« La Fabrication des bons élèves »

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Bernard Charbonneau

La Fabrication des bons élèves

(Esprit n° 62, novembre 1937)

Les considérations qui suivent ne sont pas théoriques, elles ne cherchent pas à définir le système parfait de l’éducation. Elles expriment l’expérience d’un professeur qui a enseigné l’histoire à des élèves de douze à dix-sept ans, et n’est pas très éloigné encore du temps où on la lui enseignait. Elles sont violemment partiales, parce que les professeurs sont directement intéressés à la transformation de l’enseignement. Elles sont braquées sur des défauts actuels. Il n’est pas inutile cependant de rappeler au départ qu’une révolution éducative est inséparable d’une transformation de tout l’organisme social. Le lycée est dans la ville et la ville dans la cité : une révolution par l’éducation suppose d’abord que la cité la désire et la permette.

Comme dans le domaine social, les apparences pourraient nous faire croire que nous sommes déjà en période révolutionnaire ; on parle beaucoup du projet de réforme de l’enseignement ; les positions sont arrêtées pour ou contre et l’on voudra sans doute nous forcer à prendre part aux exclusives. En fait, le problème de l’enseignement n’a pas été examiné à fond et le courage a manqué aux théoriciens de gauche pour faire une critique profonde de l’école actuelle, sans doute parce que cet enseignement est un peu le leur. Mais nous pourrions aussi dire que leur réforme est un peu celle de leurs adversaires, de certains tout au moins. Nous avouerons que de telles connivences nous paraissent suspectes et que si la situation est vraiment révolutionnaire, la révolution ne nous semble pas encore commencée. Elle commencera, comme toute révolution, le jour où l’on changera de fin ; où le but de l’enseignement cessera d’être la fabrication de ce produit aseptique, commode à l’usage et bien présenté : le bon élève.

Il faut sans doute beaucoup de naïveté pour bien poser le problème de l’enseignement actuel et malheureusement ce sont par la force des choses des gens « instruits » qui s’en sont occupés ; je crois que, pour bien parler de l’enseignement, il faudrait d’abord faire effort pour retrouver ses souvenirs d’élèves, car malgré leurs déclarations passionnées, l’âge et les connaissances ont fait à la plupart des professeurs oublier leurs classes. Nous trouvons un plaisir suspect à un débat où se heurtent de si grandes divinités : la Pédagogie, l’Humanité, l’Enfance, – nous construisons d’en haut philosophie et programmes ; il est naturel que le drame se termine par un coup de foudre ministériel et un changement de programme. De quoi peuvent s’occuper les ministres et les personnes décorées sinon des programmes ? À force de parler de la Liberté et de la Fraternité, nous avons oublié Georges Royen, paysan charentais, à force de penser aux humanités et aux sciences, nous avons oublié Durand, Lignères, Potheau, Godard, nos élèves, et si beaucoup sont pleins de sollicitude pour eux, le mot incompréhension serait trop faible pour désigner cette sorte particulière de sollicitude, parce que l’incompréhension passe à côté de l’objet qu’elle ignore, tandis que pour les défenseurs des programmes, les élèves n’existent pas. Si jamais un jour l’enseignement est transformé, ce sera par un homme qui pensera à sa classe, lorsque, le tumulte du départ calmé, il regardera la table d’écolier maculée d’encre, entaillée de coups de canifs ; s’il arrive à bien comprendre le rôle de cette table, il aura enfin conscience de la nécessité d’une révolution, non d’un changement de programme. Nous n’aurons un projet efficace que si nous connaissons enfin l’abîme qui nous sépare de l’élève qui s’est assis à ce pupitre. C’est là sans doute une constatation désagréable pour un professeur mais, si nous ne la faisons pas, tout le reste sera inutile.

Le professeur trône de sa chaire comme un dieu, un dieu féroce ou bienveillant. Le premier type est très fréquent : la guerre d’usure qu’imposent vis-à-vis des élèves, à de nombreux professeurs, les conditions actuelles de l’enseignement, finit par faire naître en eux un violent ressentiment. Tout jeune professeur reçoit de ses aînés des conseils qui dévoilent leur état d’esprit : « tenez-les bien », « ne vous laissez pas faire… ou vous serez possédé ». Cette catégorie de professeurs assez nombreuse jubile à l’idée de punir, de briser. Cet état d’esprit existe inconsciemment chez des hommes qui se croient justes et bons. Ils distinguent entre les « bons » c’est-à-dire ceux qui cèdent, et les autres, contre lesquels tout est permis. J’ai vu ainsi un collègue de gauche, antifasciste à tous crins, résumer sa politique vis-à-vis de certains élèves par ces mots : « il faut les mater » ; le même définissait d’ailleurs sa tâche : « développer la personnalité ». Il y a aussi les professeurs qui se flattent d’avoir d’excellents rapports avec leurs élèves ; ceux-là prétendent les connaître ; mais ils jugent toujours de l’Olympe. Ils se font un plaisir d’analyser avec une psychologie compréhensive l’âme des enfants qui leur sont confiés. Sans doute regrettent-ils de ne pas être directeurs de conscience ; ce sont des amateurs d’âme et ils connaissent parfaitement l’« esprit d’enfance » : un esprit d’enfant qui les empêche d’ailleurs de comprendre les trente enfants qu’ils ont sous les yeux à peu près autant que les cyniques qui appliquent brutalement les méthodes de justice et de terreur. Les premiers reconnaissent le conflit qui existe entre le professeur et les élèves ; les seconds le nient, mais ne le suppriment pas.

Cet état d’esprit explique les programmes et les méthodes d’éducation. L’enseignement est organisé comme si l’élève était à la fois incapable de penser par lui-même et doté d’une intelligence subtile. Le professeur considère volontiers que les élèves de seconde sont encore des enfants dont les préoccupations n’ont rien à voir avec les siennes. Tel cuistre bardé de diplômes jugera des gosses qui, par leur sensibilité et leur caractère, seraient dignes de considérer leur professeur comme un cobaye ; par contre, les manuels de sixième prétendent enseigner les combinaisons politiques de Périclès à des enfants de douze ans. Il est donc normal que l’enseignement soit conçu sous la forme du bourrage de crâne. Certes, il s’agit de moins en moins d’apprendre par cœur et l’on cherche à diminuer les heures de travail. Mais bourrer le crâne d’un enfant, cela ne consiste pas seulement à lui faire ingurgiter des textes par cœur, mais à le forcer à apprendre, sous une forme ou sous une autre, une matière inassimilable : on pourra lui apprendre le latin par la joie, on pourra diminuer les heures de classes : si le latin n’a rien à voir avec ses préoccupations, c’est un bourrage de crâne. C’est dans la mesure où l’instruction actuelle est, pour des raisons variant avec chaque enfant, un travail forcé, qu’elle surmène les élèves.

La terminologie courante montre très bien quel est le caractère essentiel de l’instruction des lycées, cette lutte entre professeur et élèves : il s’agit non pas de former des hommes en partant de l’enfant, mais de tuer l’enfance pour fabriquer le bon élève poli et cultivé, en « ornant son esprit ». Ceux qui l’emporteront dans cette lutte, ce ne seront pas les plus doués, mais les moins capables de résister ou bien ceux qui, par désir de réussir, par volonté, arrivent à mater leurs tendances profondes. On ne peut poser la réforme de l’enseignement sans mettre en question le sens actuel de la culture ; nous sommes bon gré mal gré les défenseurs de cette culture et je crois que notre bonne conscience pousserait des cris effarouchés, si nous entendions l’exclamation du poète hitlérien : « Quand j’entends parler de la culture, je prends mon revolver. » Or cela, tous nos élèves le pensent plus ou moins profondément. Le sentiment de la révolution actuelle, de la révolution permanente de l’enseignement, il n’est pas à Paris, il n’est pas chez tel dirigeant de syndicat, il est là devant nous, chez ces élèves dont nous avons oublié les dégoûts. Cette culture se conserve dans les livres, et nous les accablons de bouquins. Certes les bouquins sont sympathiques au début, tant qu’il y a des images à regarder, mais ils deviennent vite écœurants ; les élèves préfèrent le mouvement, les objets : la course dans la cour, leurs collections secrètes. À l’abri du professeur, ils entassent dans leur pupitre des billes en acier, des cartes postales, un hanneton dans une boîte percée de trous. Ils cherchent ainsi confusément les expériences qu’ils ne trouvent pas dans les interminables discours du pédagogue ; ils ont compris dès le début le caractère essentiel de l’enseignement qu’ils reçoivent au lycée.

Prenons comme exemple l’histoire et la géographie : lorsque le professeur apprendra à ses élèves de seconde la géographie générale, ce sera à grand renfort d’exemples étrangers. S’il parle d’un vieux massif de montagnes, ça sera des Appalaches, s’il parle d’un lac, ce sera du Victoria Nyanza. Le professeur d’histoire naturelle évoquera les sagous et des ornithorynques, mais du lac où il leur est arrivé de pêcher un dimanche avec leurs parents, du matou qui fuit le soir au coin de la rue, il ne sera pas question. Un élève bordelais connaîtra Johannesburg, mais il ne connaîtra pas La Réole, ou s’il la connaît, il saura bien qu’il ne s’agit pas là de connaissances intéressantes pour les études faites au lycée. Les élèves savent bien quel risque il y a à faire appel à ses souvenirs personnels dans les compositions. Au surplus, rien dans cet enseignement ne les prépare à la vie quotidienne. S’ils apprennent à « se débrouiller », c’est toujours contre le professeur et l’administration.

Cette culture n’est qu’un ornement de l’esprit, elle prépare des hommes faits pour habiter, avec certaines habitudes, certains quartiers déterminés des villes, et c’est pour cette raison, non par des intentions subtiles, que l’enseignement distribué dans les lycées est un enseignement de classe. La conception universitaire de la culture est une conception bourgeoise. Le bourgeois dira de l’un des siens, non pas : « c’est un saint », ou « c’est un héros », mais « c’est un homme cultivé ». Certes la clientèle des lycées reste encore bourgeoise pour des raisons économiques, mais aussi parce que la bourgeoisie se sent obligée de faire donner cette culture à ses enfants : une culture qui se distribue est forcément une culture de luxe qui divorce d’avec l’expérience humaine. On n’arrachera l’enseignement à la bourgeoisie que le jour où il perdra son caractère idéaliste.

L’examen qui marque la fin de l’enseignement secondaire est ici symbolique : M. Piobetta peut parler de la signification sociale du bachot ; il croit ainsi en faire l’éloge, en fait il le juge et il le condamne. C’est un diplôme de bourgeoisie : si tant d’honorables pères de famille s’inquiètent de l’examen de leur fils, c’est certes par souci de leur avenir, mais aussi parce que leur fils, aux yeux des amis de la famille, ne sera qu’un raté s’il n’arrive pas à passer son bachot. Dans les sociétés primitives, certaines fêtes religieuses groupaient les nobles ; dans la nôtre, les futures générations de chefs d’entreprise, de politiciens, d’hommes de loi se réunissent en juillet et en octobre près les perrons des facultés. Les pères et les mères de famille se congratulent, les jeunes filles vêtues de robes claires parlent de Racine ou de Corneille à des jeunes gens qui s’essayent maladroitement aux rôles de politesse voulus par leur milieu. Des révolutionnaires même, parce qu’ils se sont occupés de corrections de copies et n’ont pas regardé ces réunions de candidats, n’ont pas compris la signification de cet examen. Car le bachot trouve des défenseurs à gauche. Ils y voient un examen de culture générale, ce qui est faux, car on peut le passer sans connaître les Mille et une Nuits, Cervantès, Shakespeare ou Goethe, en ignorant tout de la peinture et de la musique ; ils y voient un procédé de sélection, ce que l’expérience dément : la seule sélection du bachot est opérée par l’argent ; enfin, ils ne s’aperçoivent pas que le bachot résume un enseignement bourgeois, bourgeois par les cadres, par les élèves, bourgeois par son origine et, ce qui est infiniment plus grave, bourgeois par son esprit. Si jamais un jour tous les Français accédaient à l’enseignement secondaire actuel et au bachot, il faudrait y voir un grave succès de l’esprit conservateur, ce serait le meilleur moyen d’étouffer les classes révolutionnaires, et les personnes, ce qui est plus grave. Il n’y a guère de différence au bout de quelque temps entre un boursier d’origine populaire et un fils d’honorables commerçants. La querelle qui oppose les partisans de la culture pour tous et les défenseurs du système des bourses est une querelle de famille ; ces derniers craignent seulement qu’une invasion massive d’élèves d’origine populaire ne transforme complètement le caractère de l’enseignement ; mais qu’ils ne s’inquiètent pas : le corps enseignant, l’administration, l’instruction et la pédagogie sont là pour digérer cette matière étrangère (1).

Comment peut-on dans ces conditions proposer aux élèves un engagement quelconque ? L’histoire n’est pas leur histoire, la littérature est celle qu’ils apprennent par cœur. Il n’est pas utile de discuter la neutralité d’un tel enseignement, il est forcément neutre. S’il ne s’agissait que du domaine politique ou religieux ! Il est neutre parce qu’il est mort. Les professeurs pourront prêcher toutes les morales qu’ils voudront, il n’est pas au pouvoir d’un homme bon ou mauvais de ressusciter un cadavre. Je ne m’amuserai pas à dénoncer cette neutralité dans les discours ministériels. Je la rechercherai plutôt dans les sourires polis des proviseurs, dans la nécessité de prendre des décisions mûrement réfléchies, dans les piles de rapports qui s’entassent et dans le tableau d’avancement. Tout le monde est forcé d’être neutre, du proviseur à l’élève, parce que tout le monde a pris l’habitude d’une pensée sans conséquence. On a appelé cette neutralité respect de la conscience enfantine. Eh bien, il faut avouer que nous ne la respectons pas, car on dévoie plus sûrement l’enfant en lui apprenant une morale hypocrite, en la vivant devant lui, qu’en lui ouvrant les yeux sur un aspect même partiel des questions sociales. Cette neutralité serait plutôt l’hypocrisie d’un totalitarisme qui n’ose pas dire son nom : l’élève que le professeur n’éduque pas est formé par la société bourgeoise ; le jour où, à la fatalité des demi-contraintes administratives, du « pas d’histoire », succédera une pression avouée, le fascisme prendra naturellement la suite du libéralisme ; il trouvera les professeurs timides, les administrateurs dociles, les élèves indifférents ou fanatiques de n’importe quoi, et la machine toute prête pour le bon fonctionnement du système. Comme dans les autres domaines l’impuissance libérale fait place nette au triomphe de la tyrannie fasciste.

Ce système repose sur une éducation qui fait appel non pas à l’esprit créateur, mais à l’esprit d’adaptation. On ne développe pas d’abord, on développe uniquement l’« Intelligence » ; pardon, j’oublie de dire que l’on développe aussi « la Personnalité ». Il reste cependant dans les classes un « déchet » d’enfants inéducables ; ce sont des crétins et tous les professeurs vous déclarent qu’un élève qui se refuse à dire en quoi Corneille est racinien est un malade mental. Or si dans ce déchet il y a des crétins, il y a aussi ceux qui sont inéducables parce qu’ils ne veulent pas être « formés ». La sélection s’opère par le milieu, la machine aboutit au triomphe du bon élève, un être pâle à la figure fine qui ne prend pas part aux jeux de ses camarades ; plus il avancera en âge, plus il s’écartera des « crétins » par les qualités et par les vices ; si le bachotage ne l’abrutit pas complètement il finira par être cette fleur suprême de la civilisation bourgeoise : l’homme cultivé. II ne pêchera pas à la ligne, il ne mangera pas sur l’herbe, il sera même original s’il a eu un professeur intelligent, et il préparera un doctorat sur « Le classicisme de Rimbaud », fournissant ainsi la preuve que les gens sans vocation ont une vocation de professeurs.

Posons maintenant une question absurde : Le lycée donne-t-il aux élèves le sens de la responsabilité ? Naturellement non, puisque tous les professeurs sont irresponsables. Les élèves sont punis et récompensés, voilà tout ; comme ils ne sont pas hypocrites, il ne leur reste même pas ce sentiment de « responsabilité morale » qui suffit à leur maître ; ils subissent sans comprendre des décisions absurdes parce qu’ils savent par expérience qu’il est dangereux de réagir. S’il y a une responsabilité qu’ils ne pourront prendre c’est bien celle du choix de leur vocation ; l’enfant ne pourrait la découvrir qu’en lui et le lycée cherche à chaque instant à l’arracher à lui-même. Tout au plus peut-on penser qu’il pourra se découvrir une vocation de professeur d’histoire, une vocation de professeur de français, une vocation de professeur de physique. La vocation qui ne s’affirmera pas au lycée, c’est précisément la vocation forte. Ne croyons pas à une volonté d’étouffement, et qu’il n’y aurait qu’à fusiller le ministre et quelques professeurs pour résoudre la question ; il s’agit de la fatalité d’un système abstrait : la vocation de l’homme se développe à l’épreuve de la vie et le lycée est hors de la vie. Souvenons-nous seulement du moment où nous avons pour la dernière fois franchi sa porte…

Le lycée est hors de l’existence des élèves, surtout de ceux qui y vivent. L’élève, et surtout l’interne, est en perpétuel conflit avec l’administration, avec les surveillants. Certes, comme dans la plupart des casernes, il ne réagit pas par une révolte avouée mais par une mauvaise volonté latente ; l’élève se défend par de petits chahuts, mais surtout en restant passif et fermé. Je crains bien que ce ne soit pas en peignant les murs de la classe en rose que l’on mettra fin à cette guerre. Constatation vexante : le bahut est une prison dont nous sommes les gardes-chiourmes. La réforme urgente, ce n’est pas l’enseignement du grec ou du latin c’est la transformation du sort du pensionnaire. Il y a une classe misérable dans l’enfance : l’interne. L’interne est plus malheureux qu’un enfant pauvre qui vit chez ses parents. Il est finalement brisé de deux façons : il devient un très bon élève qui ne pense qu’à ses bouquins ou bien un dévoyé (il n’est pas besoin de rappeler que les internats sont les foyers de l’homosexualité chez les filles et les garçons).

Les externes peuvent mieux se défendre parce qu’ils sortent du lycée. En classe, ils peuvent échapper en pensant à la cloche de 4 heures. Mais les qualités qu’ils conservent se manifestent contre l’enseignement du lycée ; je pense par exemple à la camaraderie de classe, au dégoût du mouchard ; l’enfant confond instinctivement l’élève qui est poli vis-à-vis du professeur avec le cafard ; il faut avouer qu’il a raison dans la plupart des cas ; les bons élèves doivent se faire pardonner leurs succès auprès de leurs camarades, ils y arrivent rarement parce qu’ils sont traîtres à la cause de la classe. La vertu communautaire la plus spontanée ne se développe que contre le professeur : j’ai connu des enfants qui mettaient toute leur application à n’avoir aucun rapport avec leur maître. La rencontre de l’élève et du professeur est impossible parce qu’il n’y a pas de commune mesure entre le métier du professeur et l’activité de l’enfant ; il n’y a de rencontre possible qu’entre le professeur et le bon élève. Entre les autres et eux, il n’y a pas de communion humaine ; le professeur cherchera à comprendre l’élève en français : hélas il le comprendra, et l’amateur d’âme lui donnera un prix ou un accessit ; quant aux autres, ce sont des crétins et ils tomberont sous la férule de la discipline.

Cette hostilité latente de la classe pose un gros problème aux professeurs débutants. Ils n’ont le choix qu’entre deux solutions : entretenir avec leurs élèves des rapports de camaraderie, mais alors sacrifier leur enseignement, et dans les classes nombreuses qui sont d’usage la discipline s’en ressentira, – ou bien faire honnêtement leur métier de professeurs, c’est-à-dire soumettre dès le début ces esprits rebelles qui leur sont opposés, ce qui ne veut pas dire qu’il faudra les abrutir de retenues mais leur en imposer par une attitude calculée d’avance ; tout compte, le geste, le costume, (le col dur serait une maladresse) et le ton de la voix surtout s’il est généreux. Il ne suffit pas que la plupart des élèves jouent la comédie pour les récompenses, il faut que le professeur tienne un rôle pour bien faire son métier, sinon il serait malhonnête et ses élèves seraient collés au bachot. Si pour l’élève le bahut est une prison, la culture qu’on lui distribue est une corvée. L’élève ne jugera pas les écrivains selon leur valeur, il distinguera ceux qui sont au programme et ceux qui n’y sont pas. La civilisation bourgeoise détruit aussi le virus contenu dans certaines œuvres. Penser à la sonorité de cette phrase : « Œuvres choisies de Villon, édition Hachette. » Quant aux grandes Œuvres classiques : Racine, Corneille, que l’on rabâche au cours de six ans d’enseignement, elles nous deviennent inintelligibles ; sortis du lycée nous ne pourrons plus de longtemps entendre des vers de Racine sans un sentiment d’ennui. Dans ces conditions, l’éducation et même la culture de l’élève se fera en dehors du lycée, ses opinions ne seront pas celle du professeur mais celles de ses parents. Ses éducateurs, le milieu social, le spectacle de la rue, le cinéma, les journaux ; l’enseignement tombera dans le vide parce qu’il ne peut rien contre les formules cent fois répétées de la vie quotidienne. Nous pouvons continuer à discuter de la réforme de l’éducation, tant que le lycée ne sera pas transformé l’éducation ne sera pas possible ; tout-puissant pour détruire les caractères originaux, l’enseignement actuel est impuissant à aider le développement du jugement et du caractère.

Contre cet état de choses, des protestations se sont élevées, nous l’avons déjà vu. Beaucoup croient que l’enseignement entre aujourd’hui dans une période de changement. On en reconnaît en général la nécessité. On tente dans la mesure du possible de rapprocher les élèves de la réalité concrète ; on cherche à développer l’enseignement des sciences et des langues vivantes aux dépens des langues mortes. On essaie d’animer la classe par des projections, du phono, de la TSF. On travaille à rendre le lycée plus agréable aux élèves en ornant les classes et en laissant pénétrer l’air et la lumière. Les parents d’élèves se préoccupent de la lourdeur des programmes et les milieux médicaux parlent du surmenage scolaire. On pense à développer les élèves non seulement au point de vue intellectuel, mais aussi au point de vue physique ; la gymnastique devient obligatoire. On cherche même à découvrir la vocation profonde des enfants ; la réforme de l’Enseignement proposée par le Front populaire crée des classes d’orientation où la collaboration des parents, des professeurs et des élèves doit permettre aux vocations qui s’ignorent de se révéler. Enfin et surtout, de profondes transformations se sont produites dans la mentalité des professeurs. Le professeur sévère qui appelle ses élèves « messieurs » tend à disparaître ; il est remplacé par de nouvelles générations de normaliens et d’étudiants qui rêvent de faire disparaître la classe obscure et ennuyeuse qu’ils ont connue. Ils ne veulent plus être le maître respecté, mais le camarade de leurs élèves ; ils voudraient supprimer la discipline et exercer seulement une autorité morale ; ils ne font plus appel à la crainte, mais aux bons sentiments ; ils ne méprisent plus leurs élèves, mais respectent l’enfance.

Ce changement peut sembler considérable ; et pourtant, si l’on compare les résultats pratiques à la révolution sentimentale qui s’est produite, ils paraîtront dérisoires. Une révolution a ravagé les programmes et les sentiments des pédagogues, mais devant sa table tachée d’encre ou devant son pupitre de nickel, l’élève s’ennuie toujours, guette le vol des hirondelles au-dessus de la cour ; quant aux professeurs, ils apprennent vite qu’ils ne peuvent rien. Certes l’université a changé depuis Napoléon, mais si monsieur le Professeur veut emmener ses élèves dans la forêt de Tronçais, il demandera l’autorisation à M. le Proviseur, qui la demandera à M. le Recteur ; une aussi lourde responsabilité ne peut être prise que par le ministre. La Révolution est commencée : « Veuillez agréer, M. le Ministre, l’assurance de ma haute considération. » Nous pouvons parler des chemises ouvertes, nous pouvons, au lieu de les haïr, aimer nos élèves, tout cela nous est permis dans le cadre de l’emploi du temps ; mais le jour où nous voudrons agir, il nous faudra assurer M. le Ministre de notre haute considération. Il n’est pas difficile aujourd’hui d’avoir des sentiments neufs, mais qu’ils ne nous amènent pas à faire imprimer un journal par nos élèves ! D’ailleurs M. le Proviseur se fera un plaisir de vous l’apprendre : « Vous êtes des intellectuels. » L’essentiel n’est-il pas de faire la révolution dans les esprits ?

Pourquoi cette impuissance ? Parce qu’aujourd’hui l’acte, c’est-à-dire cette pensée agissante sur cette réalité, est seul efficace. Toutes les bonnes volontés se briseront contre l’inertie du système actuel, tant que la réforme de notre enseignement sera faite en lui et non contre lui ; nous allons le montrer rapidement par quelques exemples.

On se figure volontiers qu’un enseignement où les sciences, les langues vivantes et l’éducation physique tiendront la plus grande place, préparera mieux les élèves à la vie. C’est oublier qu’il est une façon d’enseigner la physique aussi livresque que l’enseignement du latin, c’est oublier qu’en faisant de l’éducation physique une théorie des mouvements rythmiques, on dicte des gestes au lieu de dicter des mots. Or, le fait important c’est qu’on remplace la connaissance ou la vie par la dictée ; il y a aussi une façon universitaire de former le corps et l’heure de gymnastique devient plus rasante que celle de latin. Les tentatives pour animer la classe, d’autre part, ou bien sont superficielles ou bien aboutissent au chahut. Une classe rose où l’on traduit Cicéron sept fois par semaine est aussi ennuyeuse qu’un trou grillagé. Quant aux projections, à la TSF, au cinéma, qui nous sont périodiquement recommandés par les circulaires ministérielles, il faut bien avouer que personne, depuis l’administration jusqu’aux élèves, ne les prend au sérieux. Ainsi, en explorant les greniers des lycées, on découvre, enfouis sous la poussière, des appareils bizarres, monstres antiques témoins du zèle d’un ministre aujourd’hui disparu. L’exemple récent de la TSF est caractéristique : le principe est excellent, l’application déplorable ; il y a des conférences le jeudi et même si de telles inconséquences étaient réparées, l’enseignement par TSF supposerait le même emploi du temps pour toute la France, et le même rythme dans l’enseignement des professeurs. Dans le système actuel, il n’y a le choix qu’entre l’impuissance et la plus rigoureuse de toutes les contraintes ; c’est là un très bel exemple qui nous montre que, sans transformation de structure, le progrès technique mène inexorablement à une solution de paresse.

La solution personnaliste doit être au contraire cherchée dans une décentralisation complète de l’enseignement (par ex. salles de conférences locales avec réseau téléphonique relié aux classes). À l’extrême fin, on doit même envisager la suppression du grand lycée.

Quant à l’allégement des programmes, il est impossible dans les conditions actuelles. L’enseignement secondaire veut donner aux élèves une culture générale, conçue comme un capital de connaissances ; or, ce capital ne cesse de s’accroître avec les progrès de la science ; il est évident que les programmes de physique sont un peu plus chargés qu’en 1830. Dans ces conditions, ou bien les élèves recevront une culture superficielle, ou bien ils seront abrutis de travail. Le dilemme ne fera que s’aggraver dans l’avenir ; la fatalité l’emporte sur les bons sentiments des réformateurs, le lycée prend de plus en plus longtemps les élèves, et les internes en particulier ne sont pas près de connaître la semaine de 40 heures. Heureusement, les élèves ont des réflexes de défense ; ils savent qu’on peut être présent en classe mais absent par l’esprit – défense passive – et c’est le cerveau à la fois vide et bourré de formules qu’ils arrivent devant les examinateurs du bachot. Seulement, ils pourront plus tard terminer leurs conversations politiques par un magnifique « Si vis pacem, para bellum ». En fait, les programmes ne seront allégés que le jour où nous ne distribuerons plus une masse de connaissances, mais où nous donnerons un enseignement efficace ; j’appelle ainsi un enseignement qui laisse une part à l’expérience de l’élève. Il ignorera peut-être ce que c’est qu’un wombat, mais il aura élevé un chat. Un tel enseignement sera sans doute limité, parce que l’expérience exige du temps et de la méditation. La véritable connaissance vient à son heure, qui n’est pas parfois celle de l’emploi du temps. L’élève ne recevra peut-être pas une culture « générale », mais il apprendra à connaître les faits évidents, précisément ceux que l’enseignement livresque du lycée ne lui apprend pas. Je songe à une de mes expériences de professeur de 6e, avec une classe composée d’excellents élèves. Je projetais un jour sur l’écran l’image d’un temple grec en ruines ; j’interroge un élève qui me dit sans hésiter le style des colonnes, puis il me demande bénignement : « Pourquoi les gens ne fauchaient pas l’herbe qui poussait dans ce temple ? » Il a fallu que je lui explique ce que c’était qu’une ruine. Les ruines ne sont pas au programme.

On a constaté que l’élève peut difficilement trouver sa vocation au lycée. Il est trop jeune et surtout l’enseignement du lycée, nous l’avons vu, ne s’y prête pas. Pourtant, on a reconnu l’impuissance de l’enseignement secondaire à donner une culture générale et on a conclu à la nécessité sinon de spécialiser les élèves, du moins de les classer selon leurs aptitudes : on veut les « orienter ». Nous ne ferons pas ici la critique de l’orientation. Nous notons seulement que l’orientation sera faite soit selon des méthodes « scientifiques » (plus ou moins scientistes), soit par une collaboration des parents et des orienteurs. Nous nous méfions du premier procédé, qui part souvent d’une conception antipersonnaliste ; et dans le second cas, nous ne voyons pas comment, dans les conditions actuelles, les professeurs seraient qualifiés pour décider des vocations d’élèves qu’ils ignorent. Il faudrait pour cela des professeurs extraordinairement intelligents et qui soient en contact étroit et continuel avec leurs enfants. Or toutes ces conditions ne sont pas actuellement réunies et quand elles le seraient, n’oublions pas qu’un père lui-même peut se tromper gravement sur la vocation de son fils. Quelles que soient la perspicacité et la finesse du professeur, il risque toujours de faire erreur ; s’il est une grave responsabilité, c’est bien celle qui consiste à décider de la vocation d’une personne. La vocation doit se découvrir elle-même. Quant à la famille de l’enfant, qui est peut-être plus compétente, elle décide déjà en fait de sa vocation. Je ne vois pas ce que cette orientation apportera de neuf. La vocation ne se déclare pas dans le cadre du lycée et le plus souvent elle se déclarera au moment de l’adolescence. Il est vrai que la circulaire ministérielle nous assure que les professeurs de classe d’orientation donneront simplement des « conseils » ; c’est dire que finalement rien ne sera changé. Pardon ! L’élève (il ne faut pas l’enlever un an aux professeurs de latin) passera une année de plus au lycée (2). Nous avons vu que l’orientation, selon les circulaires ministérielles, suppose une collaboration entre les maîtres et les parents. Voici encore une belle pensée, que l’on rencontre fréquemment dans les discours des inspecteurs d’académie. Mais en fait cette collaboration est-elle aujourd’hui possible ? Est-elle même souhaitable ? Je ne le crois pas ; d’abord parce que le professeur ne connaît pas les élèves, ensuite parce que la collaboration suppose une confiance réciproque, qui ne peut s’établir par des liens aussi abstraits que ceux qui unissent parents et professeurs. Le professeur ignore les familles de ses élèves, les parents n’imaginent pas le lycée. Cette ignorance réciproque se cache derrière un paravent de grandes phrases : l’éducation, la France de demain, etc. Le professeur est conçu comme un salarié payé trop cher et ses idées l’opposent souvent à la clientèle bourgeoise des lycées, car c’est celle-là seulement qui se fait entendre, parce qu’elle aspire à jouer un rôle social et à en recevoir le prix. On aboutit à ce résultat que les parents qui pourraient jouer le rôle le plus intéressant s’abstiennent d’entrer à l’Association des parents d’élèves. Ceux qui s’en occupent recherchent des médailles et de la considération sociale ; à la distribution des prix, ils siègent entre le préfet et le général. Certes, ces associations sont utiles ; comme beaucoup de sociétés actuelles, elles ont une activité qui se suffit à elle-même ; une hiérarchie des bals, des kermesses et même un congrès. Et leurs enfants ? Ils n’ont pas le temps de s’en occuper, l’association les absorbe trop. Il serait trop affreux qu’un tel dévouement se perde : ces pères et ces mères de famille seront décorés.

La « collaboration avec les parents d’élèves » ne peut se traduire dans ces conditions que par une surveillance de plus en plus stricte exercée par les parents sur un enseignement qu’ils ne connaissent pas. L’association cherche à étendre ses pouvoirs, à se faire confier les copies, à faire punir ou récompenser les membres de l’enseignement ; elle tend invinciblement au régime du professeur élu. L’administration et les professeurs se défendent : la « collaboration », lorsqu’elle est possible, aboutit à la petite guerre entre le personnel du lycée et les parents. Dans les pays où la collaboration a prévalu (aux États-Unis par exemple) les « conseils d’administration » gouvernent en maîtres les lycées ; l’enseignement, ce qui peut paraître paradoxal, y est plus asservi qu’ailleurs. L’opinion des masses, toujours paresseuse, imposera au professeur un enseignement conservateur. Vouloir faire collaborer, dans l’état des choses, professeurs et parents est une utopie. La collaboration ne peut se produire que dans des cas isolés ; pour la rendre efficace, c’est non seulement le lycée, mais toute la civilisation qu’il faut transformer. Tant que les professeurs trouveront devant eux, non des parents, mais une opinion bourgeoise fabriquée par la presse, il ne pourra être question de collaboration.

Nous croyons donc que la création d’un enseignement personnaliste suppose un changement total. Certains répondront qu’ils aperçoivent la gravité du mal actuel, mais qu’il est si profond que seule l’action personnelle des professeurs pourra l’atténuer, et ils mentionneront comme leur grand espoir l’arrivée de cette génération de professeurs compréhensifs. Je ne crois pas que la réforme de l’enseignement se réduise à une question de personnes ; pas plus qu’un bon patron ne peut transformer l’usine, un bon professeur ne peut transformer le lycée. Là encore, les résultats de l’esprit philanthropique vont à l’encontre de la solution efficace. Les maîtres n’écrasent peut-être pas les élèves de leur dédain, comme les vieux professeurs, mais ils les écrasent de leur incompréhension ; les enfants plus fiers s’écartent avec ironie et, s’ils ne favorisent pas les forts-en-thème, ils ne pourront s’attacher qu’à ceux qui se livrent du premier coup, aux esprits brillants, mais vides. Un chef scout peut connaître un élève et le professeur l’ignorer. Or, si ces professeurs possèdent des qualités de bonté et d’intelligence, ils ont la manie de porter des jugements définitifs et ils ne jugent plus seulement l’intelligence, mais la moralité et la force de caractère. Ils prétendent former non seulement l’intelligence, mais encore l’âme de leurs élèves. Au fond, sous des formes différentes, ils poussent jusqu’au bout des hérésies du système existant. Dans les conditions actuelles, un enseignement qui prétendrait former complètement des hommes serait néfaste, parce que le caractère, le sentiment, la moralité même ne se forment que malgré. Mieux vaut, à l’intérieur d’un enseignement vicié dans son principe, le professeur ennuyeux, détesté de ses élèves, le lycée noir aux fenêtres grillagées, mieux vaut un enseignement superficiel qu’une intervention outrecuidante et maladroite. Je crois même que dans un enseignement normal, c’est l’apprentissage de sa liberté qui sera le centre de l’éducation. Et qu’on ne croie pas que nous imaginons, avec Rousseau, que cela va tout seul ! Éveiller la liberté, c’est toute la psychologie appliquée qu’il faut y mettre en œuvre. Et c’est rudement difficile ! La tendance naturelle de la plupart des enfants est vers les facilités de l’esclavage heureux. Ses révoltes ne doivent pas faire illusion : c’est un mode d’esclavage en lutte contre un autre.

Au terme de cette critique, je m’aperçois qu’il m’est arrivé parfois de ne pas distinguer nettement entre l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire ; je ne m’en excuserai pas, car je crois cette distinction peu importante aux termes d’une critique révolutionnaire. Je crois que notre enseignement naît pour une bien faible part des conceptions des ministres, et bien plutôt du milieu social. Je crains que la distinction entre primaire et secondaire, commode pour le raisonnement et la vanité, ne soit un peu superficielle. Autant qu’un professeur puisse en juger de l’extérieur, les vices que nous avons dénoncés dans le secondaire (fabrication des bons élèves) se retrouvent dans le primaire sous des formes différentes. Chatreix remarque avec beaucoup de justesse que l’enseignement soi-disant révolutionnaire de l’école primaire est au fond d’origine bourgeoise (3) ; qu’il s’agisse du moralisme, de l’esprit laïque, du rationalisme, les mêmes thèmes se retrouvent dans le secondaire. Quant aux professeurs, je ne vois pas de nettes différences, sinon par le chiffre des appointements et la considération sociale. On parle beaucoup de l’esprit « primaire » et l’on veut désigner par là un esprit étroitement rationaliste. Mais à ce compte, combien de professeurs d’université méritent d’être traités de primaires ! Je crois qu’il ne serait pas difficile de trouver aussi, parmi les doyens, des hommes assez satisfaits de leur savoir. Seulement, voilà : un doyen n’est jamais ridicule… Je ne crois donc pas que nous ayons à prendre parti pour ou contre l’école unique, parce que cette école unique existe en esprit et le bachot pour tous ne fera que consacrer l’embourgeoisement général de l’enseignement. Tout enseignement est dominé par des principes généraux : la seule question qui se pose à nous, c’est de changer ces principes et de bâtir une école nouvelle dans une société nouvelle.

Nous constatons donc les mêmes idées chez les primaires et les secondaires, chez les conformistes et les réformistes : l’enseignement se dirige ou se transforme d’en haut. D’autre part – et c’est très important – les mêmes conditions matérielles s’imposent à tous ; tous les professeurs et tous les instituteurs trouvent devant eux les mêmes obstacles : impossibilité d’un contact direct avec leurs élèves parce que les classes sont surchargées ; enseignement abstrait par suite de la lourdeur des programmes ; poids de l’appareil administratif ; et tous constatent leur impuissance. Il ne s’agit plus de transformer l’enseignement par en dedans, mais de changer sa structure, c’est-à-dire son principe et son organisation matérielle. L’homme doit lutter contre la fatalité de l’enseignement comme il doit lutter contre tous les déterminismes. Dans un monde qui ne fonctionne qu’en brisant les personnes, l’école joue son rôle en faisant avorter l’humanité dans l’enfance. Nous ne devons pas, nous professeurs, nous rendre complices ; le temps est venu : nous ne pouvons remplir notre mission d’éducateurs qu’en reconstruisant l’institution où nous devons servir.

*

Nous pourrions dire que le vice essentiel de l’enseignement est d’avoir oublié que l’enfant surtout est une personne ; former des esprits, tel est le principe néfaste de l’enseignement actuel ; aider les « petits d’hommes » à se découvrir et se former, tel doit être le principe révolutionnaire. Le programme d’enseignement est moins important que la méthode d’éducation. Or il n’y a d’éducation que personnelle, la liberté laissée aux élèves ne sera utile que s’ils sont conseillés par des professeurs qui les connaîtront ; le seul problème actuel pour l’enseignement est d’assurer la rencontre des élèves et des professeurs ; le lycée n’est pas un établissement d’enseignement, une maison bien administrée, munie des livres nécessaires où les pédagogues appliquent leurs méthodes, c’est une communauté de maîtres et d’élèves. Mais, nous l’avons vu, toutes les tentatives faites jusqu’ici pour assurer cette communauté ont échoué. Pourquoi ? pour deux raisons qui peuvent sembler contradictoires : l’université n’a pas changé son esprit, on a oublié d’humbles réalités matérielles. Nous allons maintenant définir un programme de réforme d’inspiration personnaliste. Hors de cet esprit, toute tentative sera vaine pour apporter un esprit nouveau dans l’enseignement et briser une réalité inerte.

Nous n’insisterons pas sur cet esprit nouveau, nous venons de le définir brièvement. Nous avons à nous substituer à des enfants, qui auraient sans doute beaucoup à nous apprendre, nous devons les guider à la découverte d’un monde qu’ils ignorent. Cette découverte, même si elle est dangereuse doit se faire à leurs risques et périls ; nous devons les mener jusqu’à l’objet qu’ils doivent connaître, mais c’est eux qui doivent en prendre connaissance, parce que la connaissance est un acte d’initiative, la prise de possession d’un objet par une personne.

Mais « l’esprit » personnaliste ne transformera pas l’enseignement s’il ne bouleverse pas son organisation matérielle.

Nous devons d’abord changer les méthodes d’enseignement. C’est l’expérience et non le livre qui devrait instruire les élèves. Je sais qu’il y a aujourd’hui des heures consacrées aux travaux pratiques… aux travaux pratiques exécutés par le professeur ; s’il fallait y faire participer les élèves, il y aurait trop de chahut et trop de casse ; d’ailleurs, les travaux pratiques ne concernent que les sciences. On ne pourra pas remplacer le bouquin par l’exemple concret tant que l’esprit de l’université et le nombre d’élèves des classes n’aura pas changé. Il est évident qu’il ne sera facile d’organiser des travaux pratiques de géographie que le jour où l’enseignement de la géographie sera un enseignement local, il sera alors tout naturel de faire la classe en haut d’un clocher ou au bord de la rivière. Mais, répondront les pédagogues, vous rétrécissez ainsi l’esprit de ces enfants, connaître les mœurs des Bantous est indispensable à l’amour de l’humanité. Je ne le crois pas, car s’ils en connaissent les noms ils ne connaissent pas mieux les peuples ; l’esprit d’un homme est formé non pas de mille notions vagues (qu’il se hâte d’ailleurs d’oublier) mais de quelques rencontres frappantes pendant lesquelles il a agi : c’est d’un particulier profondément connu et ressenti que naît le sentiment de l’universel. Celui qui a battu tous les recoins d’une rivière, qui s’y est baigné, connaît mieux le Gange que celui qui a lu trois tomes à ce sujet dans le silence de sa chambre. Ce qui importe c’est la connaissance qui devient chair de l’homme, elle seule compte, le reste est inutile. L’école doit non pas former des savants, mais aider à se développer l’esprit de découverte.

Pour prendre un exemple concret que nous connaissons : l’enseignement actuel de la géographie et de l’histoire. La géographie descriptive est soit une simple nomenclature, soit une étude à travers le monde de lois générales ; l’élève français auquel nous parlons des tribus marocaines qui montent l’été vers les pâturages de l’Atlas doit penser à la vie montagnarde des Alpes ou des Pyrénées ; l’aventure d’Alexandre ne peut nous intéresser que si cette histoire n’est pas encore absurde pour nous et que si nous vivons les conséquences ou que nous pouvons revivre les sentiments de ses compagnons. Or, il faut le dire, la géographie et l’histoire que nous enseignons n’a aucun rapport avec l’expérience de nos élèves, c’est une nomenclature très littéraire, avec des images passionnantes, mais aussi absurdes à apprendre qu’une liste de noms classés alphabétiquement. Seul un enseignement local ne sera pas absurde et seul un enseignement local fera appel à des connaissances générales ; les grandes lois de la géologie sont les mêmes pour le Congo et le petit ruisseau du village ; nous pourrions voir la crue raviner les berges du ruisseau, nous nous contentons de décrire le Congo : quel intérêt les enfants peuvent-ils y trouver ? Il n’y a pas d’exemple qu’un bouquin ait jamais débordé. D’ailleurs, ces connaissances sont tellement étendues que l’élève les oublie souvent : croyez-vous que 1’élève de rétho a conservé beaucoup de souvenirs sur Assourbanipal ? il en sait finalement beaucoup moins qu’un élève qui n’aurait reçu que quelques notions efficacement enseignées, c’est-à-dire qu’il aurait lui-même apprises.

L’enseignement local permettra de limiter les programmes trop surchargés et il permettra de donner aux élèves de véritables connaissances générales ; j’appelle connaissances générales non pas des connaissances apprises dans les livres et qui rendent un adolescent capable d’avoir des idées sur tout, mais une connaissance qui permette de décrire et d’expliquer entièrement un objet ; la connaissance qui permet de jouir de la beauté d’un monument, d’analyser le grain de sa pierre, de sentir les idées qui ont animé les hommes qui l’ont bâti ; cette connaissance totale qui permet de dire à première vue d’un objet comme d’une personne : « je connais ». L’enseignement actuel vise à donner aux élèves la connaissance de l’univers, les professeurs se croient divins et le bachot serait un brevet de jeune Dieu ; malheureusement, cet enseignement soi-disant universel possède de graves lacunes. On peut passer son bachot sans avoir manié un rabot ou une charrue : nous connaissons ainsi l’humanité sauf l’ouvrier ou le paysan. D’autre part, nous ne recevons pas des connaissances, mais nous apprenons des disciplines complètement séparées les unes des autres ; dès la 6e nous savons qu’un abîme sépare les maths, le latin, l’histoire ; l’élève se spécialise et le lycée, tout en distribuant une « culture générale », forme des spécialistes et des bons citoyens qui sont tout prêts à croire Paris-Soir lorsqu’il déclare gravement : « La situation technique empêche la situation politique d’évoluer. » Au contraire, dans un enseignement basé sur des expériences locales, l’élève apprendra que la connaissance véritable ne peut être celle de la climatologie, de la géologie ou de la botanique. Il saura qu’au printemps les fleurs d’aconit poussent entre les blocs de granit. Il sera obligé d’exercer ses muscles pour cueillir la fleur qu’il veut étudier, il devra faire preuve d’habileté manuelle pour fabriquer l’herbier où il la classera.

La meilleure façon de définir une réforme personnaliste de l’enseignement, c’est d’imaginer un instant ce qu’y devrait être le lycée. À quelque distance de la ville, une série de toits apparaît au-dessus des arbres. C’est la fin du printemps et par les fenêtres ouvertes des classes on peut entendre le bruit d’une faucheuse mécanique. Une rivière passe tout près, des équipes d’élèves ont aménagé une petite plage et à quelques mètres de là près d’un ponton sont amarrés de nombreux bateaux portant des noms redoutables car ce sont les enfants qui ont construit eux-mêmes cette flottille ; plus loin, des nasses sèchent accrochées à un piquet, le soir les répétiteurs et les professeurs d’histoire naturelle vont les immerger, le matin ils vont les relever accompagnés de leurs élèves, ils étudient ainsi les mœurs des poissons, ramènent les tanches qu’ils disséqueront. À l’écart de la rivière, séparé d’elle par une haie de saules dont les branches peuvent servir à fabriquer des paniers, s’étendent les pâturages et les champs des lycées ; l’été, les élèves vont faire la moisson, ils étudient la nature des graines, la fabrication du pain ; ils apprennent à traire une vache, à élever les abeilles selon les préceptes de Virgile. Du haut du toit du lycée (cette phrase montre bien que nous sommes dans le domaine de l’utopie), ils peuvent voir le soleil se coucher derrière les coteaux qu’ils ont parcourus durant la journée avec leur professeur de géographie. Pénétrons maintenant dans la classe d’histoire. Au fond, une vaste carte murale du lycée et de ses environs ; c’est l’empire où s’exerce la domination des lycéens ; ils auront pu s’il le faut inventer des noms nouveaux. Pourquoi la rivière ne serait-elle pas l’Amazone ? Pourquoi la cote 117 ne deviendrait-elle pas l’Everest ? Les gisements de calcaire et de marnes sont marqués, les redans profonds et les plages propices aux baignades sont signalés ; des petits drapeaux marquent les lieux intéressants par leur faune et leur flore. Outre cette grande carte murale, les élèves ont fabriqué des albums où se résume l’activité de l’endroit ; il y a une carte de la végétation, une carte des monuments historiques, une carte des grandes expéditions accomplies par la classe, des collections de cailloux et de fossiles. Dans un cadre, le journal mural de classe rédigé par les élèves sous la direction des professeurs et des répétiteurs. Les élèves auront construit et orné leurs pupitres selon leurs goûts ; ils posséderont une armoire personnelle où ils enfermeront leurs trésors ; ils auront décoré leur classe ; au début de chaque année, les nouveaux arrivants changeront la décoration. Nous voyons qu’un tel lycée suppose une part très importante laissée à l’éducation physique et à l’enseignement manuel, mais il ne s’agira pas là d’une nouvelle série d’études ; nous voyons trop de quel enseignement manuel l’université serait capable : quelque chose comme l’enseignement de la couture dans les lycées de jeunes filles. L’élève doit apprendre qu’il n’y a pas de pensée sans acte : le professeur de grec peut très bien faire imprimer par ses élèves un texte d’Euripide, ils connaîtront les lettres grecques en maniant des caractères d’imprimerie. Les élèves ne pourront apprendre l’histoire naturelle sans savoir nager. M. le Proviseur fera savoir aux familles que les travaux pratiques d’histoire naturelle comportent la capture des poissons et qu’un élève qui ne sait pas nager ne doit pas s’approcher de la rivière. Les élèves auront donc appris sous la direction des répétiteurs à nager et à manier le rabot. Même pour la physique, il faut savoir nager, car les élèves s’exerceront à construire contre le barrage de petites turbines qui fourniront de l’électricité. Ils auront même appris comment poussent les plantes qu’ils mangent. Les équipes d’élèves auront joué leur rôle jusque dans le potager et la cuisine du lycée. Ce jour-là, nous pourrons dire que notre culture est devenue ouvrière et paysanne, que le travail de l’esprit est né dans l’atelier encombré de copeaux, parmi les champs de blé et les vignobles, près du coin des rivières. Ce jour-là sortiront du lycée non des petits-bourgeois mais des jeunes hommes frères de l’ouvrier et du paysan, non par le sentiment qu’ils daignent leur porter mais par leurs mains calleuses et leur amour du sol.

Cette réforme suppose trois transformations capitales :

une diminution du nombre d’heures des classes ;

un rôle très grand accordé aux répétiteurs ;

de profondes transformations dans le recrutement du personnel enseignant, c’est-à-dire la transformation de l’enseignement supérieur.

1. La diminution du nombre des élèves est pour nous d’une importance capitale, le sort de nos projets nous semble dépendre de ce problème concret. La raison en est bien simple : la discipline, toujours nécessaire dans une classe de trente, ne l’est plus dans une classe de dix, tandis qu’à l’inverse, la conversation y devient possible entre le professeur et les élèves ; trente élèves devront toujours rester à leur pupitre, dix élèves pourront quitter leur place et faire cercle autour du professeur. Entre le système du précepteur et l’éducation des troupeaux (qui dégénère souvent dans l’éducation isolée des bons élèves) l’équilibre est à trouver dans une classe de huit ou dix. Cette classe devra être sous la direction d’un répétiteur. Les professeurs spécialisés se contenteront, au cours de quelques heures de classe très sérieuse où les élèves n’auront pas de temps à perdre, de donner des directives générales ; les autres connaissances s’apprendront au cours des exercices que nous avons essayé de définir plus haut. Pour faire vraiment participer les élèves à la classe il faudra les grouper en clubs (club de physique, d’histoire, etc.). Chaque club aura sa bibliothèque, ses collections, ses appareils de projection, et autant que possible il les utilisera lui-même ; par exemple en géographie les vues destinées à illustrer le cours de géographie générale auront été prises sur verre par les élèves au cours de leurs expéditions, à la tête de ces clubs il y aura un responsable qui sera le premier de la composition (laquelle pourra être à la fois un travail intellectuel et un travail manuel). Ce rôle de responsable sera une récompense plus efficace qu’un prix : la récompense ne doit pas être un livre, mais un commandement véritable, un honneur accordé à un élève, qui sera à ses yeux la meilleure récompense (et supprimons la cérémonie sociale de la distribution des prix).

2. Nous voyons que cette organisation est basée sur une division nouvelle du travail des élèves. L’étude telle que nous la concevons disparaît presque complètement puisque (sauf pour les notions générales dont nous avons parlé plus haut) l’élève apprend moins qu’il ne réalise lui-même. L’étude est donc remplacée par des séances de travail pratique dirigées par des répétiteurs. Ces maîtres répétiteurs devront être nombreux et jeunes puisqu’ils participent à l’activité de l’enfant. Leur rôle est trop important pour qu’ils soient de misérables salariés, ils seront recrutés parmi les étudiants. Tout étudiant se destinant à l’enseignement devra accomplir un stage non rétribué de maître répétiteur. Les conséquences de cette réforme seront considérables pour l’enseignement et pour les étudiants. L’étudiant sera sorti de ses livres et apprendra à exercer une tâche concrète, il sera préparé à sa besogne de professeur, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle. D’autre part, l’abîme qui sépare aujourd’hui l’enfant de l’adulte trop profondément transformé par le milieu social sera comblé ; l’adolescent qui quitte aujourd’hui le lycée a honte de son enfance, il oublie ses jeux et se met à singer les déplorables manies de ses aînés ; dans notre lycée au contraire, le maître répétiteur n’aura pas encore oublié ses souvenirs de lycée, et le conflit qui oppose toujours les garçons de douze ans à Messieurs les Professeurs agrégés de l’université sera par là dénoué. Ce système permettra de trouver en grand nombre des maîtres plus libres vis-à-vis des administrations du lycée, ces maîtres seront en contact permanent avec les professeurs. Les lycées devront avoir une certaine autonomie car, si l’on parle beaucoup de la liberté des institutions libres vis-à-vis de l’État, on parle peu de la liberté des lycées de province vis-à-vis de Paris. Chaque école locale sera dirigée par le conseil des professeurs et des répétiteurs et une assemblée des personnes intéressées à la gestion de l’établissement. Les professeurs auront une initiative et une responsabilité plus grandes. Nous devons remarquer que dans un pareil établissement, l’enseignement devra être distribué à part aux filles et aux garçons ; les mêmes connaissances ne peuvent être distribuées à des jeunes garçons et à des jeunes filles : nous devons tenir compte des conditions sociales faites jusqu’ici à la femme. Plus que l’homme, elle a senti le poids de la société et c’est sans doute la raison pour laquelle c’est un être encore plus passif que l’homme actuel ; ce n’est pas en la décorant de la Légion d’honneur que nous lui donnerons de l’esprit d’initiative. Cette cure de désintoxication que doit être l’école nouvelle doit être encore plus poussée pour la femme que pour l’homme ; d’autre part nous ne croyons pas à l’utopie d’une communauté de jeunes filles et de jeunes gens ; l’enseignement mixte ne se conçoit que dans des établissements où filles et garçons ne vivent pas. La possibilité d’une telle équivoque montre d’ailleurs quelle est la vie superficielle de nos lycées.

3. Mais l’école personnaliste suppose de nouveaux éducateurs. Il nous faut donc rapidement esquisser la réforme de l’enseignement supérieur. Le bachot sera supprimé et remplacé par des épreuves simples qui consacreront le nouveau cycle d’études. Par contre les examens de l’enseignement supérieur seront remplacés par des concours plus difficiles ; il est inadmissible que dans l’état de chose on puisse échouer à un bachot et passer une licence ; la sélection qui ne s’exercera pas sur des adolescents de 16 à 17 ans s’exercera sur des étudiants qui auront déjà choisi leur métier. La classe de philosophie sera supprimée parce que l’enseignement tout entier doit permettre au jeune homme de redécouvrir la philosophie, il l’apprendra en lisant, en causant avec ses camarades et ses aînés ; la classe de philosophie sera remplacée par une année de cours où il apprendra l’histoire de la philosophie, la psychologie, et sera initié aux problèmes économiques et sociaux.

L’enseignement supérieur sera transformé selon les mêmes principes que l’enseignement secondaire, dans tous les domaines un effort sera fait pour rapprocher l’enseignement théorique de l’exercice pratique. On peut dire aujourd’hui que si la technique chassée de l’enseignement est toute-puissante dans le domaine économique, si le profit devient son seul moteur, cela tient en partie au fait que l’enseignement supérieur des sciences la méprise, ce sera précisément son rôle de la rattacher aux plus hautes préoccupations. « Rendre désintéressée l’usine, intéresser la science universitaire. » D’autre part, l’enseignement supérieur ne tient pas compte des réalités locales, c’est une hiérarchie d’universités où se distribuent toutes sortes d’enseignements. Ces universités seront remplacées par des écoles dispersées à travers tout le pays. Si, pour certaines disciplines (la physique par exemple), l’enseignement était confié à quelques grandes écoles, pour d’autres (l’histoire et la géographie par exemple) elles seraient enseignées sur une base locale.

D’autre part, notre enseignement supérieur repose sur une conception étroite de la culture ; l’activité de l’ouvrier, l’activité du paysan semble indigne d’être approfondie. Ne pourrait-il pas exister par exemple un enseignement supérieur de la viticulture ? un enseignement supérieur de la pêche ? Pourquoi le marin breton qui jette son filet ne pourrait-il pas connaître la vie des anciens pêcheurs grecs ? Ainsi la culture, au lieu d’arracher l’homme à lui-même, lui apprendrait désormais le sens de sa condition ; elle n’ornerait plus mais elle approfondirait l’esprit, elle poserait des questions, et le Breton qui connaîtrait les filets des anciens Grecs apprendrait peut-être un jour à améliorer le sien lui-même.

Rapprocher la culture du métier et du pays ne veut pas dire pour nous rétrécir l’horizon des hommes. Nous ne voulons pas d’une culture axée sur le seul métier, sur le seul pays (nous aurions pourtant beau jeu à répliquer que la culture universitaire n’est axée sur rien du tout, ou sur le seul métier de professeur), mais d’une culture qui part du lieu où l’homme se trouve. Englober dans la formation culturelle le monde du paysan et celui de l’ouvrier ce n’est pas remplacer la culture bourgeoise par une culture prolétarienne ; il ne s’agit pas de faire des enfants des hommes enracinés à leur condition, pas plus qu’il ne s’agit de les en arracher inconsidérément. La servitude, l’évasion mentale ne libèrent pas. Il s’agit, par la culture, de leur faire admirer et transformer leur vie. Ces tendances, qui semblent contradictoires à des adultes, existent pourtant chez les enfants, c’est le Congo non la Loire qui les intéresse, mais ce qu’ils nommeront Congo et qu’ils exploreront minutieusement, c’est le ruisseau qui traverse la prairie, les fées pour eux ne sont pas à Brocéliande, mais dans certaines haies, près de leur maison.

De même, enseigner l’histoire locale ne signifie pas enfermer les esprits dans leur canton mais dans une même démarche enraciner et libérer ; la solution n’est pas dans un des termes mais dans leur opposition. De nos jours, dans des stations internationales, les bourgeois retrouvent les bourgeois : un internationalisme vivant fera au contraire rencontrer Capéran, jeune garçon de Mirande, et Schmidt, vigneron de Rosswag (Wurtemberg). En même temps que l’enseignement sera organisé sur une base locale on multipliera les bourses de voyage à l’étranger, mais ce sont les pays étrangers que nos élèves devront parcourir, kilomètre par kilomètre, sac au dos, séjournant dans des familles paysannes ou ouvrières : ils apprendront à découvrir l’étranger comme ils ont découvert leur canton.

Comme nous avons regardé l’école, jetons un regard sur l’université de l’avenir. Nous sommes à Brest, près de l’école de pêche et d’océanographie ; il n’y a pas ici d’étudiants aux cheveux laqués, au teint pâle, mais des jeunes hommes en suroît qui causent sur la jetée en regardant la mer. Un peu à l’écart le professeur, sec et hâlé, tient à la main une sonde dont les attaches brillent au soleil. Ils parlent de leurs études comme le marin parle de sa pêche ; l’année a été mauvaise, la mer les a empêchés souvent de sortir, mais les cours vont reprendre avec les grandes marées ; ils iront alors sur les platins cueillir des algues et chercher des poissons de roche. Ce jour-là, les étudiants auront cessé de vivre comme classe sociale, les masses qui occupent le quartier Latin, cette matière de jeunes gens passionnés de politique et de jeunes filles passionnées d’idées sera dispersée à travers le pays près des usines, près des ports, près des monuments du passé. (Décentralisation des musées.) Il y aura de savants ouvriers, des marins qui connaîtront toutes les mers du globe par l’expérience et par la connaissance. Le quartier Latin sera désert et l’« Étudiant » n’existera plus.

Il ne faut considérer à part dans cet enseignement supérieur les facultés qui formeront des professeurs, ce seront des communautés d’hommes ou de femmes, ces communautés seront situées à la campagne, les membres de ces communautés de futurs professeurs mèneront une vie rude analogue à celle que l’on mène dans les camps de travail hitlérien, avec une différence : ils auront très peu de confort, ils auront beaucoup de liberté ; et comme nous l’avons vu ils feront un stage dans les établissements d’enseignement.

Les professeurs pourront prendre des responsabilités beaucoup plus considérables que dans nos lycées. Destinés à partager les travaux des élèves et à diriger l’enfance ils devront être relativement jeunes, la limite de la retraite sera abaissée.

Voici très rapidement dessiné ce que nous croyons devoir être une révolution personnaliste de l’enseignement. C’est un plan utopique, nous le savons, mais le jour où cette utopie sera appliquée elle agira sur la réalité tandis que les réformes actuelles seront déviées par l’inertie des mécanismes existants. Vu du point de vue de l’efficacité, dans ce domaine comme dans d’autres, c’est le réformisme qui est une illusion et la révolution, changement de finalité, qui est une réalité. Mais les réformistes s’attachent à changer les programmes parce qu’au fond ils ne désirent pas un changement réel. Cette réforme à nos yeux a un autre avantage : c’est le changement révolutionnaire, non la « réforme possible » qui conserve le plus de précision et qui fait le moindre appel aux grands mots sans conséquences. Ce changement suppose une conception élémentaire des fins dernières de l’homme qui est pratiquement la même en France, quand il s’agit des manières les plus communes de vivre, pour la majorité des confessions et des partis. Une telle réforme pourrait être appliquée dans l’enseignement laïque comme dans l’enseignement religieux, tandis que les réformes actuelles ne changent rien et opposent les gens les uns aux autres. D’ailleurs une telle organisation, en détruisant la centralisation de l’enseignement, résoudrait radicalement le problème de sa liberté. Ce sont tous les établissements d’enseignement qui doivent être libres.

On peut objecter que les méthodes employées dans nos établissements réclament des saints : mais tout progrès authentique réclame plus de vertu de l’homme ; tandis que du système actuel on peut dire qu’il rend plus néfaste l’action du bon professeur que celle du mauvais. Si le bon professeur pouvait faire sa tâche, nous ne réclamerions pas une réforme de l’enseignement. Nous réclamerions une « révolution morale » imprécise comme certains pharisiens. C’est précisément la doctrine qui fait le plus confiance à l’homme qui est obligée de constater que seule une révolution de structure pourra le sauver.

Notre monde est vieux, il cherche pourtant à tuer méthodiquement son enfance. À l’heure où les régimes totalitaires mettent la main sur la jeunesse et tentent l’angoissante expérience d’un homme entièrement fabriqué, notre tâche doit être de défendre l’enfance parce qu’avec chaque enfant, dans les quelques années de jeux, renaît l’espérance d’une nouvelle génération d’hommes libres.

Notes

(1) Autre raison de supprimer le bachot : il ne pourra s’accomplir de véritable réforme sans une suppression sinon de l’examen, du moins de la hantise de l’examen, parce que, quelles que soient les méthodes appliquées, l’enseignement reviendra peu à peu, sous sa tyrannie, à une seule méthode : la méthode parfaite pour réussir au bachot.

(2) La création d’une classe d’orientation dans le système actuel ne peut avoir que des conséquences néfastes. La notion de « classe d’orientation » est à reprendre. Ce qu’il faudrait, c’est de 12 à 17 ans une surveillance discrète par des éducateurs qui posséderont l’expérience de la jeunesse normale ; on pourrait ainsi placer comme surveillants généraux des chefs de jeunesse ayant reçu une formation analogue à celle des chefs scouts. Ce qui importe surtout, c’est que l’orientation soit faite par une collaboration suivie non seulement avec les parents et les professeurs, mais avec les élèves. Il ne faut pas de spécialistes chargés d’étudier les lois de la pédagogie sur des cobayes ; les accidents qui se produisent souvent alors ne sont pas dus à l’application de telle ou telle méthode mais à un défaut commun à toutes les méthodes : L’enfant qui se sait observé n’est pas normal.

(3) Esprit, mai 1937. « L’École primaire est-elle une école populaire ? »

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