L’avalanche s’accumule sur les sommets, moi qui suis dans la vallée, je n’y peux rien. Et précisément c’est avant tout cette illusion et cette justification que Bernard Charbonneau dénonce tout le long de ce livre. L’État s’est développé par soi exactement dans la mesure où l’homme a cédé, bien plus : a désiré qu’il en soit ainsi. La force des choses fonctionne, aveugle, dans l’exacte mesure où l’homme démissionne. Le pouvoir grandit implacablement, parce qu’aucun homme n’est capable du plus petit acte de liberté. Autrement dit, le lecteur en lisant ce développement du plus froid de tous les monstres froids, est devant le miroir de sa propre complicité, de sa propre lâcheté. Et c’est pourquoi nous avons un livre qui se situe à la limite du tolérable.
Il n’est pas besoin des scandales d’Arrabal et des avilissements humains d’Albee pour mettre l’homme en cause. Il n’est pas besoin de grands cris spectaculaires et esthétiques, qui sont tellement excessifs, irréels, dénaturés, qu’à la limite ils ne signifient rigoureusement plus rien, et que tout le monde est bien tranquille après. Il suffit d’une soigneuse description clinique de notre expérience inévitable et quotidienne du pouvoir. L’essentiel est la compréhension de la relation intime entre chacun et le pouvoir. Même de la part de ceux qui le contestent. La puissance du livre de Bernard Charbonneau, c’est précisément que cette force des choses qu’il décrit implacablement existe objectivement, mais par l’absence d’être de l’homme. Il n’y a pas une sorte de pouvoir machiavélien qui posséderait les pauvres individus innocents. Il n’y a pas non plus une classe dominante qui écrase (sans autre réponse que la révolte !) les malheureux opprimés. Il n’y a pas non plus, inversement, des individus libres qui pourraient manipuler les choses, se rendre maîtres sans problème de l’État, des administrations et en faire ce qu’ils voudraient. Il y a copénétration exacte de l’État et de l’individu, par la trahison de celui-ci. « L’ennemi que chacun porte en soi, qu’il se nomme démission ou chute. » C’est donc une véritable mise en question, tellement rigoureuse qu’elle en devient spontanément inacceptable, scandaleuse. Bernard Charbonneau veut nous acculer à un aveu et son livre devient inavouable. Il veut nous contraindre à nous engager à la liberté. Et c’est cette difficulté morale ou psychologique d’accepter cet appel qui rend la lecture de ce livre difficile (et non point quelque problème intellectuel) ; c’est dans la mesure où l’on est en présence d’une œuvre intellectuelle qui est en même temps existentielle qu’on est tenté soit de récuser l’analyse intellectuelle en disant qu’on y mélange des appréciations de valeurs, soit de refuser l’appel à la liberté en disant que l’on ne voit pas au nom de quoi il est porté. Mais dans les deux cas c’est une position de fuite et d’irresponsabilité. Ce livre repose sur une attitude et une volonté de l’unité de la vie de l’homme, de son engagement extérieur et de son développement intérieur, sur la démonstration d’une cohérence de la vie.
Bernard Charbonneau écrit parce qu’il a la conviction qu’il n’y a pas un extérieur et un intérieur, un institutionnel et un spontané, un spirituel et un matériel, mais que l’un est toujours l’autre. Il sort ainsi complètement des catégories auxquelles nous sommes habitués ; pour les uns il paraîtra un matérialiste dogmatique, pour d’autres un spiritualiste religieux, dans la mesure précisément où ils auront séparé ce qu’il tient à unir, et où ils auront choisi dans l’ensemble ce qui leur convient.
Mais la difficulté croissante c’est que nous avons l’impression d’une contradiction entre la lucidité et l’engagement. Cette lucidité semble rendre l’engagement impossible, parce qu’elle montre la difficulté du combat et la vanité des engagements politiques traditionnels qui ne peuvent rigoureusement que favoriser la croissance de l’État. L’engagement, inversement, ne peut s’effectuer que dans l’aveuglement et en se débarrassant de la connaissance du réel. Or, précisément, ce livre est l’attestation de la recherche d’un engagement possible en face et par rapport à une réalité exactement connue. Mais il est évident que si cet engagement doit être l’acte d’un individu, il ne peut s’effectuer sur un mot d’ordre : d’où l’absence d’un programme. Si cet engagement doit être celui de la liberté, il ne peut être collectif et massif ; et cependant s’il doit intervenir dans les structures, il faut bien qu’il ait une dimension autre qu’individuelle. Tel est le dilemme.
Enfin, peut-être faut-il aborder un dernier point : Bernard Charbonneau a publié plusieurs livres qui n’ont pas eu le retentissement qu’ils auraient dû avoir, étant donné leur qualité dans tous les domaines. Quand on les compare à combien d’autres livres qui ont « réussi »…! Mais il faut prendre conscience que les raisons du refus ne sont pas de l’ordre du raisonnable. En réalité on comprend qu’un corps social se défende quand il est attaqué. On peut être assuré qu’un livre qui a du succès, même s’il est agressif, accusateur, violent, même s’il crie à l’injustice et appelle à la révolution, doit ce succès d’abord au fait qu’il ne met pas sérieusement en question le corps social. Celui-ci est au contraire d’autant plus favorable aux livres qui font une attaque arbitraire ou fallacieuse : de telles violences verbales (auxquelles nous sommes accoutumés) sont de véritables diversions par rapport aux questions effectives, et elles sont accueillies avec enthousiasme précisément parce qu’elles présentent une apparence de mise en question et de ce fait évitent les mises en question réelles. Le silence glacé qui a accueilli certains livres de Bernard Charbonneau est la preuve qu’il avait frappé au cœur, qu’il dévoilait un problème central, qu’il posait les vraies questions que l’on n’a pas envie d’entendre. La société alors réagit en étouffant dans le silence et en multipliant le divertissement. Je souhaite pourtant que certains au moins soient saisis par le sérieux de la mise en question présente, et acceptent d’entrer dans ce combat avant qu’il ne soit trop tard.
Note
(1) Un éphémère groupe politique « non conformiste » des années trente, d’inspiration personnaliste ; rien à voir avec le mouvement néofasciste des années soixante-dix (NDLR).